Interview. Dans un entretien pour «L’Hebdo», le premier accordé à la presse depuis son entrée chez Nestlé, en septembre 2013, Stefan Catsicas, responsable de la recherche et du développement de la multinationale agro-alimentaire, estime que nutrition, pharma et technologie vont plus que jamais se rencontrer.
Propos recueillis par Philippe Le Bé
Arriver au bon moment. Juste à temps. C’est ce qu’a fait Stefan Catsi-cas, directeur de la technologie (CTO) de Nestlé depuis un an et demi. Ce biologiste et chercheur de haut niveau, qui a toujours pensé que nutrition, technologie et médecine pouvaient naviguer ensemble, débarque dans la multinationale agroalimentaire au moment même où celle-ci entend, plus que jamais, se diriger vers ce nouveau cap. Dans son bureau plutôt sobre au siège du groupe à Vevey, il dessine la carte de l’avenir scientifique d’une multinationale qui emploie plus de 5000 collaborateurs actifs dans la recherche et le développement (R & D) dans 33 centres dans le monde.
Ancien vice-président de la recherche à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), il était recteur à l’université saoudienne King Abdullah University of Science and Technology (Kaust) quand Nestlé l’a sollicité pour succéder à Werner Bauer, parti à la retraite. Stefan Catsicas confie à L’Hebdo comment il voit l’évolution de la nutrition sur notre planète et le rôle joué par la multinationale veveysanne dans les années à venir.
Travailler pour Nestlé, «what else?»
Dans quelles conditions s’est déroulé votre engagement?
Depuis toujours j’ai eu pour Nestlé les yeux de Chimène. A deux reprises, durant ma jeunesse, j’ai postulé auprès de cette société. Une fois avant et une fois pendant ma thèse de doctorat à l’Unil. Je m’intéressais aux relations à développer entre les domaines médical et alimentaire. Déjà à cette époque! Dans les deux cas, il n’y a pas eu de suite. Dès lors, quand Nestlé m’a contacté il y a deux ans, j’ai répondu (avec humour) que ma candidature auprès de Nestlé datait d’une trentaine d’années et que je n’avais plus besoin de rédiger une thèse! On m’a alors expliqué qu’il s’agissait de prendre la succession de Werner Bauer à la direction de la technologie (CTO) pour l’ensemble du groupe. Comment résister à une telle occasion?
Quelles ont été vos premières impressions quand vous êtes arrivé chez Nestlé, il y a un peu plus d’un an maintenant?
L’impression, bien réelle et non galvaudée, d’entrer dans une famille. Partout dans le monde, dans les marchés comme dans les centres de recherche, on se sent à la maison. Ensuite, j’ai découvert sur le terrain ce que signifiait la notion, un peu abstraite pour moi, de «création de valeurs partagées» (creating shared value). Lors d’un voyage en Côte d’Ivoire, où Nestlé possède un centre de recherche et une ferme expérimentale, j’ai pu vérifier ce que représentait, pour une famille d’agriculteurs, la maîtrise enseignée par nos soins de plants de cacao sélectionnés selon des méthodes naturelles: son revenu avait quadruplé, assurant ainsi l’éducation des enfants.
En quoi vos activités précédentes – vous avez été professeur à l’Unil, vice-président de l’EPFL, vous avez fondé la société Tilocor Life Sciences, puis été recteur de Kaust – vous ont-elles préparé à cette nouvelle fonction?
Mes allers-retours entre l’académie et l’industrie ressemblent aux parcours des collaborateurs de Nestlé qui changent de pays et de missions tous les trois à cinq ans. Ici, à Vevey, siège social du groupe, 1700 personnes représentent plus de 100 nationalités. Une telle diversité, une telle flexibilité incitent à l’écoute et à l’humilité.
Vers une nutrition à la carte
La malbouffe, favorisant notam-ment l’obésité, le diabète et les maladies cardiovasculaires, fait des ravages dans le monde. Avec ses plats cuisinés, Nestlé n’a-t-elle pas participé à la mode du trop de sucre, de graisses et de protéines?
Le manque de connaissances scientifiques a fait que l’ensemble de l’industrie alimentaire mondiale a sans doute, dans le passé, commis des erreurs. Mais aujourd’hui nous savons ce qu’il faut faire et notre priorité, chez Nestlé, est de continuer à prendre en compte ces erreurs et de les corriger. La nutrition est une science d’une grande complexité et les préjugés ne manquent pas dans ce domaine. C’est seulement durant ces cinq à dix dernières années que l’on a mieux cerné la macronutrition, qui analyse l’apport en protéines, glucides et lipides que l’on tire de notre alimentation, ou encore le rôle joué par les micronutriments comme les vitamines et les oligoéléments. Pour des raisons qui m’échappent, les nutritionnistes n’ont pas vraiment bénéficié des grands progrès réalisés dans la biotechnologie durant la dernière décennie. Heureusement, ils rattrapent désormais le temps perdu. En ce qui nous concerne, la récente création de Nestlé Health Science et du Nestlé Institute of Health Sciences a pour objectif d’aider les personnes à vivre une vie plus saine par le biais de solutions nutritionnelles qui leur sont adaptées.
