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Hillary par Kennedy

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Mercredi, 24 Décembre, 2014 - 06:00

Portrait. Spécialement pour «L’Hebdo», l’écrivain américain Douglas Kennedy revient sur la trajectoire de Hillary Clinton. Et pose la question: veut-elle vraiment se lancer dans la course à la présidence? Quel que soit le dénouement, selon le romancier, il ne fait aucun doute que Hillary Rodham Clinton aura été l’une des figures clés de la politique américaine, une personne qui aura infléchi le rôle des femmes dans son pays.

Texte Douglas Kennedy
Photos Diana Walker

Commençons par son prénom. Ce n’est pas le plus usité des prénoms féminins américains. Et d’ailleurs, le second «l» de son prénom le rend encore plus insolite. Pourquoi l’a-t-on baptisée Hillary avec deux «l»? A en croire un article de presse, l’ex-First Lady/sénatrice/secrétaire d’Etat/candidate à la présidence en 2008 aurait expliqué en 1995 que sa mère l’avait ainsi baptisée en mémoire de sir Edmund Hillary qui, avec son guide Sherpa Tensing, fut le premier à mettre le pied au sommet de l’Everest.

Cette théorie souffrait d’un petit problème: sir Edmund Hillary a réalisé son exploit en 1953, alors que Mme Rodham a baptisé sa fille en… 1947. Mais en 2006, lorsque quelqu’un a souligné ce léger problème de calendrier, le service de presse de Mme Clinton a diffusé une déclaration indiquant que, en effet, elle n’avait pas été baptisée ainsi en l’honneur de sir Edmund.

Il ne fait aucun doute que, si elle devait réaliser ce qui paraît être son destin et remporter en 2016 l’investiture démocrate, il se trouvera un laborieux spin-doctor républicain vindicatif ou un journaliste de Fox News pour tirer parti de cette évocation de l’homme de l’Everest comme preuve qu’elle prend des libertés avec la vérité – tout comme Al Gore fut étrillé et ridiculisé pendant la présidentielle de 2000 pour avoir prétendument assuré qu’il avait contribué à créer ce cyberespace appelé l’internet, sur lequel nous passons tous tant de temps. Car attaquer Hillary et son mari à propos de n’importe quoi a systématiquement été la réponse de rigueur de la droite en Amérique depuis que Bill a remporté la Maison Blanche en 1992. Depuis vingt-cinq ans, les Clinton ont été parmi les figures à la fois les plus estimées et les plus vilipendées de la politique américaine. Et si on a dit que Bill était habillé de téflon, la boue ne parvenant pas à le salir – il a survécu à un scandale sexuel et à l’impeachment pour finir par être l’un des présidents les plus aimés et respectés de l’après-guerre – Hillary a montré elle aussi un immense talent de réinvention personnelle et professionnelle au fil de ses décennies de vie publique.

La réinvention est aussi américaine que les autoroutes à dix pistes et que notre foi de tous les jours en un destin de pays préféré de Dieu. F. Scott Fitzgerald disait un jour qu’il n’y a pas de second acte dans une vie américaine. Mais la politique américaine est riche d’individus qui se sont retrouvés au creux de la vague ou ont essuyé un échec, pour ensuite mieux rebondir et triompher à nouveau: Richard Nixon fut l’un d’eux, échouant à la présidence en 1960 et au poste de gouverneur de Californie en 1962, puis entrant à la Maison Blanche en 1968… jusqu’à ce que sa paranoïa et son besoin de régler des comptes aboutissent au dénouement shakespearien du Watergate. Il va de soi que Hillary s’est faite au feu, question revers et humiliations publiques, durant les huit années de présidence de Bill. Mais elle a aussi montré une trempe et un courage exceptionnels en devenant une politicienne et une femme d’Etat accomplie depuis l’année 2000. Sa prochaine et deuxième candidature à la présidence est aussi la preuve – s’il en fallait une – qu’elle est dotée d’une immense confiance en elle-même et de l’aptitude à résister à cette forme hyperciblée et vindicative d’examen public dont les Etats-Unis pensent qu’il est le prix à payer pour assumer une charge publique.

