Eclairage. Obama en a eu des tonnes, Angela Merkel n’en aura jamais. A l’aube d’une année électorale, nous nous sommes demandé ce qu’est le charisme en politique, comment il exerce son attrait et, finalement, s’il s’apprend.
«J’ai le sentiment qu’avec lui nous pourrions déplacer des montagnes. Je me sens plus intelligente parce qu’il formule tellement mieux que moi ce à quoi j’aspire.» La jeune militante ne parle ni d’Obama ni du dalaï-lama. Elle parle d’un Vaudois: Pierre-Yves Maillard, président du gouvernement, lui que ses camarades ont commencé à appeler leader charismatique il y a vingt-cinq ans déjà. Lui dont le nom tombe, même en Argovie ou à Zurich, quand on demande à un politicien de l’UDC de nous citer un Romand qui aurait du charisme.
Parce que Pierre-Yves Maillard a ce quelque chose que sa collègue, la pourtant très compétente Anne-Catherine Lyon, n’a pas. Ni aucun de nos conseillers fédéraux, d’ailleurs. Quelque chose qui, au-delà de l’action politique, touche droit au cœur.
Cette qualité qu’a incarnée, au carré et à une tout autre échelle, Barack Obama lors de sa première campagne et au début de son premier mandat. Rappelez-vous ce sentiment qui nous transportait quand celui qui semblait le plus grand pacificateur du monde fut élu président des Etats-Unis en 2008. Quand, avec nos enfants, les larmes aux yeux, on se disait qu’on vivait là un moment qu’on n’oublierait jamais. Parce qu’il était aussi le premier Black, Mister President. Comme sa femme. Ils rayonnaient et le monde tressaillait.
Parmi les figures charismatiques qui sont restées dans l’histoire, on cite souvent Gandhi, Nelson Mandela, Aung San Suu Kyi, Indira Gandhi. Ces icônes dont le rayonnement saute les frontières et les barrières linguistiques. Icônes, parce qu’ils ont risqué leur vie pour leurs idées. Montrer du courage, en donner aux siens alors qu’il faut affronter la tempête, la faim, la guerre, le chômage, la crise ou simplement l’adversité, est sans doute une des composantes majeures du charisme en politique. Ce sont ces mêmes qualités qui imposent Winston Churchill et Charles de Gaulle comme de grands charismatiques du XXe siècle, des êtres d’exception qui firent rempart au nazisme quand les bombes pilonnaient et l’Europe et le monde. Ce Churchill énorme, alcoolique et génial fut l’homme de la situation alors qu’il ne fit rien miroiter d’autre à son pays que du sang, de la sueur et des larmes. Quel politicien oserait ces mots aujourd’hui?
Tout à l’opposé et dans le monde contemporain, jamais vous n’entendrez Angela Merkel dire quoi que ce soit qui puisse stresser les Allemands. Jamais vous ne décèlerez la moindre once de charisme chez la femme la plus puissante du monde. La chancelière incarne l’anti-pathos, l’anti-ferveur, elle n’élabore pas de vision, ne fait vibrer personne. Elle n’essaie même pas. Si vous écoutez ses discours, vous entendrez toujours le même ton monocorde, pressé d’en finir, même quand elle inaugure un monument pour les victimes de la Seconde Guerre mondiale.
Il n’empêche: la majorité des Allemands préfèrent cette femme ennuyeuse mais rassurante à tout autre politicien. On le conçoit dans un pays qui a connu le charisme politique dans la pire de ses versions: Adolf Hitler.
Un don du Saint-Esprit
Mais, au fond, comment définir le charisme? Si chacun a sa petite idée, son ressenti personnel, le dictionnaire, assez précis, parle d’un «don particulier conféré par grâce divine pour le bien commun» et d’une «qualité qui permet à son possesseur d’exercer un ascendant sur un groupe».
