Décodage. La vie chère, l’état de guerre, l’emprise religieuse: autant de raisons qui rendent le quotidien de l’Etat juif insupportable à une partie de ses citoyens. Qui préfèrent partir pour l’Allemagne ou encore la Pologne, des pays pourtant au passé douloureux.
L’alya est un cas de conscience pour tout juif n’habitant pas Israël. Doit-il quitter l’endroit où il vit pour aller peupler l’Etat fondé par Ben Gourion, reconnu par les Nations Unies en 1948? Cette question morale se pose avec d’autant plus d’acuité que l’Etat hébreu, pour puissant qu’il est, s’estime en danger. La «montée» en Israël – le sens du mot alya – serait en quelque sorte un devoir patriotique, grandement facilité par la loi du retour de 1950.
Dès lors, et si l’on se place dans la situation inverse, est-il concevable, pour un juif, d’abandonner Israël à son sort, qu’il y soit né ou qu’il s’y soit installé après sa naissance? C’est non seulement concevable mais, en plus, c’est fréquent. La yerida, l’alya à l’envers, ou la «descente», est un phénomène courant. Ces dernières années, il est même devenu une sorte de mode. On va chercher une vie meilleure sous d’autres cieux. Ces départs peuvent n’être que temporaires.
«Vivre en Israël, ce n’est pas comme vivre ailleurs, c’est adhérer à un projet», avertit Gil Mihaely, un historien de nationalité israélienne résidant en France. Or, ce projet n’est pas de tout repos, pour les natifs comme pour les arrivants. Physiquement, déjà, mais surtout nerveusement. «Il faut tant donner de soi qu’à l’adhésion succède parfois la rébellion, explique l’historien. Adhésion et rébellion sont en réalité les deux faces d’une même pièce.»
De l’adhésion à la rébellion
Certains se révoltent donc et choisissent de migrer, par exemple à Berlin, la ville branchée par excellence (lire reportage p. 36). Pour une partie d’entre eux, c’est un retour aux sources, effacées par la barbarie nazie. Des Israéliens, du fait de leur ascendance européenne, demandent et obtiennent la nationalité d’un pays de l’Union, plus particulièrement de l’Europe orientale. Ce qui facilite grandement les séjours et déplacements dans l’espace Schengen, sans rien perdre de la nationalité israélienne.
De tous les pays d’Europe, la Pologne est, pour les juifs ashkénazes du moins, le plus «parlant». Environ 10 000 juifs y résideraient. Cette nouvelle présence a plus que jamais, ici, berceau de la culture juive d’Europe, du yiddish, la langue anéantie avec ceux qui la parlaient, valeur de témoignage. Fin octobre, les présidents polonais et israélien ont d’ailleurs inauguré à Varsovie le Musée de l’histoire des juifs polonais, qui présente «1000 ans d’histoire». «Les Polonais se sentent comme amputés d’un membre, ils recréent une sorte de présence juive virtuelle», analyse Gil Mihaely.
Cet engouement tranche avec les «maladresses» polonaises des années 80, quand l’Eglise locale bataillait pour l’installation d’un carmel dans l’enceinte du camp d’Auschwitz. De même, dans les campagnes, le «retour au shtetl» de fils et filles de rescapés, en réalité de simples visites sur des lieux de mémoire, passait mal. Ces tensions semblent aujourd’hui retombées.
Israël, pays d’où l’on part en nombre. «Plus de la moitié des Israéliens qui ont quitté leur pays ces dernières années n’y sont pas nés, explique Gil Mihaely. Et 10 à 15% des titulaires du passeport ne vivent pas en Israël. Des centaines de milliers de citoyens ont migré outre-Atlantique. Rien qu’aux Etats-Unis, il y en a un demi-million. Parmi eux, beaucoup de juifs russes de l’ère soviétique ou postsoviétique, ayant vécu un temps dans l’Etat hébreu.»
La dure réalité
Israël reste un pays où l’on vient. Les juifs français, aux prises avec un antisémitisme, parfois meurtrier, forment aujourd’hui le gros de l’alya: 4000 étaient attendus en 2014. Le gouvernement Netanyahou encourage financièrement ces migrations, qui contribuent à maintenir une démographie juive à flot. Mais les aides du début prennent fin un jour. Et pour ces juifs, en l’occurrence français, dont une partie s’implante dans les colonies, le réveil peut être rude et provoquer un retour en France, la greffe n’ayant pas pris. Gil Mihaely évoque le cas d’une femme divorcée avec enfants, une Française qui a connu un «grand problème d’intégration» en Israël, parlant peu et mal hébreu. «La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, ce sont les alertes à la bombe», dit-il.