Une figure de la nation

En tant que telles, et même si elle n’a pas été prénommée en hommage à sir Edmund Hillary, les implications métaphoriques du lien entre elle et l’homme qui conquit un sommet naguère invincible sont désormais claires. L’histoire personnelle de Hillary Rodham Clinton en dit long, non seulement sur sa maîtrise des aspects fratricides de la politique américaine mais aussi de sa capacité à supporter ce besoin de détruire les réputations qui fait désormais partie intégrante du politique. Sa vie et ses œuvres soulignent également les énormes avancées et les luttes incessantes que doit mener une femme au sommet du pouvoir politique, dans un pays qui reste engagé dans une guerre des cultures, où les forces du progrès s’opposent à celles du conservatisme chrétien et des prétendues «valeurs de la famille» (au nom desquelles la place de la femme est vraiment à la cuisine, très loin des allées du pouvoir).

Le fait est que, quoi qu’il arrive en 2016, il ne fait pas de doute que Hillary Rodham Clinton est devenue une figure transformationnelle essentielle de la vie de la nation américaine. C’est pourquoi, aux Etats-Unis, elle est autant aimée que haïe. Et c’est pourquoi son histoire est si profondément américaine.

Le passé de Hillary, membre éminent du Parti démocrate, et ses premiers pas en politique ont eu l’accent du bon vieux Parti républicain. Née à Chicago en 1947, elle a grandi dans ces nouvelles banlieues où les valeurs du pain blanc et le statu quo social régnaient en maître. Le grand romancier américain Sinclair Lewis situe Babbit, son attaque contre le conformisme américain, en un lieu assez semblable à Park Ridge, Illinois, la banlieue où elle a grandi.

Une républicaine...

Son père commerçait du textile, sa mère était une femme au foyer qui, sur le tard, a affiché en public des tendances féministes marquées. Dans ses récents mémoires, Hard Choices, Hillary écrit: «Ma mère disait souvent que la question féminine est le problème non réglé du XXe siècle.» De même, elle y souligne que Dorothy Rodham, décédée en 2011, «n’a jamais renoncé à son engagement en faveur de la justice sociale». Sa mère a vécu une enfance éprouvante et tâtonnante, avec des parents semblant fuir toute idée de responsabilité au sujet de leurs enfants. Les brefs passages que Hillary lui consacre dans sa récente autobiographie servent à rappeler que la réinvention personnelle était une part intrinsèque du psychisme de sa mère. Jouer le rôle d’épouse et de mère dans une banlieue de l’Illinois durant les années paisibles et prospères de l’après-guerre signifiait accepter le fait que là était la vie que la plupart des femmes de sa génération considéraient comme leur destin. A l’évidence, sa fille aurait pu elle aussi emprunter cette voie qui fut celle de tant d’Américaines jusqu’à la remise en cause de ce rôle de maîtresse de maison à la fin des années 60. Le succès étant vu comme un accomplissement majeur dans une société qui fonctionne toujours selon les lois du darwinisme social, Hillary devint en grandissant l’élève star par excellence, celle qui s’engageait dans toutes ces activités traditionnelles destinées à l’enfance: le scoutisme, la politique scolaire, la National Honor Society, toutes censées refléter le bon engagement citoyen et le sérieux.

Le fait est qu’elle fut une jeune femme très sérieuse, encouragée à songer à une carrière par sa mère et par un père plutôt critique. Ses succès scolaires lui ont permis d’être admise dans une des petites universités les plus prestigieuses du pays: Wellesley, près de Boston, un endroit qui, quoique réservé aux femmes, s’est toujours vanté d’être une serre du savoir, un lieu où l’on accorde bien plus d’importance à l’intelligence que dans les écoles d’étiquette. Conformément à la vision politique paternelle, elle est arrivée à Wellesley en républicaine sérieuse et a fait campagne, une année avant d’entrer à l’université, en faveur de l’archiconservateur Barry Goldwater, qui tenta de déloger Lyndon B. Johnson durant la présidentielle de 1964 (Johnson n’en fit qu’une bouchée, le décrivant comme un faucon extrémiste prêt à appuyer sur le bouton nucléaire).