Le charisme, ce «don gratuit», trouve son origine chrétienne à la Pentecôte. Mort pour le salut du monde, Jésus-Christ aurait envoyé le Saint-Esprit se répandre en langues de feu sur les douze apôtres. Brûlant de cette force charismatique, Luc, Paul et les autres seraient alors allés sur les chemins répandre la bonne parole. Benoît-Dominique de la Soujeole, frère dominicain et professeur de théologie à l’Université de Fribourg, estime donc qu’il est approprié d’user du mot charisme pour qualifier une personne politique. «Parce que le bien commun d’une société civile est confié principalement aux autorités politiques.»
Après la religion, la sociologie a tenté elle aussi d’éclairer le mystère. Max Weber, surtout, a distingué trois types de «domination»: la rationnelle, conférée par la loi à l’administration, par exemple; la domination traditionnelle, telle celle d’un roi, enfin celle qui nous intéresse ici: la domination charismatique. Max Weber appelle charisme «cette qualité exceptionnelle (…) d’un personnage, qui est pour ainsi dire doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu, ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un chef.»
Mais, attention, le charisme d’un personnage n’existe que dans la mesure où ses partisans le reconnaissent. Le sociologue contemporain Michael Löwy, directeur de recherche émérite au CNRS à Paris, insiste sur ce point: «Le plus important ne réside pas dans les qualités innées du politicien, mais dans le fait qu’il est reconnu par un groupe, ou même tout un pays, qui à un moment donné de l’histoire est prêt à recevoir et à suivre ses messages.» D’ailleurs, les qualités qu’on attend du leader varient selon les époques. «Autrefois, il fallait que ce soit un chef religieux. Ou un bon chef de guerre, comme César ou Napoléon. Puis on a préféré des hommes de paix, comme Gandhi.»
Un moment particulier
Il y a donc charisme quand convergent la rencontre entre un personnage hors du commun, ceux qu’il inspire et une période particulière. Churchill a été un leader charismatique durant la Seconde Guerre mondiale. Pas avant, pas après. Même s’il est redevenu premier ministre en 1951.
Aux Etats-Unis en 2008, Obama a redonné aux Américains une fierté nationale, l’espoir qu’à la guerre des civilisations et aux errances républicaines allait succéder la réconciliation.
Et, en Suisse, que dire du charisme exercé par Christoph Blocher sur ses adeptes? Cette influence est née elle aussi à un moment clé de l’histoire suisse, quand la Suisse voulait s’ouvrir au monde. C’est alors que ce conseiller national UDC a combattu, seul contre tous, l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE) puis gagné, un certain dimanche noir de décembre 1992.
Certains refusent de parler de charisme pour Christoph Blocher. Comme le professeur d’histoire honoraire de l’Université de Lausanne Hans-Ulrich Jost, qui ne voit chez le tribun zurichois que du populisme et de la manipulation. Une séduction comparable à celle d’un Berlusconi ou d’un Nicolas Sarkozy. Cela dit, Blocher a bel et bien un ascendant sur ses adeptes et a su, assez souvent, convaincre les Suisses en votation.
Critères d’évaluation
A l’Université de Lausanne, l’économiste Samuel Bendahan, qui a consacré sa thèse de doctorat au leadership charismatique, ose déterminer certains critères. Selon lui, un leader se réfère à des valeurs. Authentique, il montre l’exemple, fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait. Il se montre courageux, dessine un avenir, montre de la considération à son auditoire, qu’il inspire et stimule intellectuellement. «On se sent grandi en écoutant un leader charismatique», résume le chercheur.
Cette grille de lecture permet de classer les politiciens un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout charismatiques. Dans cette dernière catégorie entre notamment François Hollande, «flou sur les valeurs et pas courageux du tout». Tandis qu’Obama ou Maillard se retrouveraient plutôt dans les passionnément. Entre ces deux extrêmes se déploie tout un éventail. En Suisse, on trouverait Christian Levrat parmi ceux qui en auraient un peu, ou encore le conseiller fédéral Didier Burkhalter qui, durant son année présidentielle, a gagné en rayonnement alors qu’il n’en avait pas.
