Zoom. Les Romands se font de plus en plus la bise pour se saluer. Qu’est-ce que ce geste apparemment anodin révèle de notre rapport à l’intimité et à la virilité?
Biser, s’embrasser sur les joues pour se dire bonjour, était encore, il y a une génération, réservé aux femmes et aux enfants. Voilà que cette tradition, plutôt latine, essaime sous nos latitudes. Alors que les Allemands et les Suisses alémaniques restent réfractaires et préfèrent toujours la poignée de main, les Romands, peut-être sous l’influence des Français, la pratiquent plus volontiers. Et pas uniquement les jeunes générations. Ce détail en dit long sur le rapport à l’intime, aux affects et à la virilité. Mais comment l’interpréter?
Il a d’abord fallu enquêter auprès de mâles romands. Le Neuchâtelois Laurent Geninasca, architecte de 56 ans, parle d’abord d’«accolade». Pas question que les lèvres touchent la joue. Et de préciser: «En fait, c’est plus qu’une accolade. Je la pratique assez volontiers avec les amis de mon âge.» Cette salutation, peut-être inspirée par les images de sportifs s’étreignant, est à mi-chemin entre la bise et le hug à l’américaine. «Mais j’embrasse mes fils, qui sont de jeunes adultes. C’est encore plus intime. Cela permet de marquer une différence.»
Samuel Blunier, directeur de la boîte de communication Sabina Advertising à Lausanne, 52 ans, père d’une fille et d’un garçon, fait volontiers la bise, la vraie, à ses amis hommes. Chanteur à ses heures (il vient de sortir un nouveau disque sous le nom de Sam Frank Blunier, Il fait beau), il a eu l’occasion de travailler dans le milieu de la production musicale: «J’avais 25 ans et, autour de moi, les hommes hétéros se disaient «Viens ma poule!» et s’embrassaient. Moi, je n’avais pas envie de ce type de contact avec ces gars barbus qui me paraissaient si vieux!» Mais, plus tard, il s’y est mis.
Dans les nuits lausannoises, avec son ami Thierry Wegmüller (patron du D! Club), ils ont même lancé une mode. Mais, attention, il ne s’agit pas de «bisettes» enfantines. D’ailleurs, lorsqu’il signe ses textos, Samuel Blunier écrit: «la bise» et précise, entre parenthèses, «rock-and-roll». «Il ne faut pas que ce soit cucul, mais plutôt à la Johnny Hally-day, vous voyez? D’ailleurs, j’ai horreur de ces nanas qui écrivent «becs». Cela me fait penser à un oiseau qui attend la becquée.» Il a donc opté pour une marque d’affection qui joue avec les clichés de la virilité. «Avec un côté Al Pacino dans Le parrain.» Ce salut est un privilège. «Il faut qu’on ait partagé quelque chose de fort: de bons moments, des soirées arrosées ou des discussions franches. Cela permet de sceller notre amitié.»
Loups et chimpanzés
Les femmes, elles, réagiraient bien en voyant les hommes se claquer des becs. «Notre côté féminin, ça leur plaît, estime Samuel Blunier. Je pense que cela les rassure. Si les mâles s’entendent bien entre eux, cela veut dire qu’il n’y a pas de tensions dans le groupe. N’écrivez pas cela, c’est très macho!» Et de rire. Baiser la joue serait donc lié à la cohésion de la «meute».
L’éthologue genevois Roland Maurer l’a constaté chez les animaux. «Les chimpanzés ont des comportements affiliatifs similaires. Outre l’épouillage, la monte (une pseudo-copulation), ils pratiquent aussi les embrassades entre mâles.» Même les loups. «Cela arrive par exemple après des échauffourées. Celui qui a perdu le conflit a des gestes affiliatifs, par exemple en touchant la truffe de l’autre mâle. C’est un geste de consolation et de cohésion.»