En 2012, Israël a enregistré une «perte nette» de 7100 citoyens, selon le Bureau central des statistiques (BCS) de l’Etat juif. Cette perte forme le «solde migratoire», soit, cette année-là, la différence entre le nombre de résidents vivant plus d’un an à l’étranger et le nombre d’Israéliens qui reviennent au pays après avoir passé au moins un an à l’étranger. Un solde migratoire en baisse ne signifie pas que la population globale diminue elle aussi. En Israël, elle augmente sans cesse. Selon le BCS toujours, elle s’élève à 8 252 500 personnes, dont 6 186 100 (75%) de juifs, 1 709 900 (20,7%) d’Arabes et 356 500 autres, dont les chrétiens non arabes. Cet accroissement s’explique par trois facteurs au moins: plus de naissances, plus de personnes âgées, plus d’immigrants, qui jusque-là font davantage que combler les départs.
«Je suis Israélien et depuis peu Allemand»
Témoignage. Yair Haendler a quitté son pays d’origine pour s’établir à Berlin. Une ville que ses grands-parents ont fuie avant la Seconde Guerre mondiale alors que d’autres membres de leur famille ne sont pas revenus des camps d’extermination. Le jeune homme de 32 ans aime sa vie dans cette capitale où beaucoup de ses compatriotes viennent s’installer.
Pascale Hugues* Berlin
On pourrait croire à de l’humour noir quand Yair Haendler fait l’éloge de Berlin et s’exclame: «Je ne me doutais pas que cette ville était si accueillante pour les étrangers!» Comme les jeunes du monde entier, cet homme de 32 ans est fasciné par cette jeune capitale vibrante, branchée, pas chère et décontractée. A la différence près que Yair Haendler est Israélien, que ses quatre grands-parents étaient des juifs berlinois et qu’une grande partie de sa famille a été exterminée pendant la Shoah.
Assis à une petite table ronde chez Frau Behrens Torten, un salon de thé vieillot et si typiquement allemand, Yair Haendler redessine l’arbre généalogique décimé de sa famille. Les grands-parents paternels ont été envoyés dans les camps, mais ont survécu grâce à la liste de Schindler. Les grands-parents maternels, Alexander et Klara, ont perdu toute leur famille. La grand-mère Klara a émigré en Angleterre juste avant la guerre, à l’été 1939, dans le cadre d’un Kindertransport, cette opération humanitaire organisée par la Grande-Bretagne pour accueillir des enfants juifs. Le reste de sa famille, parents et nombreux frères et sœurs, a été exterminé. Alexander, le grand-père maternel, a lui aussi émigré en Angleterre avant la guerre.
Autres noms, autre langue
En arrivant en Israël après le conflit armé, Klara et Alexander changent de langue – ils parlent anglais entre eux. Et de prénom. Klara s’est fait appeler Chaya et Alexander, Israel. Seuls les vieux amis allemands émigrés comme eux n’ont jamais cessé de l’appeler Klärchen.
Yair a bien connu ses grands-parents berlinois. «Ma grand-mère avait un fort accent allemand quand elle parlait hébreu, mais elle n’a jamais voulu l’admettre. Elle ne voulait plus rien avoir à faire avec l’Allemagne. Elle n’y a d’ailleurs plus jamais remis les pieds. Quand mon frère, auquel ma grand-mère voulait offrir une voiture, a osé demander une BMW, elle est devenue furieuse: une marque allemande? Jamais! Et quand, adolescent, je suis rentré de mon premier voyage à travers l’Europe avec des copains, mes grands-parents ont refusé de regarder les photos que j’avais prises en Allemagne. Ils n’ont pas voulu que je leur raconte. Ils ont bien senti mon enthousiasme pourtant…»
De retour en Israël, Yair décide d’apprendre l’allemand, en cachette. «Je m’étais senti si bien dans ce pays que j’ai eu envie d’en saisir la langue. Mais je n’ai rien dit, ni à ma mère ni à ma grand-mère.»
Une vie plus libre
Yair Haendler s’est installé à Berlin il y a cinq ans, fait un doctorat de linguistique à l’Université de Potsdam. Il aime son travail, ses collègues allemands, le quartier de Wilmersdorf où il vit avec sa femme italienne, convertie au judaïsme. «Mon seul regret, explique-t-il en remuant sa cuillère dans son cappuccino, c’est que nous ne puissions pas aller plus souvent au restaurant.» Comme Yair Haendler est juif pratiquant, il respecte les règles alimentaires propres à sa religion. «Difficile, dit-il, en pointant du doigt la pantagruélique vitrine de gâteaux à la crème de Frau Behrens. Le plus sûr est le gâteau au chocolat. Avec ceux aux fruits, je dois faire attention à cause de la gélatine.» La viande, casher, il la rapporte d’Israël et retient son souffle en passant le contrôle douanier.