... en rupture

L’arrivée de Hillary à Wellesley en 1965 a coïncidé avec un tournant dans la vie américaine, qui vit toutes les valeurs sociopolitiques rudement mises à l’épreuve et allait donner lieu à une rébellion contre les nombreuses contraintes dans lesquelles le pays vivait depuis les années Eisenhower. Assassiné en 1963, Jack Kennedy avait été une promesse de changement. Mais ses mille jours à la Maison Blanche s’étaient bel et bien inscrits dans une ère ancrée dans le racisme du Sud, les paranoïas de la guerre froide et la manière dont on respectait les rôles sexuels/conjugaux traditionnels.

Quand Hillary débarque à Wellesley, être républicain ne signifie pas être chrétien dogmatique, social-conservateur ou ennemi de la social-démocratie, caractéristiques actuelles du parti. A l’époque, il y avait beaucoup de républicains intelligents, réfléchis, ayant des visions sociales relativement libérales adossées à la probité fiscale (ça avait toujours été le parti des hommes d’affaires). Mais, alors qu’elle est aux études, la première grande réinvention politique de Hillary a lieu quand elle entreprend de s’engager contre les monstruosités de la guerre du Vietnam et se montre secouée et accablée par l’assassinat de Martin Luther King (elle joue aussi un rôle éminent en s’associant aux quelques rares étudiantes afro-américaines pour organiser une grève de deux jours en faveur d’un plus grand nombre d’étudiantes et de professeurs noirs).

Il y a deux autres faits notables concernant Hillary au cours de ses études: après son diplôme de Wellesley obtenu avec mention, elle passa l’été à voyager à travers l’Alaska et y travailla dans une conserverie de poisson, jusqu’à ce que cette demoiselle de l’Est bien éduquée se fasse virer pour avoir osé poser des questions sur les conditions de travail malsaines dans lesquelles ses camarades ouvriers s’échinaient.

La rencontre avec Bill

Bien sûr, l’Amérique regorge de dizaines de facultés de droit prestigieuses. Mais Harvard et Yale occupent le sommet. Après Wellesley, Hillary fut admise à Yale. Les questions sociales devinrent un souci permanent pendant ces années couronnées de succès (elle faisait partie de ces gens, dans le plus pur style américain, pour qui la réussite est une forme d’autovalidation au quotidien). Et c’est là qu’elle rencontra un camarade lui aussi brillant: un jeune homme qui s’extirpait d’une enfance difficile en Arkansas pour être admis dans une prestigieuse université américaine (Georgetown), obtenir une bourse Rhodes pour Oxford (l’une des plus grandes récompenses académiques aux Etats-Unis), puis une place à Yale. Lui, c’était bien sûr William Jefferson Clinton. Ils commencèrent à se fréquenter en 1971 et, bien que des bibliothèques entières aient été écrites sur la complexité et les marchandages supposés faustiens de leurs relations depuis leur mariage en 1975, une grande vérité souligne leurs décennies communes, souvent tumultueuses: ils ont cette ambition partagée qui les a vus forcer leur chemin à travers les scandales et les revers politiques, et une foi dans la réussite vue comme un rempart contre tout ce que la vie peut jeter en travers de votre route.

