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Quand les guides se frottent à la génération GoPro et Facebook

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Jeudi, 8 Janvier, 2015 - 05:56

Rencontre. Trois guides appartenant à trois générations différentes et un jeune alpiniste zermattois,    un des meilleurs grimpeurs sur glace du monde, racontent leur Cervin. Attention, frissons garantis.

«Félicitations! Mais la prochaine fois, vous me préviendrez avant d’y aller.» C’est par ces quelques mots que la mère de Patrik Aufdenblatten, 15 ans, et Ivan, 13 ans, avait accueilli ses deux fils, de retour du Cervin où ils s’étaient rendus seuls. Aujourd’hui, le Zermattois Patrik Aufdenblatten a 26 ans et il est l’un des meilleurs grimpeurs sur glace de sa génération. Il se souvient de son escapade en rigolant. «C’était l’idée de mon père. Il nous avait dit: «Allez à la cabane (du Hörnli, ndlr), je vais parler à la mère.» Là-haut, nous avons demandé des conseils au gardien, Kurt Lauber, que nous connaissions bien et avons suivi d’autres montagnards. Pour moi, c’était la deuxième fois, et je grimpais déjà beaucoup. Nous sommes montés et descendus en six heures.»

Alors, à la portée de n’importe quel gosse, la reine des Alpes? Pas sûr. Depuis cette aventure d’il y a une dizaine d’années, Patrik Aufdenblatten a fait plus impressionnant encore. Ce restaurateur, qui n’a jamais voulu devenir alpiniste professionnel et encore moins guide, détient le record de la voie Bonatti, dans la face nord du Cervin. Si le grimpeur de l’extrême Ueli Steck l’a parcourue en 25 heures et en solo, Patrik Aufdenblatten et Michael Lerjen l’ont faite en 7 h 14, le 27 septembre 2011. «C’est une voie très difficile. Il faisait froid, il y avait beaucoup de neige et de glace et le risque de chutes de pierres est grand à cette saison. Ueli Steck nous a donné des conseils et mon père est venu prendre des photos depuis un hélicoptère d’Air Zermatt, piloté par un copain.» Cinq ans auparavant, lui et son ami «Michi» avaient terminé la voie Gogna, également dans la face nord, en 16 heures. «Il n’y a pas trop de gens qui font la Gogna», commente sobrement le jeune homme, qui vient de terminer ses études à l’Ecole hôtelière de Thoune.

Evidemment, le Cervin de Patrik Aufdenblatten n’est pas celui des milliers d’alpinistes qui, durant la haute saison qui va de la mi-juillet à la mi-août, partent à l’assaut de la fameuse pyramide de 4478 mètres. Nonante-cinq pour cent d’entre eux passent par l’arête du Hörnli, la voie la plus accessible. Si question fréquentation – on compte jusqu’à 140 personnes par jour – cette voie peut ressembler à l’autoroute du Soleil en plein mois d’août, la comparaison s’arrête là. Comme l’explique Fabian Mooser, guide de 34 ans qui a grandi à Täsch, «ce n’est pas facile d’arriver au sommet». «Il faut de bonnes conditions, soit du beau temps et un rocher sec. De plus, comme il n’y a pas de marquage, on peut se tromper 50 fois avant de trouver le bon chemin.» Et se tromper peut être fatal. L’imprudent qui s’éloigne, ne serait-ce que de 10 mètres, du bon itinéraire risque de se retrouver au beau milieu de rochers instables, sans réaliser le danger. Bonjour les risques de chutes de pierres, périls pour lui-même et pour ceux qui se trouvent en contrebas. Ce n’est donc pas tant la montagne qui est dangereuse, mais les «grampeni», comme les appellent les Zermattois, ces amateurs qui se lancent sans guide et sans grandes connaissances du terrain.

Pluie de cailloux

Heureusement, ce n’est plus la majorité. Guide zermattois de 64 ans, Leo Imesch explique que la tendance s’est inversée. «Lorsque j’étais jeune, 60% des gens montaient le Cervin sans guide. Aujourd’hui, ils réalisent davantage le danger.» Mais des «grampeni», il en croise encore: «Quand on les voit dans une mauvaise voie, on leur crie: «Attendez qu’on passe!» Si on les rencontre à la descente parce qu’ils ont passé la nuit dans la paroi, on leur montre le chemin. Pourtant, certains ne respectent pas nos consignes. Un jour, un Allemand m’a crié que la grimpe hors itinéraire avait son charme.» Certains grimpeurs amateurs déclenchent des chutes de pierres avec leur corde qu’ils laissent traîner par terre. Est-ce l’un d’eux qui a déclenché celle qui a bien failli le tuer? Leo Imesch était alors en pleine mission de sauvetage, attaché à une alpiniste blessée et dans le coma. «J’attendais l’hélicoptère, il était à 200 mètres, lorsque j’ai vu trois ou quatre immenses rochers arriver sur moi. J’ai pensé que j’étais fichu! Mais ils sont passés au-dessus de nous et sont allés s’écraser plus bas. Le lendemain, de retour au Cervin, j’ai saisi un Anglais par la veste pour l’engueuler. Il venait de déclencher la chute d’un gros caillou…» N’a-t-on pas peur de gravir le Cervin après de tels événements? «Il faut toujours avoir du respect, mais pas la peur. Une personne qui a peur doit rester à la maison.»

