Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Le Monde vu par Lukas Bärfuss

$
0
0
Mercredi, 24 Décembre, 2014 - 05:52

Interview. A 43 ans, Lukas Bärfuss est la tête pensante et politique de la nouvelle génération d’écrivains suisses. La sensibilité aiguisée par l’expérience de la rue, l’intellectuel se bat pour une Suisse où les valeurs de l’esprit l’emporteraient sur celles de l’économie.

En noir et en jean, il glisse sur son vélo aux lignes épurées comme tant d’autres Zurichois stylés. Mais il n’est pas comme les autres, Lukas Bärfuss, enfant de Thoune et de milieu modeste. Il n’y a qu’à voir sa tête, très grande. On ne serait pas surpris d’en voir sortir des antennes tant il a le cerveau et les sens en alerte. Pourtant, à 43 ans, l’auteur pourrait se laisser bercer par les trompettes de la renommée. Il vient de recevoir le Prix du livre suisse pour son roman Koala, inspiré du suicide de son demi-frère. Son petit livre sur le génocide au Rwanda, Cent jours, cent nuits, a été traduit en quinze langues. Depuis plus de dix ans, il enflamme le public des théâtres du monde germanophone et au-delà, collectionne les distinctions. Enfin, une première, sa pièce la plus célèbre sort au cinéma en février, Dora ou les névroses sexuelles de nos parents, une adaptation signée par la Zurichoise Stina Werenfels.

Il n’empêche. Lukas Bärfuss reste sur sa faim insatiable face à la complexité du monde. Lecteur hyperactif, il se plonge dans Montesquieu ou Archimède, histoire d’approfondir. Et garde entière sa capacité de s’étonner, de s’indigner. Et de partager.

Alors il écrit. Des histoires qui nous happent, des pièces qui saignent. Mais il parle aussi. Et tend à d’autres le micro pour tenter de comprendre notre société, pour ne pas laisser cantonnées aux seuls spécialistes les questions compliquées. Pour lever la tête plutôt que de courber l’échine. Il a organisé, notamment, des discussions au Schauspielhaus, le théâtre de Zurich, invité Jean-Claude Juncker, alors premier ministre du Luxembourg, à dialoguer avec Christoph Blocher, mais aussi interrogé le théologien Hans Küng ou la sociologue et économiste américaine Saskia Sassen.

Bref, Lukas Bärfuss s’inscrit résolument dans la lignée des Max Frisch, Fried­rich Dürrenmatt ou Adolf Muschg, celle des écrivains citoyens.

Nous l’avons rencontré dans un café zurichois. Pour parler de son parcours vers l’écriture et l’engagement.

Quand vous embrassez votre femme, il vous arrive de penser à la Syrie, racontiez-vous un soir devant un parterre de lecteurs. Vraiment?

Je veux dire que je ne déclenche pas une petite machine pour penser en homme politique. Là où j’habite, où je bois mon café, c’est un lieu politique. Dans ce bistrot, la femme qui nous sert est une jeune Allemande, je crois. J’imagine qu’elle est venue ici pour gagner sa vie. Que va-t-il lui arriver après ces votes sur l’immigration? Pour moi, la vie et la politique ne sont pas séparées, vraiment pas.

C’est un moyen d’opprimer les gens que de séparer ces mondes. De prétendre qu’il y aurait d’un côté la vie privée, où tu peux vivre heureux, avec un appartement bien meublé et des vacances. Et de l’autre les grandes idées, la liberté, la paix, dont il vaut mieux ne pas t’occuper.

D’où vient votre intérêt pour la politique?

Je ne sais pas exactement. Une disposition peut-être. Et la vie. Ma jeunesse était exposée aux problèmes parce que j’ai vécu dans la rue. Là, on découvre les grandes contradictions de notre société, on encaisse sa violence comme un coup de poing dans la figure. Je ne me sentais pas en sécurité. J’ai ainsi passé une période assez troublante, fragile, entre 16 et 20 ans, à Thoune puis à Berne.

Vous dormiez dehors?

Oui, parfois, dans des parcs quand il faisait chaud, à côté de chez Denner. D’autres fois chez des copains. C’est peut-être pour cela que j’ai développé une sensibilité pour les sujets qui concernent toute la société et surtout les faibles, les pauvres. Quelque chose qui ne vient pas seulement de mon cerveau. Quelque chose d’existentiel. La solidarité, par exemple, n’est pas une vue de l’esprit. D’elle dépend souvent le prochain repas. Mangera-t-on? Ou pas.

Etait-ce un choix, avez-vous voulu vous frotter aux difficultés de la vie?

Non. Plutôt la conséquence d’une situation familiale compliquée. Mais je ne veux pas entrer dans les détails.

