Portrait croisé. En 2015, elle jouera la présidente sur le devant de la scène tout en cherchant un accord entre immigration limitée et libre circulation des personnes. Il accompagnera son «opus magnum», la réforme des retraites, dans son premier mouvement au Parlement. Projecteur sur les deux ministres socialistes qui, en pleine année d’élections, s’attaquent à d’exigeantes partitions.
Bon, d’accord, ils font assez peu sex, drugs and rock’n’roll, Simonetta Sommaruga et Alain Berset. Surtout quand ils exécutent un quatre-mains sur un piano à queue, tirés à quatre épingles, pour les 125 ans du Parti socialiste suisse. Il n’empêche. Leur année 2015 s’annonce rude comme un rock bien bruyant. Peu recommandée aux ouïes comme aux âmes sensibles. D’autant plus qu’elle se jouera dans le tintamarre d’une année électorale.
Hard pour elle
Forcément exposée, la nouvelle présidente de la Confédération, Simonetta Sommaruga, plus Schubert que Springsteen, va tout particulièrement «en prendre plein la figure», balance Isabelle Moret, une femme qui, en sa qualité de vice-présidente du PLR, connaît son Parlement. Heureusement pour elle, Simonetta Sommaruga sait encaisser. Conseillère fédérale en charge de Justice et Police, et donc de l’épineux dossier des migrations, la socialiste s’est retrouvée sous les feux constants de l’UDC dès son élection en 2010 puisqu’elle a dû immédiatement entrer en campagne contre l’initiative des agrariens pour le renvoi des étrangers criminels.
D’ailleurs, le fait qu’elle tente aujourd’hui d’appliquer cette initiative tout en respectant le droit international la rend insupportable aux yeux de la droite dure qui, pour la mater, a encore lancé une initiative de mise en œuvre et une autre qui veut instaurer la primauté du droit national. Autant de nouveaux combats en perspective.
C’est certain, les Messieurs qui chantent «Y-a-ka» à chaque fois qu’on leur tend un micro, Simonetta Sommaruga les connaît par cœur. A commencer par ceux de l’UDC. Son chef spirituel, Christoph Blocher, lui qui dirigea ce même Département de justice et police où il réduisit l’Office des migrations à une peau de chagrin, sait tout mieux. En dépit de son âge et de son goût pour Mozart, il joue les gros bras face à Mme Sommaruga. Comme son chef de groupe, Adrian Amstutz, un dur, un motard, presque un tatoué. Quant au fan des Rolling Stones et président du PLR, Philipp Müller, entré au Conseil national grâce à l’initiative qu’il avait lancée pour réduire la population étrangère à 18%, il donne des leçons à la Bernoise à longueur d’interviews.
En matière d’asile, c’est tout juste si ses adversaires ne reprochent pas à Simonetta Sommaruga le printemps arabe et la guerre en Syrie. Une pluie de critiques qui, vu la situation internationale, ne va pas tarir en 2015. Quand bien même son projet de raccourcir les procédures d’asile de 1400 à 400 jours avance et devrait passer au Parlement ce printemps.
Mais la mission la plus ardue qui incombe à la ministre de la Justice sera de trouver un accord qui permette de respecter la volonté populaire exprimée dans le oui à l’initiative «contre l’immigration de masse», tout en évitant que l’Union européenne ne dénonce les accords bilatéraux. Là aussi, l’UDC tonne et «s’étonne du temps perdu» à l’image du conseiller national Guy Parmelin. Ce qui a le don d’agacer la libérale-radicale Isabelle Moret: «Un jour Blocher prétend que nous n’avons pas besoin des accords bilatéraux, un autre qu’on pourrait trouver autre chose que des contingents alors que leur initiative en demande expressément.»
Plus cool pour lui
Comparée à l’année trépidante qui attend Simonetta Sommaruga, celle d’Alain Berset s’annonce tout de même plus cool. Normal pour un jazzman. D’abord, la droite lui est reconnaissante de s’être montré collégial dans la bataille contre la caisse unique, initiative socialiste. Et plusieurs de ses projets devraient aboutir sans dissonance, tels le dossier électronique du patient et la loi sur les médicaments.