Quels sont les dérapages récemment observés en matière d’alimentation?
Certains régimes alimentaires font depuis peu l’objet de vives critiques dans la presse spécialisée nord-américaine. Ils peuvent conduire à des situations de carence et de malnutrition. Si, par exemple, on pousse les gens à quitter certaines graisses, ils vont compenser ce manque par du sucre. Et vice-versa. Il y a donc un équilibre subtil à trouver aussi bien dans les régimes que dans l’alimentation en général.
Qu’entreprend Nestlé pour tendre vers cet équilibre?
Leader de la nutrition, Nestlé a la responsabilité de proposer des produits toujours meilleurs, toujours plus sains. La totalité de notre portefeuille de produits est régulièrement revue pour correspondre à cet objectif et aux recommandations d’agences telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), par exemple sur les quantités de sel ou de sucre dans les aliments.
Plus précisément?
Enlever ou réduire certains ingrédients ne suffit pas, il convient aussi d’en rajouter s’ils sont nécessaires à la bonne santé, comme les micronutriments, dont le fer, que l’on trouve dans les bouillons en cube Maggi. En 2013, Nestlé a vendu 120 milliards de portions d’aliments fortifiés. Dès la fin de cette année 2014, tous les produits Nestlé doivent être conformes à des critères de qualité nutritionnelle que nous nous sommes fixés. Nous allons par exemple nous inspirer toujours plus de la nature. A ce propos, savez-vous combien de pommes il faut pour obtenir la quantité de sucre trouvée dans un seul verre d’une boisson gazeuse mondialement connue?
Entre 50 et 100, ou plus peut-être?
Une seule pomme! La principale différence avec la boisson gazeuse? Les sucres contenus dans le fruit sont prisonniers d’une structure naturelle de fibres et de polymères. Quand on mange une pomme, les sucres se diffusent lentement dans la circulation sanguine et donnent aux organes vitaux que sont le foie ou le pancréas le message que tout va bien. Ce n’est pas le cas avec notre boisson gazeuse. Les sucres sont immédiatement libérés, de manière agressive. La prochaine génération de nos produits va intégrer le sucre dans une configuration correspondant au fonctionnement de la nature végétale et humaine.
Faire ses emplettes au marché, n’est-ce pas toujours plus simple et meilleur que d’acheter des produits alimentaires industrialisés?
Rappelons-nous que, si l’homme a inventé la nourriture industrielle, c’est d’abord pour se protéger. Mal ou pas du tout protégés ou conditionnés, certains aliments frais comme la viande ou le poisson peuvent causer de sérieuses maladies, voire la mort. Par ailleurs, ce qui vous semble encore possible et facile en Suisse le sera de moins en moins dans des mégapoles de plusieurs millions d’habitants comme New Delhi, São Paulo ou Mexico City. Avec une démographie toujours en hausse, des terres arables qui s’étiolent, je ne vois vraiment pas comment l’humanité, avec 9 à 10 milliards d’habitants, pourra se passer de nourriture manufacturée. De manière générale, chaque aliment doit être placé dans le cadre d’une diète équilibrée et surtout il ne faut pas négliger un exercice physique régulier.
Cuire son pain à la maison, c’est donc dépassé?
Pas du tout. Mais il faut savoir qu’en cuisant son pain à domicile on produit plus d’acrylamide, un produit de synthèse qui, en grande quantité, est toxique, que Nestlé dans sa technologie. Encore une fois, rien n’est simple en matière de nutrition.
Comment faire pour inciter les gens à prendre moins de sucre ou de sel s’ils y trouvent moins de plaisir?
Il faut sortir du choix savoureux ou sain et proposer des produits gagnants sur les deux critères. La science des matériaux nous oriente par exemple vers du sel qui sera disposé de manière à être en moins grande quantité mais qui conserverait le même goût.
De la nourriture personnalisée sur mesure, c’est l’un des objectifs de Nestlé?