Alors, pourquoi une jeune femme magnifiquement instruite, avec des visions désormais progressistes (elle était déjà une érudite en droit applaudie quand elle quitta Yale), déménage-t-elle en Arkansas au milieu des années 70? En ce temps-là, il s’agissait d’un Etat misérable, socialement arriéré, un peu négligé, sans aucun exutoire culturel ou intellectuel pouvant séduire une femme de l’intelligence de Hillary. Mais Bill était un fils de cet Etat. Et c’est en Arkansas que ses ambitions politiques naissantes pouvaient au mieux être concrétisées. De plus, Hillary échoua à l’examen crucial du barreau du District Columbia (qui vous permet d’exercer le droit après le diplôme «juris doctoris»). C’est ainsi qu’elle fit l’un de ses multiples choix révélateurs pendant son mariage avec Clinton et l’accompagna dans ce coin perdu et poussiéreux de l’Upper South.

En 1976, Bill Clinton était ministre de la Justice de l’Arkansas. En 1978, il en devint le gouverneur et, hormis une période de deux ans où il fut éjecté, il allait demeurer à la tête de l’Arkansas jusqu’en 1992. Pendant ce temps, Hillary devenait la première femme partenaire chez Rose Law, une importante étude d’avocats de l’Arkansas. A la fin des années 70, c’était une sorte de double job jamais vu: être la First Lady d’un Etat aussi conservateur et en même temps une avocate pratiquante. Leur seule enfant, Chelsea, est née en 1980, mais Hillary a continué de travailler chez Rose Law après sa naissance: autre rupture avec le rôle maternel traditionnel en Arkansas.

Bill Clinton s’est révélé doué pour savoir garder un pied dans le camp démocrate progressiste tout en ne se gênant pas de souligner ses racines de bon gars de la campagne, habile à jouer des deux côtés du fossé politique. Alors même qu’il concourait pour la présidence en 1992, il signait en Arkansas l’arrêt de mort d’un détenu mentalement arriéré qui avait tué un policier. Clinton savait qu’en se montrant clément il s’exposait à toutes sortes de critiques (mou contre le crime) par le camp Bush. Il quitta même sa caravane électorale pour aller assister à l’exécution, afin d’afficher ses intentions en matière d’ordre et de loi.

Le refus de l’establishment

Bien sûr, les affaires poisseuses de sexe commencèrent à émerger durant la campagne de 1992. Il y eut les révélations d’une serveuse, Genefer Flowers, affirmant qu’elle avait eu une amourette avec le gouverneur. Il y eut la fameuse apparition de Bill et Hillary dans 60 Minutes, un des programmes de magazine d’actualité les plus populaires de la TV américaine, où Hillary eut le mauvais goût culturel de dénigrer le chanteur country le plus aimé, Tammy Wynette, dont la ballade Stand By Your Man est un des hymnes de la culture du Sud américain. Fouillez dans la presse de l’époque et vous découvrirez les féroces prémices d’une campagne d’attaques, surtout contre Hillary, censée être une machiavélique beaucoup trop instruite et affirmant – lors d’une interview désastreuse – qu’elle évitait les joies de la maîtresse de maison, comme faire des biscuits, par exemple.

Vue rétrospectivement, la campagne présidentielle de 1992 fut un miroir des guerres culturelles de dernier recours. Si le triomphe reaganien des années 80 fut une réfutation de la contre-culture des sixties, du terrible chaos du Vietnam et du foutoir paranoïaque du Watergate; si George Bush Senior a remporté l’élection de 1988 en assurant le statu quo, l’élection de 1992 fut le moment où la génération du baby-boom revoyait son agenda et s’accréditait comme étant désormais aux commandes. Bill et Hillary – issus des meilleures écoles, lettrés, motivés et ambitieux – constituaient un changement de ton avec la génération de la Seconde Guerre mondiale qui tenait le haut du pavé depuis les années Eisenhower. Clinton fut chanceux dans une économie en récession et avec un troisième candidat, Ross Perot, qui attira sur lui une part décisive du vote républicain de soutien à Bush Sr. Mais la presse de droite n’aimait pas l’intelligence rouée de «Bubba», comme on surnommait Clinton; elle doutait de sa morale et n’approuvait pas la First Lady la plus intellectuelle de l’histoire (Eleanor Roosevelt étant classée deuxième), qui refusait d’interpréter le rôle de maîtresse de maison nationale et fut chargée d’essayer de mettre sur pied un système de santé universel. Quand les républicains ont pris le contrôle du Congrès aux élections de mi-mandat 1994, tout espoir de promulguer ses propositions s’effondra, mais elle réussit, avec des démocrates, à orchestrer quelques lois clés sur les soins aux enfants et insista pour la création d’une task-force au sein du Département de la justice afin d’aggraver les poursuites pour les violences faites aux femmes.