Quelle relation entretenez-vous avec votre petite ville de Thoune que vous décrivez de manière sévère dans votre roman «Koala» mais qui vous a décerné son prix culturel?

Une relation compliquée. A l’époque de ma jeunesse, dans les années 80, la Suisse était différente, étroite, et le monde politique bipolaire. A Thoune, l’armée était très présente avec ses casernes, des usines. Sinon, il y avait le Mokka, un club où circulait beaucoup de drogue. Plein de copains y sont tombés. Aujourd’hui, la ville a changé, mais moi, je vois encore celle qui habite ma mémoire.

Avant de devenir écrivain, vous avez été magasinier, planteur de tabac, manœuvre, pourquoi?

J’étais obligé de gagner ma vie après la fin de l’école primaire.

La formation scolaire d’un des intellectuels les plus en vue du pays se résume à l’école primaire. Cela va donner du courage à bien des jeunes.

Ah non, il ne faut pas encourager les jeunes à suivre mon exemple (il sourit).

Mais, plus tard, vous avez suivi un apprentissage de libraire…

Non.

Comment ça, non, vous êtes libraire pourtant?

J’ai travaillé dans une librairie durant sept ans. Comme la loi sur la formation professionnelle permettait de passer un diplôme si on avait travaillé un certain temps dans la branche, je me suis présenté à l’examen.

Une fois diplômé, vous quittez votre emploi et décidez de vous appeler écrivain. Quand bien même vous n’avez pas encore écrit de livre. Comment vous saviez-vous écrivain?

Il y avait deux choses qui m’intéressaient plus que tout: lire et écrire. Je lisais sans cesse depuis l’âge de 8 ans, depuis qu’un déménageur, au détour d’une promenade, m’avait laissé un carton à bananes rempli de livres dont une encyclopédie en plusieurs tomes. L’écriture, ça viendrait après les lectures.

J’ai toujours voulu être le mec en marcel blanc, assis derrière une machine à écrire, une clope entre les lèvres, un peu mal rasé comme aujourd’hui. C’était le rôle dans lequel je me voyais.
Et puis tout le monde m’a toujours dit: tu ne peux pas vivre de ta plume. Cela me provoque toujours quand on me dit que quelque chose n’est pas possible. J’ai pris un appartement à Bienne parce que ce n’était pas cher. Je voulais aussi m’éloigner des cercles qui me connaissaient comme libraire. Pour m’inventer une identité d’écrivain et être perçu comme tel. Cela entraîne deux effets: les gens le croient et, un jour, il faut le prouver.

Avez-vous trouvé facilement un éditeur?

Non, l’éditeur, auquel je suis toujours fidèle, est arrivé des années plus tard. D’abord, j’ai reçu une bourse à Langenthal. Il y avait encore quelques sous à distribuer et quelqu’un avait entendu dire que j’écrivais. Alors je me suis installé à Langenthal, devant une machine à écrire, pendant douze mois. J’y ai écrit deux romans qui, heureusement, n’ont jamais été publiés. Et ma première pièce de théâtre, Oedipus, qui a rencontré un succès immédiat. Avec un ami qui avait suivi l’école dramatique à Zurich, on a fondé le groupe de théâtre 400 ASA, cela m’a nourri plusieurs années.

Vos pièces et vos livres traitent de sujets délicats comme le suicide, la vie sexuelle d’une handicapée mentale, la guerre au Rwanda, le rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale.Les extrêmes vous attirent-ils?

Je ne sais pas comment ça vient. Les sujets frappent à ma porte. Je les renvoie. Ils reviennent, brisent parfois la porte avec fracas. D’abord, je me sens incapable d’écrire quelque chose sur un génocide que je n’ai pas vécu, un suicide que je n’ai pas commis ou sur l’idée de l’amour chez une fille handicapée. Pourtant, malgré tout, j’écris. Malgré, c’est le maître mot. Et je me lance dans de vastes recherches, je me rends sur certains lieux pour pouvoir imaginer l’histoire que j’écris de manière la plus précise possible et la plus plausible aussi.

Vous ne vous contentez pas d’écrire sur des thèmes politiques et sociétaux, vous vous lancez aussi dans le débat. Pourquoi?

Parce que je vois à quel point les gens souffrent si la situation globale profite seulement aux puissants. Quand le Parlement a durci la loi sur l’asile par exemple, c’était une question de responsabilité d’intervenir. Pas parce que je suis un écrivain mais surtout parce que je suis un citoyen de ce pays.

Parce que j’ai des enfants et que je veux laisser cette société en bon état, et pas seulement au niveau des infrastructures.