Une Suisse aride
Cela dit, notre pays offre un terrain peu fertile aux grands charismatiques. Exigu, fragmenté, son réservoir en personnalités marquantes l’est aussi. Et, dans une culture politique où règne plutôt le «c» de consensus, concordance et compromis, on se méfie des convictions tranchées. Surtout au Conseil fédéral. Un ministre par trop dominant ferait de l’ombre au collège. Les autres partis ne veulent pas de cela. Alors, à une Karin Keller-Sutter on préfère un Johann Schneider-Ammann, même s’il a toutes les peines du monde à exprimer ses idées. Doris Leuthard, certes personnalité rayonnante, n’a plus l’ascendant qu’elle avait, à ses débuts, sur son parti.
Quant à Eveline Widmer-Schlumpf, comme Anne-Catherine Lyon ou Angela Merkel, sa compétence force le respect mais ne transporte pas le citoyen sur un nuage d’euphorie. A l’image des professeurs italiens qui ont précédé Matteo Renzi au gouvernement italien, du type Romano Prodi ou Mario Monti.
Dommage: il pourrait se révéler utile de disposer d’hommes et de femmes charismatiques quand il s’agit de réformer le pays et de convaincre en votations!
Autre difficulté helvétique: le charisme, qui s’exprime beaucoup par le verbe, ne passe pas forcément la barrière des langues. Dans la génération précédente, on a vécu cette difficulté avec Jean-Pascal Delamuraz. Le Vaudois avait cet art de retourner une salle avec un savant mélange d’anecdotes, de conviction et de brillante rhétorique. Mais en français. En Suisse alémanique, la droite se moquait de ce radical trop social, pas assez Bahnhofstrasse.
Le charisme passe par la langue, par la voix aussi. Comme le relève Isabelle Moret, vice-présidente du PLR, «une grosse voix à la Maillard avantage, tout comme des mots simples, que tout le monde comprend, et une diction lente qui laisse le temps de réfléchir, et même un accent prononcé. Christoph Blocher parle de cette façon, Doris Leuthard aussi.»
Enfin, il y a un charisme emblématique, celui que dégage une personne qui fait corps avec le symbole qu’elle incarne. On pense ici à Christiane Brunner. Parce que la Genevoise était une femme compétente dont on n’a pas voulu dans un gouvernement d’hommes. Parce qu’elle était une fille du peuple, que cela se voyait, et que le Parlement n’a pas voulu la laisser grimper l’échelle sociale jusqu’au Conseil fédéral. Une injustice qui claqua comme une gifle aux Suissesses, qui montèrent en masse à Berne pour y clamer leur colère. Et imposer une autre femme. On parla dès lors d’«effet Brunner».
Outre des émotions, le charisme donne un pouvoir important, celui de convaincre militants et citoyens à participer à la réalisation d’une idée. «C’est extrêmement utile, surtout en politique, où l’engagement se fonde beaucoup sur le travail bénévole», relève le politologue Michael Hermann. Surtout en année électorale. Rien de tel qu’une salle qui chauffe pour gagner des voix. Christian Levrat, le président du Parti socialiste, élargit la notion de charisme à la «capacité à susciter l’adhésion émotionnelle, à aller vers les gens», une qualité qu’il voit chez de nombreux élus sous la Coupole. «Plus que le rayonnement de mâles alpha, c’est cela qui compte et qui permet d’emporter une élection.»
Leçons de charisme
Reste la question que se posent les futurs candidats: le charisme, est-ce que cela s’apprend?
Sur ce point, les avis divergent du tout au tout. Samuel Bendahan conseille aux aspirants en charisme de travailler les points suivants: vulgariser, montrer l’exemple par son parcours de vie, raconter ses réalisations politiques, et même ses défaites. Enfin, avancer des idées qui marquent les esprits.
Pierre-Yves Maillard nous avait confié un jour: «Au Parlement communal, au début des années 90, je ne prenais jamais la parole. Puis, les premières fois, je tremblais.» A force de parler en public, il a «appris le métier», à trouver les répliques au bon moment. «Ce qui touche peut-être les gens, c’est quand on trouve une formulation qui libère, qui montre à ceux qui croient qu’ils sont toujours perdants qu’ils peuvent relever la tête.»