Son mari s’est montré un président brillant tacticien, notamment en négociant en coulisses avec l’opposition républicaine. Il a politiquement émasculé l’arrogant et vaniteux républicain Newt Gingrich, président de la Chambre des représentants, qui détestait les Clinton à cause de leur étincelant parcours dans les meilleures hautes écoles. Il a montré une extraordinaire empathie qui lui a permis d’être en lien avec la vox populi américaine. Mais il y eut l’affaire Whitewater, du nom d’un investissement fait par les Clinton en Arkansas, qui se révéla fâcheux à la fin des années 70 et souleva toutes sortes de questions à propos d’une magouille de la part de Bill et Hillary. Son cabinet d’avocats étant impliqué dans l’investissement, y avait-il conflit d’intérêts de la part de Hillary? Au bout du compte, toute l’affaire s’est tassée quand un avocat, qui ne les aimait pourtant vraiment pas, dut laisser tomber l’affaire pour insuffisance de preuves. Il y eut aussi l’affaire du Travelgate, où l’on reprochait aux Clinton de falsifier des frais de voyage illicites pour remplacer des membres du personnel de la Maison Blanche par des copains de l’Arkansas. Le suicide de Vince Foster, conseiller de la Maison Blanche et ami des Clinton, eut aussi sa part d’ombre, puisqu’on insinua que Hillary aurait ordonné la purge de ses dossiers au lendemain de sa mort.

Trahie mais pas abattue

Puis c’est une turlute qui faillit tout ficher par terre. Dans le sillage du scandale Monica Lewinsky, des républicains cherchaient l’impeachment. Là encore, Hillary se retrouva sous le feu des projecteurs, en femme trompée d’un homme dont l’intelligence n’allait pas jusqu’au bon choix de ses maîtresses. On a beaucoup dit de l’attitude de Hillary dans cette phase. Sa relation avec Bill était-elle une imposture, un mariage blanc de nature à démentir l’image d’une First Family sans histoire? Plusieurs commentateurs de droite, des Monsieur Je-Sais-Tout, soulignèrent que Hillary était clairement une femme castratrice; qu’il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que Bill la trompe. De même, pas mal de féministes se sont indignées lorsqu’elle décida de soutenir son homme.

Nous aimons toujours deviner les raisons d’une infidélité une fois qu’elle est révélée. Quiconque a été marié sait bien que le mariage est un territoire distinct, avec ses propres lois, ses propres usages, ses propres limites (ou l’absence de ces limites). Par conséquent, il est difficile de dire si leur propre ambition commune – leur marque d’entreprise Clinton Inc., pour ainsi dire – les a soudés ou si leur mariage était du genre à fonctionner selon des lois différentes de la norme supposée. Quelle qu’en soit la raison, ce qui m’a vraiment sidéré dans sa décision de rester est le fait qu’elle avait compris qu’en demeurant auprès de son mari volage elle affichait sa loyauté, dans un pays qui y attache beaucoup de prix, tout en frayant un chemin à ses propres ambitions politiques. Une First Lady divorcée n’aurait peut-être pas obtenu tant de résultats. A l’inverse de la femme qui, en dépit de la honte et de la cicatrice émotionnelle, a montré sa résilience en restant. Comme nous sommes dans un pays aux racines puritaines profondes – il a été fondé comme colonie théocratique par des fanatiques religieux protestants – nous aimons la persévérance, nous nourrissons notre douleur mais continuons à aller de l’avant (voyez à quel point les westerns américains débordent de telles situations). Hillary a fait preuve d’un sens moral à toute épreuve. Hillary a montré sa capacité de pardon. Hillary a déniché un siège de sénateur vacant qui tombait à pic: New York. Bien qu’elle fût la grande favorite de l’intelligentsia de l’Etat, elle a prouvé qu’elle savait y faire avec les électeurs des classes populaires dans les villes ouvrières. Elle a gagné haut la main en 2000, au moment même où le mandat de son mari à la Maison Blanche tirait à sa fin. Elle a encore mieux été élue en 2006. Ensuite, en tant que sénatrice élue deux fois – grâce aussi au fait que l’opinion publique admet que la présidence de son mari a été parmi les plus réussies de l’après-guerre, puisqu’il a même rééquilibré le budget quand l’économie prospérait – sa candidature démocrate à la Maison Blanche en 2008 semblait couler de source.

