Interview. Présidente de la Confédération en 2015, Simonetta Sommaruga fait une déclaration d’amour à la démocratie directe. Un système difficile à vivre, risqué, mais qui impose une constante remise en question.
Catherine Bellini
C’est toute sa vie de politicienne, la démocratie directe. A peine élue au Conseil fédéral, elle descend dans l’arène contre l’initiative de l’UDC pour le renvoi des étrangers criminels, bousculée à Arena par le chef du groupe agrarien, Adrian Amstutz. Elle enchaînera les campagnes de votation: pour un durcissement de la loi sur l’asile ou contre l’initiative Minder, toutes les deux contre son parti. Enfin, elle perdra contre l’initiative sur l’immigration de masse. Un tremblement de terre politique qui ne cesse de l’occuper puisque c’est à elle que revient la mission quasi impossible de rendre compatible sa mise en œuvre et l’accord sur la libre circulation des personnes.
Trois jours avant son élection à la présidence de la Confédération, elle passe encore un dimanche face au verdict du peuple. Ce jour-là, avec le non massif à Ecopop, elle se retrouve du côté des gagnants, des grands soulagés.
Malgré ce parcours de combattante ou peut-être à cause de lui, Simonetta Sommaruga a choisi de parler de démocratie directe tout au long de son année présidentielle, de ce système qui détermine la vie des citoyens de ce pays, celle de ses dirigeants, la sienne aussi.
Ce faisant, elle adresse un message au Parlement comme aux votants: prenez vos responsabilités au sérieux. De vous dépend notre avenir. Celui de notre pays, celui de nos enfants.
Dans son bureau surplombant la rivière Aar, quelques heures à peine après sa brillante élection, la nouvelle présidente de la Confédération nous reçoit. Radieuse dans la robe prune qui souligne une silhouette tout en finesse, elle ose depuis peu les perles tordues, naturelles, plutôt que le petit rang de boules bien alignées comme il faut qu’elle arbora longtemps. Comme le signe extérieur d’une audace nouvelle.
Lors de votre allocution face à l’Assemblée fédérale, vous avez parlé de respect. Mais dans la vraie vie des débats de votation, on vous brusque, on vous coupe la parole, comme durant la bataille autour d’Ecopop. Aspirez-vous à un ton plus civilisé?
Je n’ai rien contre les débats animés et les affrontements musclés. Ils font partie de notre système. Mais il faut respecter celui qui pense autrement. C’est l’essence même de la concordance. Je vais m’investir durant cette année présidentielle pour que le Conseil fédéral puisse fonctionner ainsi.
Insinuez-vous que le collège ne fonctionne pas bien actuellement?
Non, pas du tout. Mais la concordance ne va pas de soi dans un gouvernement qui réunit cinq partis différents, un cas unique au monde. Il faut en prendre soin et cultiver l’art du compromis. Parce qu’oser un pas vers l’autre est une force, pas une faiblesse, quand il s’agit de servir l’intérêt public. Surtout dans une démocratie directe. Nous devons penser très tôt, en amont, à la manière dont nous pourrons obtenir l’aval du Parlement en faveur d’un projet et, plus tard, à ses chances d’obtenir une majorité des voix en votation populaire.
Un exemple?
La réforme des retraites en est un. Nous en avons discuté et rediscuté au Conseil fédéral. Puis nous avons encore revu le projet après la consultation. Convaincus par la nécessité et l’importance cruciale de cette réforme, nous avons effectué un travail en profondeur pour améliorer le paquet et lui donner toutes les chances d’être accepté. Nous procédons ainsi pour tous les grands projets, également pour le tournant énergétique ou la politique européenne.
Mais la démocratie directe risque justement de bloquer ces réformes!
C’est pourquoi il est très important qu’après le Conseil fédéral le Parlement prenne aussi ses responsabilités pour éviter un blocage. Il doit se mettre d’accord sur un paquet équilibré et acceptable pour les citoyens.
Pour la première fois de votre vie au Conseil fédéral, vous ne devrez pas défendre un objet en votation en 2015. Et voilà que vous choisissez de parler des droits d’initiative et de référendum tout au long de l’année. Ne souffrez-vous pas d’un léger masochisme?
Au contraire. Je me réjouis. Je trouve notre système fantastique. La démocratie directe ne se résume pas aux droits populaires. A tous les niveaux, gouvernement, Parlement et électeurs, chacun est important et tous endossent des responsabilités politiques. Et puis je constate tous les jours que cette discussion intéresse la population. Quand je prends le bus, le samedi au marché ou encore au café, les gens m’interpellent, me demandent quelles pourraient être les conséquences de leur oui ou de leur non à la prochaine votation, si les bilatérales sont vraiment en danger. Ils me parlent aussi de leurs soucis.
