Reportage. Séisme politique en Espagne: la toute jeune formation Podemos («nous pouvons») caracole au sommet des sondages. A la clé, un personnage charismatique, Pablo Iglesias. Et une stratégie de communication novatrice, à travers les télévisions locales et l’internet. De quoi secouer partout en Europe les «vieux partis» que pourfend ce tribun de 36 ans.
Jacques Pilet Madrid
«Il était à gauche avant même sa naissance!» affirme sa mère. Pablo Iglesias est né dans une famille de longue tradition républicaine, dans un quartier ouvrier de Madrid, Vallecas. Il s’inscrit à 14 ans au Parti communiste, s’émancipe tôt, étudie les sciences politiques et devient professeur. Mais il lui en faut plus, il voyage, il milite dans une ribambelle d’organisations gauchistes ou des droits de l’homme. En rébellion face aux trop sages socialistes du PSOE, il se montre aussi critique envers la formation d’extrême gauche Izquierda Unida. Et quand éclate la révolte des indignés, au printemps 2011, lui et ses amis sont au premier rang des manifs et des innombrables palabres où l’on rêve d’un monde plus juste et plus démocratique.
Iglesias n’est pas un rêveur. Il sait ce qu’il lui faut: un parti. Il sait aussi comment y arriver: par la notoriété que donne la télévision. Et par un usage plus inventif de la Toile. Ce ne sont pas les grandes chaînes qui feront de lui une vedette. Il commence par lancer une émission de débat, La Tuerka, sur une petite télé associative de quartier, bricolée et bénévole, puis sur une autre avant de débarquer sur celle du journal Público: toutes sont diffusées sur la TNT (télévision numérique terrestre) et avant tout sur l’internet.
Le jeune homme de 36 ans, queue de cheval, regard vif et parole cinglante, fait un malheur. Il brille dans tous les débats, garde son sang-froid face aux plus coriaces adversaires. Champion proclamé de la «démocratie participative», il sait faire parler les gens devant la caméra, tous les gens, pas seulement les militants drillés, les laissés-pour-compte, les naufragés de la crise qui épuise l’Espagne depuis 2009. Autour de lui, une garde rapprochée, à commencer par l’actuel animateur de La Tuerka, Juan Carlos Monedero, professeur militant, 62 ans, qui a passé cinq ans au Venezuela comme conseiller de Hugo Chávez. D’où les accusations récurrentes de financement occulte de cette provenance. Mais attention: Iglesias, aujourd’hui, prend ses distances. Voilà qu’on l’accuse même à Caracas d’être un Judas et de renier son attachement d’hier à la révolution bolivarienne.
Ce virtuose de la politique sait que la doxa marxiste n’a aucune chance en Espagne. Il est donc d’une prudence de Sioux au chapitre de son programme. Il surfe en revanche sur les thèmes qui font vibrer une foule d’Espagnols. Le dégoût d’une classe politique – il dit «caste», cela sonne mieux! – effroyablement corrompue. L’aspiration à plus de justice sociale, un soutien à ceux qui n’ont pas d’emploi et ne reçoivent plus d’indemnités. Une renégociation de la dette extérieure. Une Europe plus à l’écoute des citoyens.
Populisme? Peut-être, mais pas trace de xénophobie, pas de nationalisme enfiévré, pas de réflexes réactionnaires en matière de mœurs. Rien à voir avec ce qui se passe dans tant d’autres pays. Podemos ne fait rien comme les autres.
Panique à gauche comme à droite
Ce cri de colère a réuni 1,25 million de suffrages aux élections européennes de mai 2014. Une surprise qui a pris tout le monde de court. Iglesias et ses amis en veulent encore plus.
Depuis ce succès, ils arrondissent les angles. Plus d’attaque contre l’Union européenne: des coups de griffes à la politique d’Angela Merkel, bien sûr, mais on entrevoit déjà le plaisir d’Iglesias sur cette nouvelle scène où il suscite des curiosités sympathiques. Alors que les grands médias espagnols font tout pour le marginaliser.
Une esquisse de programme économique, concocté par deux experts à cheveux blancs et mine sérieuse, vient d’être présentée au public. Plus question de ne pas rembourser la dette du pays. Mais négocier une restructuration, crédit par crédit, en faisant admettre que les prêteurs ont aussi leur part de responsabilité. Oubliée, la retraite à 60 ans, la retraite serait maintenue à 65 ans mais avec des aménagements pour le travail pénible. Adieu à l’idée d’un revenu minimum universel, mais des plans d’urgence seraient prévus pour celles et ceux qui n’ont aucunes ressources ou trop peu pour survivre. La semaine de 35 heures, cette idée française, reste dans le catalogue, mais en sursis: elle plaît peu. Et, surtout, plus de tirades anticapitalistes! Le but: opposer non plus la gauche à la droite mais le nouveau à l’ancien, le sursaut démocratique dressé contre un système vieilli. A revoir de fond en comble. Jusqu’à en finir avec la monarchie que beaucoup d’Espagnols ne portent plus dans leur cœur.
Et cela marche! Selon les sondages, Podemos (25%) talonne les socialistes (27%) dans les intentions de vote aux législatives de 2015. Panique à gauche, panique à droite. Le PPE (la droite au pouvoir) qui s’effondre (20%) est même allé jusqu’à suggérer une grande coalition à l’allemande pour sauver le pays… et barrer la route aux trublions.
