Trajectoire. Né Frédéric Louis Sauser à La Chaux-de-Fonds, mort français, Blaise Cendrars a vécu une relation orageuse avec son pays d’origine. A l’occasion de l’exposition «Blaise Cendrars au cœur des arts» à La Chaux-de-Fonds, Christine Le Quellec Cottier, directrice du Centre d’études Blaise Cendrars, nous la raconte.
Christine Le Quellec Cottier
Appartenances
Ce 1er août 1952, Cendrars note dans son mémento, en le soulignant trois fois et avec un point d’exclamation: «Ecrivain suisse!» Il vient de lire l’article que le photographe et journaliste valaisan René Caloz lui consacre dans L’illustré, et la formule l’amuse visiblement. L’appartenance helvétique est suivie, à la même date du calepin, du titre Emmène-moi au bout du monde!…, le «roman-roman», comme il l’appelle, qui ne paraîtra qu’en 1956.
L’écrivain, né le 1er septembre 1887 à La Chaux-de-Fonds, a presque 65 ans et suffisamment vécu pour que cette récupération helvétique ne le foudroie pas. Pour Cendrars, le bout du monde est multiple, et sans doute la Suisse en est-elle une possibilité parmi tant d’autres: dans le roman qu’il est en train d’écrire, le bout du monde, c’est Paris, la ville de tous les désirs, celle qu’il a définie comme son lieu de naissance à la poésie, au «229, rue Saint-Jacques»; mais le bout du monde c’est aussi la Chine, l’absolu lointain qui désigne ce que la Russie a représenté durant trois années de son adolescence; tout comme New York, où la vie est «pire qu’en Suisse», selon ses notes de voyage de 1912, année du choix de son pseudonyme. Avec Cendrars, l’espace se déploie sur la carte de géographie au rythme de ses bourlingues, mais il est surtout au cœur de la page, celle que je découvre avec fascination: que le texte évoque Rio, la Patagonie, Sacramento ou le Transsibérien, il m’embarque et ce que je savoure au cœur des lignes est chaque fois un nouveau monde.
Choisir
Frédéric Sauser, devenu Blaise Cendrars, fait partie de ceux qui sont partis: la Suisse et ce qu’il nommait ses hypocrisies et sa sérénité bourgeoise, il ne les supportait pas. Il ne s’est plus jamais arrêté, même enfermé entre quatre murs: son monde et sa vie ont été recomposés par l’écriture, choix existentiel et poétique qui lui a sans doute permis de traverser le réel, de le réinventer pour le supporter. Brisé par le décès accidentel d’une jeune fille aimée en Russie, alors qu’il n’a pas encore 20 ans, puis par celui de sa mère en 1908, le jeune homme est un éclopé de la vie avant même de s’engager comme volontaire étranger en 1914. Incorporé dans la Légion étrangère, il est grièvement blessé sur le front de Champagne le 28 septembre 1915 et doit être amputé: il perd sa main droite, sa main d’écriture. Celle-ci aura été le prix exorbitant payé à une nation qui lui offre la nationalité française en 1916. Dès lors, et tout en conservant son passeport suisse, il se place au cœur du système littéraire français. Au début du XXe siècle, Paris est le centre absolu du monde littéraire, et seul ce point focal peut offrir la reconnaissance convoitée. Pour lui, l’appellation «littérature romande» ne fait pas sens et, bien qu’ayant publié en 1929 dans la revue Aujourd’hui dirigée par Ramuz, il n’évoquera le Vaudois que pour rappeler son «visage hanté d’effroi»… Quant à sa longue amitié avec Charles-Albert Cingria le cosmopolite, elle ne le rapproche pas de la Suisse en tant que telle, mais reste une affaire d’humeur, d’ailleurs très aléatoire.
C’est pourtant à Sigriswil, dans l’Oberland bernois, village de ses ancêtres Sauser, qu’il se marie le 27 octobre 1949 avec Raymone Duchâteau, sa muse depuis 1917. Il a raconté de façon burlesque ses retrouvailles avec ce village de «révoltés» et s’est amusé à commenter sa naissance «par hasard» à La Chaux-de-Fonds, à un pâté de maisons de l’ami Le Corbusier, né un mois plus tard. Dès ce «retour à Sigriswil», Cendrars est régulièrement invité par Radio-Lausanne et Radio-Genève pour diverses interviews et se prête volontiers au jeu des questions sur ses origines suisses que les journalistes ne manquent pas de lui poser. Installé au château d’Ouchy, il se promène, déguste le «meilleur vin blanc du monde», selon une carte envoyée à Miller jusqu’en Californie, et continue à écrire Emmène-moi au bout du monde!… A cette époque, Cendrars est un auteur français célèbre dont la renommée est faite depuis longtemps. Il est sorti indemne de la Seconde Guerre durant laquelle il s’est extrait de la scène littéraire, alors que son éditeur, Robert Denoël, a été assassiné en 1945 et que Bernard Grasset est dans la tourmente depuis 1948. Parler de ses origines suisses devient une distraction… tant qu’on ne vient pas lui mettre sous le nez son certificat d’état civil!