De quels soucis vous parle-t-on, en ce moment?
La peur du chômage revient très souvent. Sur l’immigration, on me demande quelles seront les conséquences du vote du 9 février.
Vous aimez la démocratie directe, mais elle ne vous le rend pas forcément. Vous avez perdu des votations importantes, notamment le 9 février. Que ressentez-vous lors de ces défaites?
Cela fait partie du jeu démocratique. Au Parlement, il m’arrivait souvent de me retrouver en minorité. En Suisse, chaque citoyen vit cette expérience. Un dimanche de votation, on se retrouve du côté des gagnants et le suivant du côté des perdants. Cette expérience nous rend d’ailleurs sensibles au ressenti des minorités. Celui qui gagne est très heureux. Et celui qui perd est reconnaissant à la majorité de le traiter avec respect. De toute façon, une fois que la population a pris une décision, la tâche d’un gouvernement consiste à l’appliquer au mieux. Dans notre culture politique, on n’applique pas le principe «The winner takes it all» (ndlr: le gagnant remporte tout). On tient compte des préoccupations exprimées lors d’une votation, même si elles n’étaient pas majoritaires.
Péril pour la prospérité, xénophobe, vous avez osé un ton catastrophiste et émotionnel dans la campagne Ecopop. Johann Schneider-Ammann a dit qu’il avait peur. Avec succès, le peuple a dit non. Rétrospectivement, n’auriez-vous pas dû vous montrer plus mordante avant le 9 février?
Il y a des gens qui ont reproché au Conseil fédéral des propos trop musclés. D’autres ont trouvé notre ton trop lénifiant. Notre tâche ne consiste pas à juger mais à informer, à montrer le plus clairement possible quelles sont les conséquences d’une initiative. Je l’avais déjà fait avant le vote du 9 février sur l’initiative contre l’immigration de masse. J’ai mis en garde contre la période d’insécurité qui risquait de s’ouvrir pour l’économie, de l’incertitude pour l’avenir de la voie bilatérale. Nous l’avons aussi écrit dans la brochure de votations. Visiblement, le souci de la population face à l’immigration a été plus fort. Pour Ecopop, l’engagement de certains milieux a été plus intense il est vrai. Davantage d’acteurs sont intervenus, notamment les cercles économiques et des patrons.
Vous chantez les vertus de la démocratie directe, il n’empêche: en un vote, le 9 février, on a balayé de longues années de négociations avec l’Union européenne (UE) et mis sur la sellette l’accord sur la libre circulation des personnes, pierre angulaire de l’UE!
Oui, la démocratie directe est sévère et je suis consciente des risques qu’elle comporte. Mais j’aime aussi le courage d’un système qui secoue régulièrement le pays. Les initiatives et les référendums nous obligent à nous remettre en question. A trouver des solutions à des problèmes qui avaient peut-être été sous-estimés. Par exemple les difficultés des plus de 50 ans sur le marché du travail, la concurrence que représentent les employés venus de l’UE. Un politicien allemand me disait un jour qu’il observe toujours avec beaucoup d’attention les votations en Suisse. Parce qu’elles révèlent au grand jour des problèmes ou des soucis qui existent aussi en Allemagne et qui vont monter en puissance. La Suisse apparaît comme un baromètre à l’étranger. Il arrive qu’on nous félicite quand le résultat d’une votation plaît. Dans le cas contraire, on nous dit qu’il y a des questions qu’il ne faudrait pas poser au peuple.
Précisément, est-ce que le peuple a toujours raison?
En tout cas, en démocratie directe, il a toujours le dernier mot.
Sauf quand il se heurte au droit international comme pour le renvoi des étrangers délinquants. C’est d’ailleurs pourquoi l’UDC veut lancer une initiative pour que la volonté populaire prime sur n’importe quel traité signé par la Suisse.
Oui, il existe des limites. Elles se trouvent là où existent des droits fondamentaux qui dépassent les frontières nationales. La Convention européenne des droits de l’homme ne nous a pas été imposée de l’extérieur. La liberté d’expression ou l’interdiction de la torture sont des droits fondamentaux que la Suisse veut respecter.
Parlement et gouvernement ne pourraient-ils pas se montrer plus courageux et déclarer plus souvent non valides les initiatives qui contredisent le droit international?
Notre Constitution est très claire sur ce point: elle dit dans quels cas une initiative doit être déclarée valide. C’est une question juridique et non politique, ce qui est une bonne chose. On peut bien sûr discuter de réformes. Personnellement, je compte surtout sur notre culture politique: que chacun soit conscient du rôle qu’il ou elle a à jouer dans notre démocratie.