Difficile d’imaginer le poids politique de ceux-ci en allant leur rendre visite au siège du parti, rue Zurita, dans le quartier populaire de Lavapiés. Un modeste local où s’entassent les t-shirts et autres gadgets à l’enseigne de Podemos. Le permanent de service, Pedro, prépare un master de journalisme. «Je viens ici parce qu’on rencontre les vraies gens…» En effet. Maria, la soixantaine rondelette et le bagou intarissable, habite le coin et passe raconter sa vie. «Ma rue a bien changé, avec tous les Marocains et les Noirs qui sont arrivés. Les Sud-Américains sont ailleurs dans la ville.» Et la cohabitation, cela se passe bien? «Ils restent entre eux, il n’y a cependant pas de problèmes.» Et vos enfants? «J’ai un fils, il se plaît en Allemagne. Moi, j’ai travaillé en Suisse. Puis je suis revenue dans la maison où vivaient mes parents.»
Le téléphone ne cesse de sonner. «Tout le monde veut parler à Pablo Iglesias, mais il est à Bruxelles, ou alors débordé par les rendez-vous à Madrid. Tout à l’heure, c’était un journaliste du Guardian qui était là…»
La star plaît parce qu’elle fait rêver. Quand on survit avec quelques petites centaines d’euros par mois, vers qui, vers quoi se tourner?
Pas besoin de séjourner longtemps à Madrid pour percevoir la crise. Sur la place Puerta del Sol, de longues files s’étendent devant les points de vente de la loterie nationale, le seul eldorado en vue. Les grands magasins soldent les manteaux à moins 30% sans en vendre beaucoup. Même les filles de rue, à deux pas de là, sont contraintes de solder: «20 euros/20 minutes!» glissent-elles aux passants esseulés.
Pourtant, ce jour-là, les journaux titraient sur la baisse du chômage. Il se crée mille emplois par jour! Mais il reste 4,5 millions de chômeurs. Il y en avait 2,2 en 2007. Ernesto, le chauffeur de taxi qui n’aime pas Podemos («Je ne veux pas vivre comme chez Chávez») ne s’en laisse pas conter. «Quand on est au fond de la piscine et que l’on remonte un petit peu, on garde encore la tête sous l’eau. La plaie des familles, ce sont les hypothèques. On n’arrive plus à les payer. On a tant de crédits sur le dos…»
Une route encore longue
Tant que Pablo Iglesias et ses amis réclameront la prison pour les politiciens et les patrons corrompus, les Espagnols applaudiront. Comme lorsqu’ils promettent d’aider les plus pauvres. Reste que le programme du parti ne dit rien, pas plus que ses rivaux, sur la façon de créer des richesses en cherchant au-delà des secteurs traditionnels, le bâtiment et le tourisme.
Podemos éclatera-t-il en vol comme le Mouvement cinq étoiles en Italie? Ou arrivera-t-il aux portes du pouvoir? Le mécontentement, dans ce pays, le fait pencher à gauche, à la différence de tant d’autres. Mais la route est longue. Le 6 novembre, Pablo Iglesias apparaissait pour la première fois (un comble!) à la télévision publique. Durement attaqué. Plus tendu que d’habitude. Plus il lâche ses rafales de chiffres et d’arguments, plus il renforce les convictions de ses sympathisants et de ses adversaires, plus il trouble aussi les indécis qui voient en lui un Monsieur Propre, qui se demandent encore où mènerait l’expérience de ces jeunots au Palais.
«La trouvaille des cercles»
«Les politiciens de Podemos sont les seuls à surgir ainsi d’une Silicon Valley virtuelle, d’un nouveau placenta politique. Pas d’un garage comme les génies nord-américains mais d’un appartement près de la place d’Espagne, où ils étudient la fusion entre la technologie et la participation.» Le chroniqueur du quotidien de droite El Mundo Raul del Pozo est fasciné par ce succès. A quoi tient-il?
A la trouvaille des «cercles». En 2011, quand les contestataires occupaient le centre de Madrid, ils se dispersaient par petits groupes pour discuter de sujets particuliers: la ville, la santé, les autonomies, etc. Podemos reprend la méthode mais sur le Net. La page d’accueil propose une liste de plus de 40 cercles thématiques. De sport à syndicats, d’écologie à urbanisme, de philosophie à journalisme, d’éducation à santé, de transports à immigration… et bien d’autres. En cliquant sur l’un d’eux, on arrive sur la page Facebook dédiée. Chacun y trouve son biotope.
On découvre ainsi que le vieil écrivain Juan Goytisolo ne jure que par Podemos. On se frotte les yeux devant la page des sympathisants dans les casernes, où ils se plaignent d’une armée rigide et peu efficace. Les professionnels de la santé en ont à dire sur les ravages des coupes budgétaires: là, ils s’expriment avec autorité et sous la célèbre enseigne de Podemos. Cela donne du poids.
La méthode a quelque chose de révolutionnaire. Un parti normal élabore son discours, lance ses tribuns et invite le bon peuple à entendre et à applaudir les solutions miracles proposées. Podemos le fait aussi. Mais il n’assène jamais son programme. Il ne cesse de poser des questions. Avec ces refrains: «C’est à vous de nous dire ce que vous voulez! C’est à vous de décider!» Pablo Iglesias débite très bien son credo, mais son métier de professeur, et surtout d’animateur de télévision, lui a donné le sens de l’écoute, du débat.
Les vieux partis peuvent ferrailler contre Podemos: des «subversifs» pour la droite, des «extrémistes» pour la gauche socialiste. Mais ils n’ont aucune star aussi habile à opposer au surdoué de la révolution.