Construire
C’est en 1943 que Cendrars a repris la plume et commencé ses «mémoires qui ne sont pas des mémoires», où les filiations imaginaires croisent les faits survenus, sans que jamais Frédéric Sauser ne réapparaisse. Le passé est bâti sur un mode analogique qui ne se soucie pas de vérité biographique: l’écrivain est libre de sa vie, parce qu’il la rêve autant qu’il la vit. Etonnamment, cette relecture de soi avait été amorcée par deux publications en Suisse romande, Une nuit dans la forêt, premier fragment d’une autobiographie (Ed. du Verseau, Lausanne) en 1929 et Vol à voile - Prochronie, publié en 1932 par Les Cahiers romands, qui avaient demandé à Cendrars ses souvenirs de Neuchâtel. De fait, la ville disparaît du récit lorsque le «héros» fugue en sautant du balcon de la maison familiale pour prendre le premier train en partance. Le mouvement perpétuel est ainsi amorcé, en associant vie personnelle et écriture: le départ pour la Russie des tsars est bien réel mais, de façon plus prosaïque, il s’agit d’un projet organisé et planifié par la famille, en 1904, pour que le jeune Freddy devienne commis bilingue français-allemand chez M. Leuba, horloger-bijoutier suisse à Saint-Pétersbourg. Les archives mettent peut-être à mal la légende, mais elles ne l’empêchent pas d’exister: ce que Cendrars nous offre est un texte littéraire, et c’est lui qui nous séduit et nous intrigue, en tant que chercheur et lecteur. Dans Vol à voile, la fugue est donnée comme source vive de l’œuvre à venir par l’auteur-narrateur de 45 ans convoquant ses années de jeunesse: «En somme, rien n’est inadmissible, sauf peut-être la vie, à moins qu’on ne l’admette pour la réinventer tous les jours!… Propos d’après boire, dira-t-on. Oui, peut-être, mais aussi dangereuse boutade d’un esprit enthousiaste, insatiable et insatisfait dont je subis la fascination et sentis le souffle m’enfiévrer, car, comme d’un briquet biscornu peut jaillir une étincelle précaire, mais suffisante pour déclencher un incendie dans un milieu approprié, cette simple boutade d’ivrogne suffit pour ravager mon adolescence et me brûler toute ma vie.»
Quand tu aimes, il faut partir
L’œuvre de Cendrars est truffée de personnages, de lieux ou de références qui attestent de sa connaissance du pays, mais il n’est guère pertinent de les inventorier pour pouvoir affirmer que Cendrars est bel et bien Suisse! Il n’a eu de cesse de passer les frontières, qu’elles soient identitaires, géographiques ou génériques, refusant toute catégorie pour pouvoir rester maître de lui-même. Cosmopolite sans doute, transnational certainement, Cendrars s’est construit une place à sa démesure.
Depuis le «bout du monde», il est progressivement revenu en Suisse, d’abord par son mariage, ses séjours réguliers durant les années 50, puis à travers ceux qui se sont intéressés à son œuvre en créant des associations, en organisant des colloques, des spectacles, des lectures ou encore des expositions… Depuis le centenaire de sa naissance, en 1987, Cendrars a réintégré une Suisse qui s’était métamorphosée pour l’accueillir, grâce à un beau syllogisme: Cendrars est un exilé, un passeur de cultures, un écrivain polyglotte; la Suisse est un lieu de passage, un lieu de refuge pour les exilés et simultanément un espace multilingue, donc Cendrars est Suisse! Après une telle pirouette, plus personne n’a besoin de partir puisque le pays est une Cendrarsie qui s’ignore…
Laissons la boutade et retrouvons Nicolas Bouvier qui, en 1996, faisait l’éloge des Suisses pérégrins dans son Echappée belle: «Je veux célébrer ici une Suisse dont on parle trop peu: une Suisse en mouvement, une Suisse nomade depuis deux mille ans par la tentation et la passion «d’aller et venir». Ce silence et cette omission m’irritent. Ce nomadisme m’intéresse.»