Après ces décisions sur l’asile, vous avez publié une tribune indignée dans un journal. Vous y avez critiqué nommément deux conseillers nationaux, rappelant que l’une a une piscine privée dans son jardin. Pourquoi s’en prendre aux personnes?

Il faut personnaliser la politique parce qu’elle a des conséquences personnelles pour les gens. Les lois ne se résument pas à des lettres, elles deviennent réalité. Et si cette réalité n’est pas vivable dans des conditions humaines, il faut dire quelque chose. Vivre avec 8 francs par jour (la somme accordée aux requérants d’asile pour leurs besoins en nourriture, vêtements, articles de toilette et transport, ndlr), c’est impossible.

De plus, cette loi ne visait pas à résoudre un problème mais à satisfaire une clientèle politique qui exige de la dureté envers les demandeurs d’asile. Du pur marketing. Aucun réfugié ne se laisse dissuader parce qu’il ne recevra que 8 ou 10 francs par jour. Il n’y a qu’à voir les bateaux bondés sur la Méditerranée. J’ai le sentiment qu’on investit beaucoup dans l’infrastructure dure, mais il existe aussi quelque chose comme une infrastructure mentale dont il faut prendre soin.

Pourquoi la Suisse aurait-elle besoin de cette infrastructure mentale?

Parce que cette nation repose sur une volonté et un intérêt communs. Or, l’identité nationale est assez faible en Suisse où le régionalisme prédomine. On se sent des racines en Suisse romande, ou, comme moi, à Berne.

Mais, comme Zurichois, je ne vois pas ce que j’ai en commun, économiquement, avec un Tessinois, ou avec quelqu’un qui habite le Jura. Si ce n’est que nous partageons certaines valeurs non matérielles, que nous pouvons construire une société ensemble d’après nos propres idées. Mais les idées ne poussent pas sur un sol stérile. Il faut le nourrir d’engrais, par la culture, par les échanges intellectuels. Il faut des lieux pour discuter, des théâtres par exemple. Jusqu’ici existait un noyau, quelques personnes convaincues que notre culture et nos traditions se nourrissent de livres et de pensées et pas seulement de réussite économique. A nous le tour de développer les valeurs mises en place par les générations précédentes, celles qui ont lutté pour la liberté d’expression et le droit de vote.

Nos valeurs seraient-elles en danger?

Elles sont toujours en danger. La République est un état d’esprit qui ne va pas de soi. Avant la chute du mur il y a vingt-cinq ans, l’ennemi extérieur exerçait une pression sur la Suisse et cimentait la cohésion interne. L’ennemi disparu, la question se pose à nouveau: que veut-on ensemble? Quel est le but de notre Confédération? La Constitution suisse donne une réponse dans son article 2 qui définit le but de notre Etat. Il stipule notamment que «la Confédération suisse protège la liberté et les droits du peuple»… Si elle ne s’avérait plus capable de remplir ce but, la Confédération ne serait plus qu’un squelette, sans chair et sans vie.

Avez-vous l’impression que la Confédération ne protège plus nos droits et notre liberté?

Nous avons vécu une rupture dans l’exercice de nos droits avec ce crédit pour l’UBS il y a six ans: 53 milliards dont les citoyens n’ont jamais pu discuter. Pas même le Parlement.

Je crois que la décision sur le sauvetage de l’UBS était pragmatique, raisonnable. Mais cette rupture a semé le doute sur le fonctionnement de notre système.

La démocratie suisse est-elle en panne?

Je ne crois pas que la complexité des temps modernes puisse être réduite à des questions dont la réponse est oui ou non. Sinon, notre système politique arrive à ses limites. On le constate avec toutes ces initiatives comme celle de l’UDC «Contre l’immigration de masse». Nous nous retrouvons bloqués, face à un gros rocher posé au milieu de notre vie politique. Tout le monde essaie de le bouger mais personne n’y parvient, les contraintes s’avérant trop importantes.

Alors, évidemment, rien n’a changé depuis le 9 février. Je comprends que cela rende les gens furieux. Mais ce n’est pas parce que le Conseil fédéral n’a pas la volonté d’appliquer cette décision, c’est juste trop compliqué. Et l’Union européenne (UE) ne veut pas se plier à notre volonté. Si on réduit à ce point la complexité, on en paie le prix.

Dans quel état se trouve la Suisse pour entamer 2015, année électorale?

Pour longtemps encore, elle va être occupée avec elle-même, occupée par des contradictions qu’elle s’est imposées de plein gré.