Une capacité à se réinventer

Mais c’est alors qu’un jeune sénateur nommé Barack Obama surgit de l’Illinois, promettant «Yes we can» et au bénéfice d’une biographie irrésistible: père kényan, mère américaine, élevé dans le Midwest par ses grands-parents blancs; un homme qui a fait lui aussi son chemin dans les bastions universitaires de prestige, à Columbia et à la Law School de Harvard. Manifestement, l’homme de Chicago était un politicien soutenu par une équipe de professionnels sachant anéantir l’opposition. Alors que les Clinton avaient traditionnellement la machine électorale la plus lisse, Obama et ses durs à cuire se sont montrés plus malins, avec une puissance de feu supérieure. Bill et Hillary ont été sidérés par le résultat.

Mais, là encore, elle a affiché sa capacité de réinvention. Quand le président élu Obama lui a offert le très prestigieux poste de secrétaire d’Etat, elle a saisi l’occasion. Et ses quatre années comme cheffe de la diplomatie américaine ont même suscité les rumeurs admiratives de ceux qui la critiquent traditionnellement à droite. Elle se montra une personne de confiance, calme, réfléchie, le contraire d’une chiffe molle à la table des négociations, quelqu’un qui comprenait qu’éclipser le président ne lui vaudrait rien de bon en matière de relations publiques. Bien sûr, la droite a soulevé toutes sortes de questions sur sa responsabilité dans les lacunes de sécurité qui ont entraîné la mort de l’ambassadeur à Benghazi, Christopher Stevens, et de trois autres diplomates. Elle a endossé la responsabilité, alors qu’elle ne contrôlait pas directement les mesures de sécurité pour les diplomates américains à l’étranger. Reste qu’à ce stade Hillary s’était faite aux tambours de guerre battus par ceux qui, à droite, auront consacré leur carrière à la mépriser, elle et son mari.

Le fait est que la collection d’ouvrages anti-Clinton est considérable. Mais ce qui semble indisposer le plus ces commentateurs conservateurs, c’est que Bill et Hillary tiennent un peu de Raspoutine: on peut les empoisonner, leur tirer dessus, les jeter dans la rivière… ils ne cessent de se relever et de continuer à marcher. Il se peut que les scandales et les accusations dont ils ont été submergés soient un peu oubliés. Pas de doute: si Hillary est désignée candidate – et il n’y a pas en ce moment d’autre candidat ayant ses chances – la machinerie des machinations à son endroit va se remettre en branle. Et on se demandera si, finalement, ce pays peut vraiment élire une femme à sa présidence. Même s’il est loisible de soutenir qu’en 2008 l’Amérique a fait quelque chose d’extrêmement inattendu en élisant son premier président afro-américain, je me demande si, vu la nature hautement patriarcale du rôle présidentiel, le pays envisagerait sincèrement une femme dans le Bureau ovale. Il est clair que les Etats démocrates des deux côtes océaniques – et certaines poches dans le Midwest – peuvent facilement accomplir ce bond quantique. Mais le reste de la nation?

