Analyse. Où en sont les relations entre la Suisse et l’Union européenne? Que pense l’opinion du club des 28? Entre l’application de quotas d’étrangers ou le maintien des accords bilatéraux, que veulent vraiment les citoyens? «L’Hebdo» a voulu en avoir le cœur net, et publie des résultats surprenants d’une grande enquête menée par l’institut M.I.S Trend, tant sur l’adhésion à l’UE que les «juges étrangers».
Textes Chantal Tauxe
Illustrations Matthias Rihs
Sortez les grigris, arborez vos talismans, allumez des cierges pour que Simonetta Sommargua et Didier Burkhalter réussissent à obtenir un accord avec l’Union européenne sur la mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse, car si le Conseil fédéral échoue, le marasme moral, politique et économique est programmé.
Depuis de longues années, la Suisse s’est bercée d’une douce illusion: la voie des accords bilatéraux constitue la meilleure manière de régler nos relations avec l’UE. La meilleure et la seule. Les bilatérales sont devenues nos Tables de la Loi, inscrites dans le granit, comme une volonté biblique à laquelle il est impossible de déroger. Le mot «adhésion» a été rayé du vocabulaire du gouvernement en 2005: le Conseil fédéral a renoncé à le qualifier d’objectif de sa politique européenne (tel que décidé en mai 1992), l’incorporation dans l’UE n’est plus qu’une option.
Ce travail d’effacement de l’horizon politique, comme naguère les dictatures faisaient disparaître des dirigeants en disgrâce des photos officielles, a porté ses fruits vénéneux, comme le montre le sondage réalisé pour L’Hebdo par M.I.S Trend (lire fiche technique en page 54). Malgré tous les signaux d’alarme lancés par Bruxelles depuis des années et plus clairement encore après le 9 février, une majorité de Suisses croient à la survie des bilatérales et indiquent que le gouvernement trouvera une solution. Elle cultive toutefois un doute (53% de peut-être) et se prépare à trancher entre une application stricte des quotas ou le maintien de la voie bilatérale si nécessaire. Clairement, s’il faut choisir, c’est le contingentement de la main-d’œuvre que les Suisses préfèrent laisser tomber plutôt que les accords avec l’UE. Comme dans d’autres sondages, les bilatérales reposent sur un socle de près de 70% d’avis favorables, le score d’Ecopop il y a quelques semaines à peine.
Polentagraben tonitruant
Cet attachement aux bilatérales n’efface pas le sentiment qu’il y aurait trop d’étrangers. Neuf mois après le scrutin sur l’initiative contre l’immigration de masse, les Suisses restent divisés en deux camps de poids quasi égal sur la question par rapport aux immigrés européens, et basculent majoritairement dans le refus des flux d’étrangers extracommunautaires.
Que faire alors si les accords bilatéraux tombent faute d’entente entre la Suisse et les 28 ou lors d’un nouveau vote populaire? Entre le retour aux accords de libre-échange prôné par Christoph Blocher et l’adhésion, trois quarts des citoyens choisissent la première solution. Notre enquête d’opinion confirme là encore de précédentes études, l’adhésion de la Suisse à l’UE ne bénéficie que de 17% de soutien. Il n’y a plus de Röstigraben en la matière, juste un violent Polentagraben: seuls 6,6% des Tessinois parviennent à imaginer un ralliement de la Confédération à l’Union.
Un gros travail d’information et de conviction attend les milieux économiques si la voie bilatérale meurt. Le retour aux accords de libre-échange de 1972 ne garantit pas le même accès au grand marché européen ni les mêmes facilités de reconnaissance et d’homologation des produits suisses.
Défi identique pour les milieux académiques et culturels, qui ne pourront plus participer aux programmes d’échanges, de recherche ou de coopération qu’éventuellement comme état tiers.
Le choix de revenir aux conditions de la préhistoire du commerce international, aux règles d’avant la mondialisation, montre à quel point la détestation de l’UE s’est désormais bien installée chez nous.
Ce rejet de l’UE est plus fort chez les jeunes que chez leurs aînés, qui conservent la mémoire de la situation d’avant la création de l’Espace économique européen en 1992. La génération des moins de 30 ans apparaît mondialisée, tout en ayant zappé la dimension européenne. Elevée dans des classes multiculturelles, elle est xénophile et se montre acquise à la supériorité du droit international sur le droit suisse, mais indifférente au projet de paix à la source de la construction européenne (qui provoque encore le respect parmi les plus âgés). Les jeunes Suisses ont grandi avec une UE en crise qui ne suscite pas l’envie d’en être. Il leur manque l’expérience d’une Suisse non connectée aux réseaux de l’UE (dont une partie de leurs aînés se rappellent mieux les inconvénients).
La méfiance face à l’UE est aussi spectaculaire parmi les Tessinois, qui livrent dans toutes les questions la concernant les jugements les plus sévères. Ce sont eux qui plébiscitent à 65% la définition la plus conservatrice de la souveraineté «chacun doit rester maître chez soi», alors qu’un tiers des Alémaniques se disent ouverts à la notion d’interdépendance.
De manière générale, les Suisses apparaissent peu à l’aise avec la notion d’interdépendance, mais aussi peu au courant de la réalité des liens commerciaux avec les pays voisins.
Quand on leur demande quels sont nos trois principaux partenaires commerciaux, seul un tiers citent les trois premiers juste (Allemagne, Italie, France). L’Italie est oubliée, l’importance de la Chine et des Etats-Unis est surévaluée.
Le réveil de la société civile
A ce stade, la Suisse que décrit notre sondage semble submergée par les thèses blochériennes. Celles-ci prévalent souvent par absence de contre-discours. En effet, sur la question de la supériorité du droit suisse récemment débattue, surprise: le souverain ne suit pas l’UDC. A 57%, il déclare ne pas se sentir gêné par le fait que des juges étrangers statuent sur des affaires suisses portées devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le réveil des milieux académiques et de la société civile se lit dans ce résultat: quand le discours blochérien est publiquement contré, il peut être freiné. Les juges étrangers, ce n’est pas plus un souci que les médecins étrangers – le mythe des phrases du pacte de 1291 toujours pertinentes plus de sept cents ans après s’effondre gentiment.
Qu’il s’agisse d’incompréhension, de doute ou d’un rejet de l’UE, les sentiments antieuropéens d’une majorité de Suisses doivent être relativisés: la menace de l’islamisme radical les effraie beaucoup plus. Au cœur du continent, la Suisse s’englobe, à l’insu de son plein gré, dans le destin commun.
FIiche Technique
«Sondage sur les relations Suisse-Europe» réalisé du 21 novembre au 3 décembre 2014 par l’Institut M.I.S Trend, à Lausanne, auprès de 1349 citoyens suisses âgés de 18 ans et plus, soit 668 en Suisse romande, 470 en Suisse alémanique et 211 au Tessin. Marge d’erreur sur le total: +/– 2,7% sur le sous-échantillon en Suisse romande; +/– 4,5% sur le sous-échantillon en Suisse alémanique; +/– 6,8% sur le sous-échantillon au Tessin.
chantal.tauxe@hebdo.ch
Twitter: @ChantalTauxe
Facebook: chantal.tauxe
Blog: «Pouvoir et pouvoirs», sur www.hebdo.ch