Je crois que la Suisse se retrouve dans une phase semblable à celle de l’âge de la puberté, quand l’individu doit développer son individualité, définir son identité et trouver sa place dans la société. Cela produit forcément de grands conflits. Personnellement, je refuse de rester tétanisé comme le lapin devant le serpent. Je ne veux pas me préoccuper exclusivement de la Suisse mais ouvrir la fenêtre sur un horizon plus large.

A propos d’ouverture, comment évoluera notre relation à l’UE?

Je crois que l’opportunisme se révélera plus fort que l’idéal d’indépendance. Tout dépendra du PIB. S’il évolue négativement durant quelques trimestres, nous adhérerons. En une semaine. Comme avec le secret bancaire. On nous a dit des générations durant qu’il était intouchable, que ceux qui l’attaqueraient s’y casseraient les dents. Puis, en un week-end, on l’a laissé tomber. Il ne faut pas trop se vanter de notre grand esprit d’indépendance.

Personnellement, l’Europe vous fait-elle rêver?

Ce qui s’est passé en Europe durant les dernières cinquante à soixante années marque un progrès historique dont nous pouvons féliciter les acteurs d’alors. Mais ce progrès implique une obligation, celle de poursuivre cette idée d’enjamber les économies et les constitutions nationales. D’autant plus qu’on voit une tendance des partis à diviser plutôt qu’à unir.

Les effets de la mondialisation ne peuvent pas être traités dans le cadre des Etats nationaux, trop interdépendants. Même l’Europe est trop petite, on le voit clairement avec les réfugiés, le climat ou l’approvisionnement en énergie.

Pour moi, l’Union européenne est une étape vers quelque chose de plus grand, l’universalisme, idée chère aux Lumières. Parce que personne ne peut profiter de sa liberté si une seule âme n’est pas libre.

On a pu mondialiser l’économie, mais mondialiser la politique semble encore trop compliqué. Nous devons l’apprendre pourtant. Pas par romantisme mais pour rester maîtres de notre destin, pour ne pas nous laisser enfermer dans des raisonnements purement économiques.

Aujourd’hui, on voit plutôt la peur, celle de perdre son travail, de se voir envahir, à Zurich par les Allemands, qu’une aspiration à l’universalisme…

Oui, on voit beaucoup d’Allemands dans les trams ici. Rien de plus facile que d’exploiter un ressentiment à leur égard plutôt que d’expliquer les vrais problèmes, difficiles à communiquer.

On assiste à un gap social dont souffre toute la classe moyenne. Pourtant, tout le monde travaille davantage, il y a croissance positive et les fortunes de quelques familles augmentent comme des boules de neige. Alors on se demande: où est l’argent? Depuis des années, on nous répète que nous vivons une crise, que nous manquons de ressources financières, qu’il faut économiser. Parler sans cesse de la crise est un bon moyen de terroriser les citoyens. Ils n’osent pas bouger, pas revendiquer, par peur de perdre leur emploi. Pourquoi accepte-t-on ce mythe?

Dans votre roman «Koala», vous remettez en question la notion d’ambition, de zèle, comme moteur de la vie: un éloge de la décroissance?

Non. Je crois que la décroissance va à l’encontre de la nature humaine. Mais on peut aussi opter pour une croissance des valeurs de l’esprit qui ne se calculerait pas en chiffres.
Si je dois tenir un plaidoyer, je défendrai davantage d’ouverture et de fantaisie, plus d’échanges que de séparations. Mais aussi davantage de suspicion envers les petits pièges qui captent notre attention. Ces petits trucs là, par exemple (il désigne son téléphone portable posé sur la table).

Ces petits trucs nous détournent-ils de l’essentiel?

Ces derniers jours, j’ai essayé d’échanger un regard, d’établir un contact ou de parler à des gens dans le train. Cela devient de plus en plus compliqué. On est toujours ailleurs. Toujours ailleurs. Or, la révolution, depuis la nuit des temps, demande de la présence. C’était le cas au Caire, en Ukraine. Les gens se rassemblent pour changer quelque chose. Les moyens de communication ne sont que des outils pour prendre rendez-vous. Mais il faut y aller.

C’est pourquoi j’ai toujours cru au théâtre. Il n’est rien d’autre que de la présence. Or, celle-ci, précieuse, est en danger.
Alors, soyons présents!


Profil
Lukas bärfuss

Né en 1971 à Thoune, il commence par écrire pour le théâtre des pièces qui lui valent de nombreux prix. Son livre Cent jours, cent nuits sur le génocide au Rwanda rencontre un énorme succès. Il vient de remporter le Prix du livre suisse avec le roman Koala dont la traduction française est prévue chez Zoé. Lukas Bärfuss vit à Zurich. Il a trois enfants et parle couramment le français.

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Frederic Meyer
Fabian Biasio / Keystone
Rubrique Une: 
Auteur: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles