Décryptage. Tout reste à faire pour sauver la voie bilatérale, même après l’échec cinglant de l’initiative Ecopop. Si les pistes se multiplient dans une certaine confusion, on assiste au moins à un salutaire sursaut de la société civile.
Une initiative, comme une baguette magique. Lancée mardi 2 décembre, «Sortir de l’impasse» veut simplement abroger le nouvel article 121a de la Constitution: un plan B au cas où le Conseil fédéral ne parviendrait pas à concilier la voie bilatérale de la Suisse avec la mise en application du texte de l’UDC, qui réclame que la Suisse gère seule sa politique migratoire. Dans ce cas, le peuple pourrait décider d’effacer la votation du 9 février. Comme si elle n’avait été qu’un cauchemar dans l’esprit des 49,7% de la population qui refusent l’isolation de la Suisse sur le continent.
On peut certes se demander si cette initiative n’arrive pas bien tard pour être soumise au peuple d’ici au printemps 2017, date butoir pour résoudre le casse-tête tricoté par l’UDC. A elle seule, la récolte des signatures peut durer jusqu’à dix-huit mois. Mais peu importe, finalement. Car cette initiative témoigne d’abord d’un salutaire réveil de la société civile.
Peu auparavant, de nombreuses personnalités – dont les deux anciens conseillers fédéraux Pascal Couchepin et Micheline Calmy-Rey, de même que deux ex-directeurs de la BNS – avaient déjà amorcé ce sursaut en lançant un «appel européen». Plus jeune et moins expérimenté politiquement, ce comité réunit des professeurs d’université, des entrepreneurs – comme le milliardaire du biomédical Hansjörg Wyss –, des artistes – du clown Dimitri à la vidéaste Pipilotti Rist – et même un ancien footballeur. Tous veulent éviter que la Suisse ne «saute d’un train en marche», celui de ses relations étroites qu’elle entretient depuis qu’elle a signé pas moins de 120 accords avec l’Union européenne.
Le Désarroi total des politiques
«Le Conseil fédéral et les milieux économiques ont raconté trop longtemps que le bilatéralisme était une voie royale et éternelle. Dès lors, quand le château de cartes s’écroule, c’est le désarroi le plus total», explique le coprésident du Nomes François Cherix. Dans un contexte qui voit la politique totalement impuissante à apporter des solutions concrètes, pas étonnant que la société civile tente de se réapproprier un dossier qui la concerne plus qu’elle ne l’imaginait avant le 9 février dernier. Elle le fait avec la seule arme dont elle dispose, à savoir celle de la démocratie directe: «Je suis pour une Suisse indépendante, mais ouverte au monde», précise Sean Serafin, membre du comité d’initiative «Sortons de l’impasse».
Jeunes pragmatiques
Comme dans les années 90 après le psychodrame de l’EEE, l’impasse actuelle incite une nouvelle génération à sortir du bois. Ils et elles sont jeunes, se sentent pleinement citoyens d’une Suisse métissée et n’ont souvent pas fait de politique active. Tous se distinguent pourtant sur un point essentiel par rapport à leurs aînés du mouvement «Nés le 7 décembre» de l’époque: ils sont pragmatiques avant d’être europhiles. «L’adhésion de la Suisse à l’UE n’est pas un thème d’actualité. Il est absurde de nous traiter d’euroturbos», ajoute Sean Serafin.
Ce Vaudois de 30 ans est un double national – Suisse et Canadien – qui a trop bougé dans sa vie pour se lancer dans la politique locale. Le 9 février dernier, il a été «plus déçu que d’habitude» en se retrouvant dans le camp des perdants. Cette Suisse peureuse et encline à un réflexe de repli sur soi, ce n’était plus celle dans laquelle il avait grandi dans une classe du centre-ville lausannois comptant des élèves d’une vingtaine de nationalités. «Pour moi, le multiculturalisme est une évidence. Non seulement il fonctionne, mais il suscite une dynamique positive», témoigne-t-il.
Bousculer l’ordre établi
Autre acteur surgi de la société civile, le laboratoire d’idées Foraus s’est aussi invité dans le débat (lire encadré) afin de mieux protéger les traités internationaux ratifiés par la Suisse. A sa tête, une brochette d’académiciens qui fourmillent d’idées pour dynamiser la politique étrangère de la Suisse. Parmi eux, deux femmes d’origine fribourgeoise, Emilia Pasquier (27 ans) et Fanny de Weck (31 ans).
La première, titulaire d’un master en philosophie politique et économique, dirige Foraus depuis cet été. Elle dit se sentir à l’aise dans la petite structure de ce think tank, qui compte 800 membres et tourne sur un budget annuel de 300 000 francs. «Notre but est de lancer des idées qui bousculent l’ordre établi, celui des partis et de l’administration, cela grâce à des gens de toutes sensibilités», note-t-elle.
Libéraux éclairés
Foraus se garde donc de toute politique partisane. Emilia Pasquier s’avoue elle-même libérale, et ne cache pas toute son admiration pour des personnalités comme Martine Brunschwig Graf et Dick Marty, ces «libéraux éclairés» dont la retraite laisse un grand vide au sein du PLR. Après un court stage au secrétariat central de ce parti à Berne en 2009, cette native de Maules (FR) a démissionné de ce parti lorsque Philipp Müller en est devenu président en 2012. «J’ai été déçue du virage conservateur et antilibéral du PLR et de son rapprochement avec l’UDC.»
Fanny de Weck est pour sa part la responsable du programme sur le droit international public et les droits de l’homme à Foraus. Elle est donc bien placée pour s’inquiéter des menaces que fait peser l’UDC sur la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) que fait appliquer la Cour de Strasbourg. «Bien sûr, on peut toujours contester tel ou tel jugement de cette Cour, mais celle-ci est vitale pour protéger nos droits de citoyens face à l’arbitraire de l’Etat. De manière générale, ce serait une catastrophe si la Suisse décidait de dénoncer cette convention», souligne-t-elle. Elle ne manque pas de rappeler que si la Suisse l’avait ratifiée dans les années 50 déjà, les femmes auraient pu voter bien avant 1971!
Comme sa collègue, Fanny de Weck s’étonne de cette Suisse qui a peur d’un avenir placé sous les auspices d’une saine croissance. Ceux qui brandissent le «stress de la densification» la désolent: «J’ai peur qu’on perde les trois facteurs qui font la force de la Suisse: sa stabilité, sa fiabilité et son pragmatisme.»
Initiatives populaires ou parlementaires, propositions surgissant de tous bords. Les pistes à suivre ne manquent pas. «Il y a un risque que ce fourmillement de solutions conduise à une somme d’échecs», note François Cherix. Mais une chose au moins est acquise: «La Suisse a désormais pris conscience de la précarité de sa situation si elle décidait de s’isoler de l’UE.»
six propositions sur la table C’est à la fois un signe de santé démocratique et un risque. Les scénarios se multiplient pour tenter de sortir la voie bilatérale de l’impasse dans laquelle la plonge l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse».
Le Conseil fédéral: ça passe ou ça casse
Ministre des Affaires étrangères, Didier Burkhalter pilote le dossier d’un accord-cadre institutionnel, tandis que sa collègue Simonetta Sommaruga, cheffe du Département de justice et police, a la périlleuse mission de rendre compatible la mise en œuvre de l’initiative «Contre l’immigration de masse» avec l’Accord sur la libre circulation des personnes (LCP) passé avec l’UE. Bruxelles l’a dit et répété: elle ne réglera jamais la question institutionnelle sans avoir l’assurance que la Suisse ne viole pas l’accord sur la LCP.
Pour autant que les deux parties trouvent une solution, ce qui paraît encore très hypothétique, on déboucherait sur un immense paquet qui risque de cumuler les oppositions en votation populaire. Nombreux sont ceux qui pensent que dégager une majorité sur des thèmes aussi explosifs que l’immigration et les «juges étrangers» – sans parler de l’ouverture du marché de l’électricité – est une stratégie condamnée à l’échec.
PDC-PBD: intéressant, mais vague
Les deux partis du centre droit craignent comme la peste les «solutions extrémistes»: l’adhésion à l’UE que prône la gauche et le sabordement de la voie bilatérale par l’UDC conduisant tout droit à l’isolation de la Suisse. Dès lors, ils ont lancé une initiative parlementaire afin d’amender la Constitution. Ils veulent y inscrire «une collaboration contractuelle entre la Suisse et l’UE», qui prévaudrait sur la nouvelle mouture de l’article 121a.
En revanche, ils ne visent pas à supprimer ce dernier, qui stipule que «la Suisse gère de manière autonome l’immigration des étrangers» et instaure des contingents. C’est une solution pragmatique qui ne remet pas en cause la votation du 9 février dernier et qui est donc susceptible de dégager une majorité en Suisse, plaide Christophe Darbellay, président du PDC. Reste à savoir comment le Conseil fédéral l’interpréterait concrètement sur le dossier de la libre circulation et dans quelle mesure l’UE serait sensible à un tel engagement.
Thomas Cottier: une solution constitutionnelle
Selon le directeur de l’Institut de droit européen de l’Université de Berne, adversaire déclaré du paquet envisagé par Didier Burkhalter, il est impératif de résoudre la question dans le cadre de la Constitution dès lors que l’UDC l’a placée à ce niveau. Thomas Cottier propose de remplacer l’article 121a par la formulation: «La Suisse participe au processus d’intégration européenne. Elle reconnaît les valeurs fondamentales ancrées dans les traités du Conseil de l’Europe et de l’UE.» Plus loin, le texte insiste encore sur la nécessité de développer l’accès au marché unique de l’UE.
Foraus: protéger les traités internationaux
Ce jeune think tank spécialisé dans les affaires étrangères insiste sur la nécessité de mieux protéger les traités internationaux ratifiés par la Suisse, de plus en plus souvent menacés par des initiatives populaires. Il propose de mettre les auteurs des initiatives devant leurs responsabilités.
De deux choses l’une: soit les initiants s’engagent à veiller à ce que leur démarche soit conforme aux accords internationaux ratifiés par la Suisse selon un principe de présomption, soit ils indiquent que leur texte implique de dénoncer un accord: dans ce cas, le peuple devrait se prononcer sur cet accord dans une question séparée. S’ils ne le font pas, le Conseil fédéral applique leur initiative en conformité avec le droit international. «Cette proposition a l’avantage d’obliger les initiants à plus de transparence quant aux conséquences de leur texte. En outre, elle a le mérite de ne pas limiter les droits populaires», déclare Fanny de Weck.
Un second vote comme plan B
C’est la dernière proposition en date. Le comité Sortons de l’impasse (RASA selon son acronyme en allemand) veut faire table rase du vote du 9 février et abroger tout simplement le nouvel article 121a de la Constitution. Les auteurs de cette initiative populaire souhaitent bien sûr que le Conseil fédéral trouve une issue pour sauver et rénover la voie bilatérale. Ils précisent qu’ils seraient même «heureux» de la retirer, comme les jeunes nés le 7 décembre l’avaient fait en 1997 avec leur proposition de revoter sur l’EEE.
Si ce comité est loin de pouvoir compter sur des structures solides, le problème ne devrait pas être d’ordre financier. Le milliardaire du biomédical Hansjörg Wyss a apporté son soutien à cette initiative, même si ce n’est jusqu’ici qu’une déclaration d’intention. «Il nous appuie au même titre que 300 autres personnes. Nous ne l’avons pas encore rencontré physiquement», déclare Sean Serafin.
Pierre Maudet: le test de la Croatie
En tant qu’homme d’exécutif, le conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet aime aller vite. Il a donc esquissé une idée qui a le mérite de l’efficacité. Comme le tout premier problème à régler est celui de l’extension de l’Accord sur la LCP à la Croatie, il propose que la Suisse signe celui-ci, quitte à s’attirer les foudres de l’UDC, qui crierait bien sûr au mépris de la volonté populaire. Le référendum qui s’ensuivrait aurait dès lors valeur de test et servirait de boussole pour le Conseil fédéral.
Quand l’UDC joue l’ambiguïté
Analyse. Le parti de Christoph Blocher s’est montré évanescent ce dimanche de votations, comme durant la campagne.
Où est passée l’UDC? Hormis l’Argovien Luzi Stamm, qui commentait les résultats de son objet de prédilection, l’initiative pour l’or de la Banque nationale, sur le plateau de la télévision romande et les ondes de toutes les radios nationales, on aura rarement vu aussi peu de représentants agrariens un dimanche de votations. Albert Rösti, chef de la campagne électorale 2015, parlait à la télévision à Zurich, le président Toni Brunner à Berne. Quelques autres étaient atteignables par téléphone. «Ce n’est pas notre campagne», dit-on, laconique, au secrétariat du parti.
Divorce
L’évanescence de l’UDC s’explique: déchirée sur l’or et Ecopop, elle a vécu un véritable divorce entre l’élite et sa base. Les instances dirigeantes avaient recommandé deux non. Or, l’initiative sur l’or est née de trois pères UDC bien connus: Lukas Reimann, Ulrich Schlüer et Luzi Stamm. Et comptait aussi une vingtaine de sections cantonales derrière elle. Quant à l’initiative Ecopop, elle a surtout séduit dans les rangs agrariens et sept partis cantonaux avaient pris position en sa faveur.
De plus, le parti craignait de porter la responsabilité d’un éventuel oui à Ecopop, tant il a attisé les peurs avant le vote du 9 février sur l’immigration de masse. Alors il a choisi la discrétion, au regret de certains, comme le Vaudois Guy Parmelin: «Nous nous sommes trop peu engagés contre cette initiative.» Une drôle de campagne. Ambiguë. A l’image de la position de Luzi Stamm qui avait récolté des signatures pour Ecopop puis s’était abstenu au Parlement tout en regrettant que son parti ne laisse pas la liberté de vote à ses membres.
Mais si les élites de l’UDC n’ont pas voulu d’Ecopop, c’est pour ne pas se couper complètement des intérêts de l’économie et, surtout, pour garder en main le gouvernail de son paquebot électoraliste: l’immigration. D’ailleurs le compte à rebours a commencé. «Si, dans trois ans et un jour après le 9 février, notre initiative contre l’immigration de masse n’est pas appliquée, nous récolterons des signatures contre la libre circulation des personnes», prévient déjà Luzi Stamm. Catherine Bellini