Pour le chercheur, qui par ailleurs ne pratique pas la bise, cette dernière permet de dire quelque chose de plus qu’un simple bonjour. «C’est un privilège. Cela signifie qu’on est du même côté de la barrière. Avec ce que cela peut avoir de pervers comme message. Je pense aux politiciens…»
Oskar Freysinger réticent
A ce propos, les humoristes Vincent Veillon et Vincent Kucholl ont introduit un sketch sur ce thème dans leur spectacle 120 secondes présente la Suisse. On y voit Vincent Kucholl grimé en Reto Zenhäusern, bouillonnant lobbyiste inventé de toutes pièces, embrasser à tout va les politiciens suisses du Palais fédéral. Même le réticent Oskar Freysinger a cédé. «Personnellement, je suis tactile et j’ai le contact facile. La bise me plaît, explique Vincent Veillon. C’est à la fois important et ridicule. Important parce que c’est une porte d’entrée vers l’autre. Je dirai qu’il y a trois cercles de gens avec lesquels je la pratique: la famille, les amis proches et les collègues du showbiz.» (Sourire.)
Le masculin s’humanise
Pour Christine Castelain Meunier, sociologue au CNRS, auteure d’essais sur l’évolution du masculin et du féminin (dont Le ménage - La fée, la sorcière et l’homme nouveau, chez Stock) on n’assiste pas là à une «féminisation» de la société, mais à une «humanisation du masculin». L’affection n’est pas «genrée», elle n’appartient pas qu’au sexe féminin. Comme la virilité, c’est une qualité partagée. «On a souvent catégorisé les sexes: à l’homme le rôle public, à la femme l’affectif… Tout cela est en train d’exploser.»
Difficile de définir quand la pratique est apparue dans l’espace public. «Ce sont les gays qui ont commencé, il y a une quinzaine d’années. Depuis, l’embrassade a été reprise par les hétéros», observe la chercheuse. Paradoxalement, on peut y voir un signe de l’émancipation féminine. «En se repositionnant par rapport à la féminité, les femmes ont permis aux hommes de s’éloigner du machisme.»
L’expression de l’affectif masculin n’est donc plus taboue, bien que de nombreux hommes y soient encore farouchement opposés. Si la bise entre hommes fait des émules, c’est plutôt dans les milieux citadins et branchés. L’écrivaine Sylviane Roche, spécialiste en règles de politesse, ne la voit pas d’un très bon œil. Ce n’est pas tant la bise entre hommes qu’elle critique que la banalisation des becs tout court. «Le fait que cette pratique se répande est pour moi un symptôme de l’effacement des nuances. Par exemple, tout le monde tutoie tout le monde… Si la bise devient générale, alors elle ne veut plus rien dire. D’ailleurs, souvent, on se contente de se toucher joue contre joue, c’est devenu mécanique, vidé de sens.»
Raphaël Lutz, jeune designer industriel de 30 ans fraîchement sorti de l’ECAL, n’est pas de cet avis. «Entre hommes, c’est fraternel, cela permet de prouver qu’on est sensible à l’autre.» Il a commencé avec son meilleur ami, d’origine israélienne, à 17 ans. «J’ai essayé d’instaurer cette tradition autour de moi, mais cela n’a pas pris!» Jusqu’à il y a cinq ans environ. «Au début, il y a des gestes d’introduction: on se donne une tape plus virile, poing contre poing, ou paume contre paume. On sent si la personne a des réticences.»
Un refus peut avoir des conséquences désastreuses. «Un jour, à un mariage, un cousin a refusé de me la faire, regrette Raphaël. Il m’a dit: «On est entre hommes, pas de bise!» Alors que nous nous étions toujours salués de cette manière. Je me suis senti rejeté. Depuis, cela a jeté un froid et on ne se parle plus.»
Biser reste un problème épineux, son enjeu affectif n’a rien d’anodin et touche à l’identité. «Et la politesse se méfie du corps», conclut Dominique Picard, auteur de Politesse, savoir-vivre et relations sociales aux Presses Universitaires de France, une référence. «Elle craint les grands rapprochements, l’expression affective ou libidinale qui fait entrer en contact avec l’haleine, avec les humeurs…» Raison pour laquelle la bise a toujours été réglementée. «Impensable au XIXe et au XXe siècle, elle est devenue aujourd’hui un marqueur de génération, pour montrer qu’on n’est pas rigide ni archaïque.» En 2014, l’homme a moins peur de la bise. Il a acquis la liberté de la faire. Ou pas.