Mais c’est surtout sur son opus magnum, celui qui décidera de l’entrée d’Alain Berset dans les livres d’histoire, que le socialiste doit montrer sa virtuosité. Il a bien commencé. Cette gigantesque réforme des retraites englobant l’AVS et le deuxième pilier veut assurer le niveau des rentes tout en tenant compte de la démographie et d’un marché du travail en mutation, notamment les difficultés des séniors et la multiplication des petits temps partiels. Ce projet, Alain Berset le peaufine depuis des années. Et 2015 sonne une heure décisive, celle de l’entrée dans la machine parlementaire.
Mi-novembre, quelques jours avant que le ministre de l’Intérieur ne présente sa réforme, l’Union suisse des arts et métiers croyait sonner le tocsin, relayé par certains parlementaires de droite: on parlait d’un paquet mort-né que le Parlement casserait en deux ou renverrait à son expéditeur.
Taratata. Alain Berset, lui qu’un haut fonctionnaire taxe de «meilleur tacticien sous la Coupole», avait déjà persuadé les présidents des Chambres fédérales de commencer les travaux parlementaires au Conseil des Etats plutôt qu’au Conseil national. Un Sénat plus sage dont est issu Alain Berset. Il peut y compter tant sur de fidèles alliés bourgeois, tels Urs Schwaller ou Christine Egerszegi, que sur son compère de toujours, Christian Levrat, et des socialistes centristes: Hans Stöckli ou Pascale Bruderer.
Ces gens-là ne vont rien casser du tout. Ils vont organiser des auditions en commission et ne pas entrer dans le vif du sujet avant l’automne. Bref, les débats polémiques du National viendront bien après les élections fédérales. Cela dit, la réforme des retraites, grand défi de la législature à venir, restera un sujet majeur dans la campagne. Les syndicats ne vont pas se gêner d’attaquer le taux de conversion, les femmes, de gauche surtout, l’an de plus à travailler jusqu’à la retraite.
Restent les futures primes d’assurance maladie, annoncées au plus tard début octobre. Si elles prennent l’ascenseur, le ministre de la Santé risque de passer un mauvais quart d’heure à la veille des élections.
Un même air (bourgeois)
Ce sont donc deux conseillers fédéraux dans le feu de l’action qui représenteront le Parti socialiste en cette année d’élections. «Oui. Au cœur de la mêlée. Nous n’avons rien contre. Le pire serait d’avoir des ministres qu’on ignore», affirme leur président, Christian Levrat. Dès lors, comme pour se protéger, il est un refrain que les deux ministres reprennent systématiquement: «Prendre ses responsabilités.» Un message qui s’adresse aux parlementaires. En clair: à eux de se montrer constructifs avec les propositions du Conseil fédéral qui, lui, fait sérieusement son boulot.
Outre ce message, Alain Berset et Simonetta Sommaruga émettent autre chose de similaire: un air de premiers de classe qui respectent les codes, une image rassurante qui plaît aux bourgeois qui les ont élus au Conseil fédéral comme aux citoyens qui, par le passé, leur réservaient des scores canon aux élections.
Cette image, Simonetta Sommaruga en joue sciemment. Encore conseillère nationale, elle nous confiait qu’elle évitait toute aspérité, jusque dans le choix de ses vêtements. Pour qu’on ne s’y attarde pas et qu’on écoute ses arguments. D’où sa propension, des années durant, pour le gris souris. Quant à Alain Berset, plus Armani que santiags, on l’a toujours connu à Berne en cravate et complet bien coupé. «Il apparaît comme quelqu’un de très équilibré, très intelligent, pas trop socialiste», sourit Christophe Darbellay, président du PDC.
En année électorale, ces conseillers fédéraux si bien coulés dans le moule pourraient élargir l’électorat socialiste aux classes moyennes si convoitées. D’autant plus qu’à cet habitus bourgeois s’ajoutent un pragmatisme dépassionné et une vraie capacité à nouer des alliances par-dessus les frontières partisanes. Ils l’ont prouvé maintes fois.
Entre eux aussi l’entente est excellente. Leur entourage ne constate aucune rivalité jusqu’ici. Il y avait longtemps qu’on n’avait pas vécu un duo aussi harmonieux au Conseil fédéral. Pour ne rien gâcher, les contacts avec la direction du parti baignent eux aussi. Ce qui n’allait pas de soi pour Simonetta Sommaruga, réputée blairiste.