On peut en effet imaginer dans un avenir proche une machine qui pourrait nous fournir par exemple un potage de légumes contenant les micronutriments dont nous aurions spécialement besoin à un moment précis de la journée, en fonction de nos précédents repas, de nos heures de sommeil, de notre activité, etc. Un doigt sur un bouton, une rapide analyse de notre empreinte métabolique, et le tour est joué. Le monde de l’informatique, avec qui nous collaborons, notamment en Californie, a développé des applications qui mesurent toutes ces données. Précisément, le Nestlé Institute of Health and Science basé à l’EPFL a récemment lancé le programme Iron Man. Il s’agit d’un appareil pouvant à la fois mesurer les carences alimentaires de son utilisateur et fournir à ce dernier les compléments nutritifs répondant à ses besoins. Le défi sera de concilier efficacité nutritionnelle et utilisation pratique.
Pharma et alimentation, même combat
La frontière entre la nutrition et la pharma semble s’effacer progressivement. Bientôt plus de différence entre Nestlé et Novartis ou Roche?
L’industrie alimentaire ne va pas copier l’industrie pharmaceutique, mais évoluera désormais de manière complémentaire. La pharma développe une molécule à la fois à travers un processus très complexe d’essais cliniques. L’efficacité de chaque nouvelle molécule doit rigoureusement être prouvée. A cette fin, la réglementation de l’activité pharmaceutique est sans doute la plus stricte de la société humaine.
Elle ne l’est donc pas pour l’industrie alimentaire?
Si, bien sûr, mais son approche n’est pas la même. Dans sa contribution au bien-être, voire à la guérison d’une maladie, la stratégie alimentaire consiste à profiter d’un large éventail de produits naturels que l’on peut utiliser sans grand risque lié au dosage. Comme le cadre réglementaire de la pharma et celui de l’alimentation sont très différents, il est impossible de changer de voie dans le développement d’un produit sans refaire une grande partie du processus afin d’obtenir les autorisations nécessaires.
Vous parlez de voies complémen-taires. Des exemples?
Pour faire baisser le taux de cholestérol, il existe des molécules pharmaceutiques très efficaces, mais qui peuvent avoir des effets secondaires indésirables à partir d’une certaine concentration. Il est possible de diminuer leur dose en les combinant avec des phytostérols, molécules végétales naturelles utilisées en compléments alimentaires. Autre exemple: certaines graisses soulagent les enfants épileptiques pour qui des traitements pharmaceutiques classiques ne conviennent pas. Je vois la pharma comme un partenaire et non comme un concurrent.
Une collaboration avec Novartis?
J’appelle de tous mes vœux des collaborations avec les compagnies pharmaceutiques. Nous poursuivons les mêmes buts avec des moyens différents.
Partenariats tous azimuts
Le partenariat entre l’EPFL et le Centre de recherche Nestlé, qui finance deux chaires d’ensei-gnement, ont suscité de la polé-mique, nourrie par la crainte d’une perte d’indépendance du monde académique. Qu’en pensez-vous?
Des garde-fous sont nécessaires. Ils ont été négociés en toute transparence. J’observe que la Suisse se pose beaucoup de questions sur les relations entre les autorités politiques, les universités, les ONG et l’industrie. Pour d’autres pays ou régions, comme Singapour, Israël, la Californie, la Corée du Sud et même l’Union européenne, le partenariat public-privé est perçu de manière plus fluide et plus sereine. Il ne se passe quasiment pas une semaine sans qu’une université européenne nous contacte en vue de tisser des liens de coopération. La Suisse compte beaucoup pour Nestlé. Nous y investissons plus du tiers de notre budget R & D et les grandes écoles demeurent une source majeure de talents que nous essayons d’attirer dans nos laboratoires.
Votre société a récemment inauguré un troisième centre de recherche en Chine, à Dongguan. Quel sens donner à cette implantation?
Elle reflète la volonté du groupe de toujours placer la recherche au cœur de son développement. La Chine, où nous sommes installés depuis plus de vingt-cinq ans, est un marché toujours plus important. Nous y avons également ouvert un centre de sécurité des aliments afin de répondre aux préoccupations grandissantes des autorités et des familles chinoises. C’est la preuve que l’alimentation manufacturée répond bel et bien à un besoin.
Profil
Stefan Catsicas
Suisse d’origine grecque et italienne, il est né à Catania (Sicile) en 1958. Docteur en sciences naturelles (UNIL) et quadrilingue, il a dirigé les neurosciences de l’institut Glaxo de Genève (1991-1996), été professeur à la Faculté de médecine de Lausanne (1996-2000) et vice-président de la recherche à l’EPFL (2000-2005), avant de cofonder la société Tilocor Life Science (2005-2010). Il a ensuite été recteur de la King Abdullah University of Science and Technology (KAUST), de 2011 à 2013. Depuis septembre 2013, il est membre de la direction générale et chief technology officer du groupe Nestlé.