Guide depuis trente et un ans et hôtelier à Zermatt, Dany Biner, 51 ans, explique que le Cervin change constamment de visage à cause des tonnes de cailloux qui se détachent des parois. «C’est dû à la fonte du permafrost. On voit clairement que la montagne est en mouvement. Certains rochers peuvent changer de place et, si on ne monte pas au Cervin une année, on a ensuite de la peine à trouver le chemin. Heureusement, il y a des guides qui travaillent toute la saison là-haut et qui partagent leurs informations avec leurs collègues.»

Lui, le Zermattois qui a grandi à Furi, au pied du Cervin, avoue que la célèbre montagne n’est pas sa préférée. «Quel stress là-haut! Ce n’est souvent pas ce que les touristes imaginaient comme expérience. Pour ma part, je préfère gravir un sommet moins fréquenté. Le Cervin est très beau s’il y a peu de monde. Certains soirs du mois d’août, il ressemble à un sapin de Noël, avec toutes les lumières des personnes qui y bivouaquent.»

A l’ère du moi

Que vont-ils donc tous faire dans cette galère? Fabian Mooser a sa petite idée: «Les gens recherchent la confirmation qu’ils peuvent y arriver et un peu de prestige. Ces derniers temps, beaucoup sont équipés d’une caméra GoPro. Et depuis quatre ou cinq ans, ils prennent des selfies et les postent en direct sur Facebook.» Aujourd’hui, l’alpiniste qui loue les services d’un guide doit montrer patte blanche et suivre une séance d’entraînement sur le terrain, sous la houlette du professionnel qui l’accompagnera. Après tout, leurs vies sont étroitement liées le temps d’une ascension. La corde entre le guide et son client mesure un mètre et le duo n’est assuré qu’à certains passages, soit sur 10% du parcours. Il faut compter 1500 francs pour gravir le Cervin et 500 à 800 francs pour une excursion test.

Un moment d’angoisse

«En observant une personne marcher, on voit très bien si elle parviendra au sommet ou non, expose Dany Biner. Si un client n’arrive pas en 2 h 30 à 3 heures au refuge du Solvay, soit à mi-parcours, les guides rebroussent chemin. Car il faut compter autant de temps pour monter que pour redescendre.» Certains amateurs veulent réussir coûte que coûte. Comme ce Roumain qui avait promis à sa famille et à ses amis d’atteindre le sommet. «Après le premier entraînement, je lui ai dit qu’il avait une condition misérable. Il m’a dit qu’il voulait y arriver à n’importe quel prix. Je l’ai entraîné durant trois semaines, tous les jours, dans les montagnes de la région. Arrivé en haut, il a tout de suite posté ses photos sur Facebook et son téléphone a sonné 50 fois. C’était un malade, il n’avait aucun plaisir.»

A entendre Dany Biner, ce n’est pas le seul. «Arrivés au sommet du Cervin, beaucoup de clients semblent désespérés, ce qui n’est pas le cas sur d’autres montagnes, où les gens chantent de joie. Ils ont peur, se demandent ce qu’ils ont fait et surtout comment ils vont redescendre. Il faut dire qu’à la montée les alpinistes ont toujours le rocher devant le nez. Arrivés à 4478 mètres, le vide est partout, ça choque les gens et provoque un drôle de sentiment. L’ambiance est spéciale, là-haut. Voir la cabane du Hörnli entre ses deux jambes quand on redescend, c’est impressionnant!» Le Valaisan raconte cette fameuse descente tant redoutée. «C’est là que commence le risque. Beaucoup de clients sont fatigués. Je leur dis «à gauche» pour la troisième fois et ils partent à droite. Durant tout le retour, je ne quitte pas leurs pieds des yeux. Un faux mouvement, et c’est la chute. Je dois l’anticiper et tirer le client en arrière avant qu’il ne parte dans la pente et m’entraîne avec lui. Mais une fois arrivés en bas, ils sont enfin heureux…»

 


Sommaire:

Whymper, la conquête avant tout
Zermatt, l’incroyable essor touristique
Sommet des records, sommet de la mort
Quand les guides se frottent à la génération GoPro et Facebook
Une icône détournée, revisitée et exportée

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Reto Albertalli / Phovea
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