Et quelques variations
C’est entendu, un politicien qui ne serait pas calculateur a peu de chances de se retrouver au Conseil fédéral. Pourtant, dans ce registre, le Fribourgeois se révèle plus stratège et plus prudent encore que la Bernoise, plus intuitive quant à elle. Alain Berset communique assez peu, n’en dit jamais trop. En revanche, il se montre fort loquace avec les parlementaires. Parce que la méthode Berset, aujourd’hui comme hier, consiste à tisser un dense réseau de relations. Alors que les autres conseillers fédéraux s’impatientent quand ils doivent attendre leur tour avant d’entrer au Parlement, lui, tout content, saisit l’occasion de soigner ses contacts.
Dans la même logique, il reste volontiers aux réceptions, si longtemps que ses collaborateurs dorment debout quand le ministre finit par donner le signal du départ. Une présence fort appréciée. Comme dernièrement dans le Jura, lors de la fête en l’honneur du président du Conseil des Etats, Claude Hêche.
Simonetta Sommaruga, elle, n’est pas du genre à prolonger les soirées, et le bruit la fatigue. Plus individualiste, moins cheffe de meute, elle a toujours semblé plus seule que son camarade dans son parti. Au Parlement, on ne lui connaissait que quelques proches, comme l’ex-cheffe du groupe socialiste, Ursula Wyss. D’ailleurs, une fois élue et contrairement à Alain Berset, la Bernoise n’a pas privilégié les camarades dans son entourage.
Ici réside sans doute la différence majeure entre les deux ministres. Simonetta est une sociale-démocrate alémanique, centriste, alors qu’Alain Berset incarne le socialiste romand, étatiste, à gauche.
Elle a écrit le libéral Manifeste du Gurten avec l’économiste Ruedi Strahm, tandis qu’Alain Berset a signé Changer d’ère avec Christian Levrat. Autre camp, autre camarade.
Mais tout cela ne poserait plus de problème, à en croire Christian Levrat. Le temps des libéralisations appartient au passé, l’aile romande s’étant imposée. Quant aux questions de migration et de sécurité, le parti les prend au sérieux, se rapprochant ainsi de Simonetta Sommaruga.
Et il y a leurs départements. Alain Berset dirige un mammouth et doit veiller à la pérennité du système de santé et de la sécurité sociale. Une tâche colossale mais une vocation socialiste. Il en va tout autrement pour la politique des étrangers. Simonetta Sommaruga, soucieuse de son credo humaniste, rend le système de l’asile plus performant, mais compense: elle développe la protection juridique des requérants, débloque des contingents humanitaires et des visas facilités pour les familles des Syriens vivant en Suisse. Elle ose aussi l’empathie, rencontre des personnes touchées par les lois qu’elle prépare: femmes violentées, réfugiés, anciens enfants placés.
Un autre style de direction
A l’interne, les deux conseillers fédéraux ont adopté une conduite différente. La Bernoise laisserait davantage de liberté à ses directeurs d’office. Mais son penchant pour la remise en question déstabilise certains collaborateurs. Alain Berset se montre plus directif, plus contrôleur, et tient serrées les rênes de ses services. «Le chef ne veut pas être surpris», dit-on. Il ne laisse rien au hasard.
Enfin, si Simonetta Sommaruga compose assez bien avec la défaite, notamment en votation, Alain Berset, lui, n’aime pas perdre. Mais alors pas du tout. Il faut dire qu’il n’en a guère l’habitude. Le conseiller aux Etats Hans Stöckli, qui connaît ces deux camarades depuis de nombreuses années, nous livre une explication: «Alain Berset est né conseiller fédéral, c’est un surdoué qui a brûlé les étapes. Simonetta Sommaruga, elle, a dû trimer davantage et plus longtemps pour y arriver.» Et il n’y a qu’à voir le sourire carnassier d’Alain Berset qui n’a que 42 ans et celui, plus timide, de Simonetta Sommaruga, 54 ans, pour comprendre qu’on a peut-être affaire à deux pianistes, mais aussi à deux sensibilités bien différentes.
Quoi qu’il en soit, cette année, c’est bien Simonetta Sommaruga qui jouera la frontwoman du groupe. Ce sera à elle d’éviter que nos accords avec l’Union européenne ne prennent feu, comme le casino de Montreux en 1971 lors du concert de Frank Zappa. Mais puisqu’ils s’entendent si bien, Alain Berset, l’europhile qui rêvait de devenir ministre des Affaires étrangères, a peut-être une de ses stratégies d’enfer à lui souffler. Histoire que notre balade avec l’Europe ne se termine pas dans un hard rock ravageur, du type Highway to Hell.