Et toujours par respect envers ses convictions, il observe le shabbat. Yair s’arrête ainsi de travailler le vendredi à midi et ne prend ni la voiture, ni le vélo, ni les transports en commun le samedi. Personne dans cette Allemagne tolérante n’y trouve à redire. «Ce n’est pas comme chez nous, où les amis, la famille sont toujours en train de fourrer le nez dans tes affaires et de te dire comment tu dois vivre.» Yair se sent plus libre ici.
Et il n’est pas le seul. On estime à 30 000 le nombre de jeunes Israéliens venus s’établir à Berlin. Une tendance à la hausse. Des étudiants, des fondateurs de start-up, des artistes. Ils sont pour la plupart non religieux, de gauche et diplômés. La première grande vague d’émigration date des années 2011-2012, au moment des fortes manifestations contre le coût trop élevé de la vie en Israël. Pour eux, Berlin est une ville cool, où il est facile de se loger et de se nourrir à des prix modérés. A ces raisons profanes s’ajoute la tranquillité de vivre dans un pays qui n’est pas sans cesse menacé par la guerre, déchiré par un conflit sans issue. «Je n’ai pas peur en Israël, affirme Yair, mais c’est agréable de ne pas voir ici des agents de sécurité postés devant les magasins et les cinémas pour contrôler votre sac. Agréable aussi d’échapper un peu au différend israélo-palestinien. A ce sujet, l’actuel gouvernement me déçoit beaucoup, car il ne cherche pas vraiment à trouver de solution.»
Un rapport de confiance
Les Israéliens à Berlin ont leur journal en hébreu, Spitz, leurs jardins d’enfants, leurs écoles, plusieurs cafés et une plage le long de la Spree, qui se donne un mal fou en été pour ressembler à celles de Tel-Aviv.
Leah, la mère de Yair, qui avait toujours refusé de mettre les pieds en Allemagne, est déjà venue trois fois lui rendre visite. «Dès qu’elle est sortie de l’aéroport, elle s’est décontractée. Les Allemands ne sont plus les mêmes.» Son père, non pratiquant, a même voulu goûter une Currywurst, cette saucisse de porc nappée de ketchup au curry, une spécialité berlinoise. Yair a emmené sa mère au cimetière juif de Weissensee pour aller dénicher dans la verdure la tombe d’un oncle, puis à la Villa du Wannsee, où a été décidée la solution finale, et au numéro 71 de la Fregestrasse à Friedenau. Un quartier bourgeois et tranquille où une Stolperstein, un petit pavé de laiton, a été posé dans le trottoir à la mémoire de Betty Ries, l’arrière-arrière-grand-mère de Yair, déportée à Riga en janvier 1942.
A l’évocation de ce passé, Yair comprend les réticences de ses grands-parents maternels et de sa mère: «Pour la première et la deuxième génération, la Shoah est encore beaucoup trop proche. La troisième génération, la mienne, a plus de distance. Nous avons grandi avec ces histoires familiales dramatiques, un traumatisme qui ne nous a pas touchés de si près. Il s’est même un peu dilué avec le temps.»
Comme beaucoup de jeunes Israéliens descendants de juifs allemands déchus de leur nationalité par le régime nazi, Yair n’a eu aucun mal à obtenir un passeport allemand. «Oui, dit-il en souriant. Je suis Allemand. Cela me permet de voyager sans demander de visa et de travailler ici sans permis. Ces raisons pratiques sont suffisantes.» Ce petit-fils de «Yekkes» (c’est ainsi que l’on surnomme les juifs allemands en Israël, parce que, corrects et sérieux, ils ne tombent jamais leur Jacke, leur veste de complet) se sent-il pour autant Allemand? «Oui, je suis un peu rigide. D’ailleurs, mes amis allemands se moquent de moi en me disant: «Tu es plus Allemand que nous!»
«Il y a plusieurs autres aspects de la société allemande que j’aime. Déjà, on peut faire confiance aux gens alors que, dans les pays méditerranéens, tout le monde se méfie de tout le monde de peur d’être roulé dans la farine. J’apprécie aussi le sens civique des Allemands. Prenez le triage des ordures, il démontre qu’ils pensent à la pollution, aux générations à venir, à la survie de la planète. En Israël, la population est beaucoup plus égoïste, elle se préoccupe moins de la collectivité.»
Un seul regret: Yair souhaite qu’un vieil Allemand lui raconte les années du national-socialisme. «Pas forcément quelqu’un qui a dénoncé des juifs, mais quelqu’un qui n’a rien fait de particulier. Je désire savoir ce qu’il pensait à l’époque. Mais, dès que je dis que je suis Israélien, les gens se figent. D’une certaine façon, les Allemands sont tout aussi traumatisés que nous.»
*Pascale Hugues, journaliste et écrivain française à Berlin. Dans son dernier roman, «La robe de Hannah», qui lui a valu le Prix du livre européen, elle raconte l’histoire de sa rue berlinoise de 1904 à 2014.