Bouvier en appelle à un changement de perspective qui fait écho au rire de Cendrars notant «écrivain suisse» en 1952: à cette époque encore, les lettres romandes se définissaient sous le signe de l’introspection et de l’enracinement, représentées par Ramuz, Amiel ou encore Gustave Roud. Avec Cendrars, tout comme avec Bouvier, le regard s’est tourné vers un ailleurs à vivre autant qu’à imaginer. Bouvier veut faire surgir ceux qui, comme lui, sont partis depuis la Suisse: ces pérégrins permettent d’enrichir le portrait de la suissitude littéraire, capable de produire autant «de malades de l’introspection» que de fugitifs irréductibles.
Point d’exclamation
Il faut se réjouir de la reconnaissance que la Suisse peut accorder à l’un des plus grands écrivains de langue française du XXe siècle, sans la lier à la nécessité d’avoir habité le sol confédéral. Notre pays s’est souvent senti peu autorisé à reconnaître une puissance créatrice et ne s’y prêtait qu’une fois la renommée établie à l’étranger. Sans doute Cendrars n’a-t-il pas facilité les choses en renvoyant l’image d’un aventurier-bonimenteur, d’un raconteur d’histoires qui ne correspondait guère à la catégorie «homme de lettres» et n’était pas faite pour rassurer. Le portrait avec borsalino et cigarette au bec aura longtemps fait diversion, permettant à chacun de s’en faire une idée sans avoir lu les textes. Mais n’était-ce pas là déjà une modernité médiatique?! Il n’est pas abusif de faire de Cendrars un précurseur, ayant agi tant sur les processus d’écriture que sur la réception de celle-ci.
Aujourd’hui, ses nombreux lecteurs découvrent une œuvre que les éditions critiques ainsi que les recherches menées depuis trente ans ont largement cartographiée, en transformant le portrait de l’auteur et en proposant des voies d’accès au foisonnement de ses textes. Les archives de l’écrivain, grâce à des aléas qu’il n’avait sans doute pas imaginés, sont devenues propriété de la Confédération suisse en 1975 et le fonds Blaise Cendrars est l’un des plus importants des Archives littéraires suisses de la Bibliothèque nationale. Cet ensemble est un monde vivant qui permet de nouvelles éditions des textes, telle l’entrée récente des Œuvres autobiographiques dans la Bibliothèque de la Pléiade ou de volumes de poche, mais aussi une meilleure connaissance de l’auteur en lien avec son époque, grâce à l’initiative des Editions Zoé qui publient ses correspondances avec des personnalités très diverses: l’Américain Henry Miller par exemple, ou le prolétarien Henry Poulaille, sa femme Raymone, durant les années de guerre, ou encore, correspondance de toute une vie, son frère Georges Sauser-Hall, devenu professeur de droit international à Genève. Toutes les pièces de ce puzzle recomposé que sont les archives actualisent sans cesse l’œuvre et offrent un espace de découverte exceptionnel qui projette tout chercheur au bout du monde.
Dès lors, quelle n’a pas été ma surprise quand Pro Helvetia, qui représente les arts du pays hors de nos frontières en ayant une vocation transnationale fondamentale, a refusé en 2013 son soutien à un projet d’exposition et de colloque, en Russie, à l’occasion du centenaire du premier livre simultané, Prose du Transsibérien, en me répondant avec conviction: «L’écrivain est mort…» Le point d’exclamation initial, celui de Cendrars, ne suffit plus à rendre compte de ma stupeur: ne devrait-on pas considérer qu’un écrivain est mort lorsqu’il n’a plus de lecteurs?
Il faudra sans doute du temps avant que cette question, désormais de gestion institutionnelle, soit posée de façon plus officielle. D’ici là, je me réjouis que la ville natale de l’écrivain le mette à l’honneur durant tout cet hiver, après Le Corbusier et Chevrolet. Né au 27, rue de la Paix, Cendrars revient «au cœur du monde» tout en emmenant les habitants de la ville et ses visiteurs dans le monde entier: il a quitté La Chaux à l’âge de 7 ans et n’y est plus revenu. Quelle importance? Exposer l’œuvre de Cendrars, la faire lire et la faire aimer, c’est choisir un point focal et rayonner à partir de celui-ci: à La Chaux-de-Fonds aussi, on est «emmené au bout du monde!…»
A voir: «Blaise Cendrars au cœur des arts». Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds. Jusqu’au 1er mars.
A lire: «De Frédéric Sauser à Blaise Cendrars. Résonances à La Chaux-de-Fonds et en Suisse». De Laurent Tatu et François Ochsner. Editions G d’Encre, 112 p.
L’auteure
Christine Le Quellec Cottier
Maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne et directrice du Centre d’études Blaise Cendrars. Auteur notamment de Blaise Cendrars, un homme en partance, PPUR, Savoir suisse, 2010, et Aujourd’hui Cendrars, Champion, 2012. www.cebc-cendrars.ch