Zoom. Autrefois, la belle pièce au cou de Madame servait à afficher la richesse du mari. Aujourd’hui, les femmes veulent des bijoux qui parlent d’elles. Et elles hésitent de moins en moins à se faire plaisir elles-mêmes.
C’est le temps des cadeaux, Madame, et le prince charmant est hors GPS? Ou peut-être gagne-t-il moins que vous? La belle affaire, on n’est jamais mieux servie que par soi-même. «Parce que je déteste me sentir seule, j’ai adopté un solitaire», roucoule une blonde bien galbée dans une pub de la marque française Les Bijoux Précieux. Slogan: «Qu’attendez-vous pour entrer chez votre bijoutier?»
On comprend que la question intéresse les marchands en joaillerie. Le célibat est à la hausse et les plus touchées sont les working girls haut de gamme. Déjà, «sur le marché des produits de luxe en général, la clientèle féminine est celle qui dépense le plus», indique le genevois David Sadigh, qui conseille les enseignes de luxe à la tête de Digital Luxury Group. Mais il est encore des femmes qui, après avoir flambé 20 000 francs pour un sac griffé, restent sagement à attendre qu’on leur offre une bague. Il est grand temps de liquider définitivement cette coutume archaïque qui fait du bijou l’objet que l’on préfère recevoir par excellence.
Qu’attendent-elles pour entrer chez le bijoutier? En fait, elles attendent de moins en moins. «En Suisse, plus de la moitié de nos clientes en joaillerie sont des femmes s’offrant leurs propres bijoux», affirme Philippe-Leopold Metzger, administrateur délégué de Piaget SA. Dans la grande maison de Plan-les-Ouates, cette proportion augmente de 5% par an.
Le diamant désacralisé
Des bijoux, d’accord, mais ça dépend peut-être desquels? «Je m’achète plus facilement des colliers, des bracelets, des boucles d’oreilles, dit Florence, Genevoise active dans le marketing et grande collectionneuse de pièces de créateurs. Je choisis moins volontiers une bague, car j’associe à ce bijou l’idée du lien.» Pourtant, même cette réticence-là n’en a plus pour longtemps: déjà, la moitié des pièces vendues par Piaget à des femmes sont des bagues.
Va pour la bague, alors. Mais tout de même pas un diamant? N’est-ce pas le bijou des bijoux, celui qui, dans la tradition occidentale, symbolise plus que tout autre le cadeau d’amour et la promesse de fidélité? Pour beaucoup, encore. Mais ce symbole-là aussi vacille dans son écrin: nous entrons dans l’ère du «diamant désacralisé», annonce Philippe Franck, heureux créateur du concept Les Diamantaires Associés.
Son enseigne lausannoise propose, grâce au procédé dit de la pureté améliorée, des pierres pour la moitié du prix habituel. Les affaires ont démarré en trombe l’an dernier, avec un tiers de clientèle purement féminine, qui a reçu le message cinq sur cinq: le diamant n’est plus inaccessible de par son prix et ce n’est plus nécessairement une pierre de couple.
Chez le diamantaire lausannois, les clientes ont 30 ans ou plus, sont parfois accompagnées d’une amie. Elles achètent surtout des bracelets, des pendentifs et des boucles d’oreilles. Mais ne reculent pas non plus devant une alliance en diamant ou un petit solitaire. Dernier bastion du tabou: «Le solitaire imposant, au-dessus d’un carat, et les pièces à cinq chiffres: les clientes vont jusqu’à 9999 francs, pas au-delà.» Les boucles d’oreilles sortent de la boutique aux lobes de leur nouvelle propriétaire. Les alliances en diamant dans leur écrin.
Qui sont ces acheteuses? «Des femmes qui ont toujours rêvé d’avoir un diamant, simplement parce que c’est beau, sobre et que ça va avec tout. Et qui n’ont d’autre motivation que de se faire plaisir», dit le diamantaire. Mais encore? Des bluffeuses qui s’achètent des accessoires de luxe pour éloigner les rivales, comme celles récemment identifiées par des chercheurs de l’Université du Minnesota? Des esseulées en mal de valorisation? Peut-être, en partie, mais gare aux caricatures.
Une expression de soi
En réalité, si le secteur de la joaillerie est florissant (150 milliards de dollars par an de marché mondial potentiel, en augmentation de 6%, selon David Sadigh), si l’expansion de la clientèle féminine lui doit beaucoup, c’est que la fonction même du bijou a changé: il y a quelques décennies encore, il servait à afficher richesse et prestige familiaux. Au cou de Madame, l’or valait mieux que l’argent, l’émeraude que la turquoise, et les goûts personnels passaient au second plan. Aujourd’hui, ils sont primordiaux: c’est l’heure du bijou comme expression de soi, issu d’une offre à la variété démultipliée.
Florence: «Je n’aime pas l’étalage, j’apprécie les bijoux discrets, qui disent quelque chose de moi, qui expriment mes états d’âme.» Sa première belle pièce: une géode coupée en deux et sertie d’or rose, payée 1200 francs avec un de ses premiers salaires.
Noémie Arrigo, une de ses créatrices préférées, lui fait écho: «Je cherche à rendre le bijou plus privé, je le conçois comme un prolongement du corps, quelque chose d’intime et de révélateur de soi. Le bijou idéal est celui qu’on oublie d’enlever.» La marque de Noémie Arrigo, Bijoux Coquette, propose des pièces faites main, sur commande et sur mesure, dans une gamme de prix entre 220 et 3900 francs. Elle met dans le mille: après son lancement sur la Toile en mars 2013, la créatrice vient d’ouvrir un show-room à Lausanne. Taux de clientèle féminine: 65%.
Précision non négligeable: Florence, presque trentenaire, vit en couple depuis six ans, et son homme lui offre parfois des bijoux. A vrai dire, à entendre parler cette femme si précise dans ses goûts et ses exigences, on se demande comment il ose se lancer sans craindre de se tromper. Le bijou comme expression de soi, c’est bien, mais pour celui qui veut vous en faire cadeau, l’épreuve du choix frise l’examen de passage. Florence rigole: «C’est vrai, ce n’est pas facile pour mes proches. En général, ils me consultent discrètement…» Même chez les Diamantaires Associés, «les clients masculins prennent rarement le risque de choisir eux-mêmes le modèle», note Philippe Franck.
Et Noémie Arrigo de conclure: «L’idéal absolu, c’est de recevoir la pièce qui vous correspond à cent pour cent, sans que le donateur ait eu à enquêter…» De plus en plus difficile. Ça s’appelle peut-être la communion des âmes. Et ça n’a pas de prix, pour sûr.