Pour les cas où une initiative touche à un accord international, le think tank foraus lance l’idée d’exiger des auteurs qu’ils posent une question subsidiaire. A savoir: en cas de oui, la Suisse doit-elle dénoncer l’accord en question? Qu’en pensez-vous? Et que dire des professeurs qui veulent revenir sur le vote populaire du 9 février?
Je suis contente de voir émerger toutes ces idées. La démocratie directe n’est pas figée, elle vit de propositions nouvelles, elle a toujours évolué dans l’histoire. Mais, durant l’année présidentielle, je ne vais pas proposer un programme de réformes du système, ce n’est pas mon rôle. Je souhaite que la population puisse s’exprimer sur ces questions et sur notre culture politique. Parce qu’elle dispose à la fois d’un immense pouvoir et d’une énorme responsabilité dans notre pays.
Cela la changera d’être écoutée. Parce que, aujourd’hui, quand un citoyen rencontre un politicien ou un militant dans la rue, il se trouve face à quelqu’un qui veut lui faire signer quelque chose.
J’ai souvent récolté des signatures par le passé, par exemple pour le moratoire sur les OGM (organismes génétiquement modifiés, ndlr). Je peux vous dire qu’on mène de grandes discussions dans la rue. C’est souvent aussi une occasion pour les jeunes de se familiariser avec les idées et les problèmes des autres, de se confronter à des arguments qui ne sont pas ceux de leur famille politique. L’échange n’a rien d’unilatéral. Pas du tout. Les passants disent ce qu’ils pensent et pourquoi. Cette proximité me fascine. Quand il y a des votations, les conseillers fédéraux vont dans des salles où les gens leur posent des questions ou expliquent leur opinion. Cet échange est justement une des grandes forces de notre pays. Et puis pouvoir voter quatre fois par année, comme c’est le cas en Suisse, c’est autre chose que d’être appelé aux urnes une fois tous les quatre ans comme dans d’autres pays.
Le droit d’initiative, créé pour donner une voix aux minorités, est devenu un instrument de marketing politique des partis. Qu’allez-vous dire aux citoyens de cet abus de démocratie?
Personnellement, je ne réduirais pas les droits populaires à du marketing politique. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois dans l’histoire de notre démocratie que de nombreuses initiatives sont lancées. Et ce n’est pas la première fois qu’on se demande comment gérer cet afflux de scrutins populaires. Entre 1995 et 2000, on a voté 105 fois. Quoi qu’il en soit, il serait faux de renoncer à lancer des initiatives. Parce qu’elles expriment quelque chose. Notre rôle, au Parlement comme au gouvernement, consiste à nous demander ce qui préoccupe les gens qui ont signé ces initiatives ou ces référendums. Que veulent-ils nous dire?
Ces derniers dix ans, le peuple accepte bien plus souvent les initiatives que par le passé! D’ailleurs, avant le 9 février et avant Ecopop, vous avez vous-même insisté sur le fait qu’un vote entraîne des effets, qu’il est bien davantage qu’un signal aux autorités. Les citoyens voteraient-ils trop avec leurs tripes?
Quand elle vote pour une initiative, la population inscrit un texte dans la Constitution. A chaque fois, le citoyen ou la citoyenne se retrouve donc face à une grande responsabilité. Je souhaite que chacun se demande: quel est mon souci? Et est-ce que ce texte va y apporter une solution? Parfois, il incombe aussi aux citoyens et au Parlement de prendre des décisions qui vont toucher à la vie d’êtres humains qui ne peuvent pas voter eux-mêmes. Des enfants par exemple. Ou des étrangers. Encore une responsabilité dont il faut prendre conscience. L’exercice n’est pas facile pour le citoyen. Parce qu’il ne peut répondre que par oui ou non. C’est très limitant. Alors, de cette réponse forcément sans nuance, les élus au Parlement doivent tenir compte quand ils élaborent la loi d’application. Parce que si une loi se révèle trop extrême ou si elle ne respecte pas suffisamment la volonté populaire, un référendum sera lancé. Et il y aura de nouveau votation.
Profil
Simonetta Sommaruga
Née en 1960, cette pianiste de formation a dirigé la Fondation pour la protection des consommateurs. Elue au Conseil national en 1999, puis aux Etats en 2003, la socialiste entre au Conseil fédéral en 2010, où elle dirige le Département de justice et police. Le 3 décembre 2014, le Parlement fédéral l’élit présidente de la Confédération.