Parler en public, surmonter sa peur et préparer un bon exposé, cela s’apprend. Gregor Rutz, conseiller national zurichois de l’UDC offre des cours idoines dans son bureau de communication. En revanche, le Zurichois est convaincu d’une chose: «Le rayonnement ne s’enseigne pas, c’est quelque chose d’inné.»
A l’autre bout de la Suisse, le maire de Genève abonde dans le même sens. Il sait de quoi il parle, Sami Kanaan. Avant sa brillante élection, il y a bientôt quatre ans, quelques politiciens avaient comparé son charisme à celui d’une huître ou d’une borne kilométrique. «Je parlais trop vite et je mâchais mes mots. Désormais, je fais attention, mais je ne suis toujours pas quelqu’un qui peut haranguer une foule.» Qu’à cela ne tienne, il restera lui-même. «A jouer autre chose que ce qu’on est, on ne tient pas dans la durée.»
L’écueil de la routine
Oui, le temps qui passe est un salaud qui n’use pas seulement la passion amoureuse, mais aussi le charisme. «Il arrive qu’avec le temps on soit un peu gêné par la ferveur qu’on a pu ressentir envers un politique», remarque le politologue Michael Hermann. Dans ce sens, ce qu’inspire Angela Merkel aux Allemands apparaît peut-être plus durable que les émois suscités par Barack Obama aux Etats-Unis.
De toute façon, le véritable charisme, celui qui rassemble les foules autour d’un leader pour œuvrer au bien commun reste rare. Au début du siècle déjà, Max Weber précisait qu’il s’agissait d’une «qualité exceptionnelle». Espérons tout de même que les élections fédérales de 2015 voient éclore quelques personnalités qui nous grandissent, nous inspirent et nous aspirent vers le mieux. Noble dessein politique dont la Suisse (comme le monde) a besoin.
Collaboration Chantal Tauxe
Barack Obama
Né en 1961 d’un père kényan et d’une mère américaine, il est le premier président afro-américain des Etats-Unis. Le démocrate élu en 2008 et en 2012 a travaillé comme avocat et enseigné le droit.
Angela Merkel
Née en 1954, la chancelière dirige l’Allemagne depuis 2005. Cette physicienne d’ex-RDA forme actuellement une coalition avec les sociaux-démocrates.
ILS EN ONT ...
Aung San Suu Kyi
Née en 1945, Prix Nobel de la paix en 1991 et figure de l’opposition à la dictature militaire de Birmanie, cette icône politique a passé vingt ans en résidence surveillée.
Pierre-Yves Maillard
Né en 1968, conseiller national, syndicaliste, le socialiste entre en 2004 au gouvernement vaudois qu’il préside depuis deux ans, responsable de la Santé et du Social.
Christiane Brunner
Née en 1947, l’avocate socialiste genevoise, conseillère nationale, sénatrice et présidente du PS suisse, ne fut pas élue au Conseil fédéral en 1993.
Winston Churchill
Né en 1874, cet homme politique conservateur sera premier ministre britannique entre 1940 et 1946 et mènera les forces alliées à la victoire contre le nazisme.
OU PAS ...
François Hollande
Né en 1954, cet énarque dirige le Parti socialiste français de 1997 à 2008 avant d’être élu président de la République en 2012 contre Nicolas Sarkozy.
Johann Schneider-Ammann
Né en 1952, entrepreneur, il a présidé le groupe Ammann. Le PLR bernois est responsable de l’Economie depuis son élection au Conseil fédéral en 2010.
Anne-Catherine Lyon
Née en 1963, l’avocate socialiste, élue au gouvernement vaudois en 2002, dirige le Département de la formation, de la jeunesse et de la culture.
Romano Prodi
Né en 1939, professeur d’économie, de centre gauche. Par deux fois président du Conseil des ministres italien. Président de la Commission européenne de 1999 à 2004.