Et puis, il y a l’âge de Hillary. En 2016, elle aura 69 ans, le même âge qu’avait Reagan en prenant ses fonctions. Ses années au Département d’Etat, l’un des jobs les plus harassants, l’ont visiblement vieillie. Dans un pays où l’apparence joue un rôle crucial dans le succès politique, une partie de l’électorat sera-t-elle découragée par son âge avancé? Reagan s’en est bien tiré en faisant campagne comme le vieil oncle préféré qui allait redresser le vaisseau de l’Etat, consoler et gourmander, incarnant la figure du père dont le pays avait, paraît-il, besoin après le tumulte des deux décennies écoulées. Hillary est une actrice plus tranchante, plus coriace. Elle pourrait se retrouver à devoir choisir entre la peste et le choléra: trop impressionnante, elle sera accusée d’être une garce glaciale et calculatrice; trop chaleureuse et émotive, ses critiques diront qu’elle manque de cran pour assumer le rôle de «leader du monde libre» (comme nous aimons à le dire à propos de notre commandant en chef).

La grande question existentielle

L’autre frère Bush, Jeb, s’est lancé dans la course à l’investiture. Malgré ses joues flasques et son absence de convivialité, il est plus futé que George W., ce qui n’est pas vraiment un exploit. On le perçoit comme un modéré au sein d’un parti où les disciples d’Ayn Rand ont uni leurs forces avec celles des prosélytes de «Jesus is Lord». Ce qui pourrait lui compliquer les choses aux élections primaires, où il s’agira de calmer la base républicaine la plus extrémiste. Mais s’il réussit à négocier le moyen de gagner la nomination sans risquer d’être ensuite taxé de conservateur extrême, il possédera un atout sérieux pour l’élection fédérale. Jeb Bush fut gouverneur de Floride, un Etat qui, dans l’arithmétique électorale complexe, est un élément clé de la victoire à la Maison Blanche.

Et il peut probablement plaire aux électeurs décisifs dans des Etats tels que la Pennsylvanie et l’Ohio, qui ont hésité entre démocrates et républicains ces dernières décennies. Avec son épouse hispanique, il s’exprime bien en espagnol, ce qui peut se révéler important quand on vise le vote des Hispaniques dont le nombre ne cesse de croître. A ce point, il faut mentionner une autre évidence de la politique américaine: à de rares exceptions près (de Reagan à Bush Senior), les électeurs modérés votent en faveur d’un changement de parti une fois qu’un président a accompli ses deux mandats.

Reste enfin la grande question existentielle: Hillary veut-elle vraiment se lancer? Veut-elle risquer l’épuisement de presque deux années de campagne pour un job qui, pour diverses raisons, pourrait être tout simplement hors de sa portée? On y verra bien plus clair à l’été 2015. Mais quel que soit le dénouement, il ne fait pas de doute que Hillary Rodham Clinton aura été une des figures clés du paysage politique américain ces vingt-trois dernières années. Une personne qui aura infléchi la trajectoire du rôle des femmes en Amérique. Mais les guerres culturelles se poursuivent. Hillary demeure une cible centrale de la confrontation incessante entre deux camps antagonistes: progressistes contre conservateurs, laïques contre chrétiens, ouverts au monde contre insulaires hyperpatriotes. Nous avons actuellement deux pays aux Etats-Unis; deux pays qui se détestent cordialement.

Traduit par Gian Pozzy


L’auteur
Douglas Kennedy

Né à Manhattan le 1er janvier 1955, il étudie à New York et à Dublin. Deux villes où il travaille ensuite pour des théâtres avant de se consacrer à l’écriture. En mars 1988, il déménage à Londres au moment où son premier livre est publié. Il signe par la suite une quinzaine d’œuvres. Le romancier américain vit entre Londres, Paris, Berlin et Wiscasset dans l’Etat du Maine.

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