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«Souvent, ils n’ont pas grand-chose à perdre, ce qui facilite leur passage à l’acte»

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Jeudi, 15 Janvier, 2015 - 05:52

Interview. Psychologue social, Clark McCauley étudie les ressorts qui poussent un militant à se radicaliser tout seul et à passer à l’acte, comme les hommes impliqués dans les massacres qui ont secoué la France ces derniers jours. Ces «loups solitaires» sont souvent malades et aliénés socialement, constate ce professeur à l’Université Bryn Mawr, en Pennsylvanie.

Quand les premiers «loups solitaires» sont-ils apparus?

Les premiers exemples datent de la fin du XIXe siècle. Certains terroristes anarchistes ont à l’époque agi seuls. Au XXe siècle, l’extrême droite américaine en a eu plusieurs. Ce mouvement se savait infiltré par le gouvernement et a donc appelé ses membres à agir seuls à de multiples reprises. Plus récemment, on a eu affaire à des loups solitaires avec une idéologie islamiste.

Qu’est-ce qui les distingue du terroriste classique?

Les gens qui s’engagent dans un mouvement de lutte le font car ils espèrent profiter des avantages institutionnels (récompenses promises aux conscrits, par exemple) que cela va leur conférer ou de la dynamique de groupe (obtention d’un statut en son sein, forte cohésion envers l’extérieur) qu’on y trouve. Mais dans le cas du loup solitaire, ces bénéfices sont absents.

Qu’est-ce qui le motive alors?

La plupart de ces loups solitaires ont un grief envers la société qui les pousse à adopter un plan d’attaque, ils sont aliénés socialement, ils ont de l’expérience avec les armes à feu et ils souffrent d’une maladie mentale, en général la dépression. Le plus souvent, ils n’ont pas grand-chose à perdre, ce qui facilite leur passage à l’acte. Dans leur esprit, l’action contre le grief qui les ronge vaut davantage que leur vie.

Comment choisissent-ils leur cause?

Ils veulent sauver le monde d’un mal. Celui-ci peut prendre diverses formes: les chrétiens perçus comme des hérétiques, mais aussi le fisc, les étrangers ou même les Martiens! Cela en fait des terroristes accidentels: le choix de leur cible n’est souvent dû qu’au hasard. Il peut s’agir d’une école, d’une administration publique ou d’une figure connue.

D’où vient leur sentiment d’aliénation sociale et comment s’exprime-t-il?

Certaines personnes, surtout celles qui souffrent d’une maladie mentale, ont de la peine à établir des connexions avec les autres et à préserver celles qu’ils ont avec les membres de leur famille. Cette incapacité se manifeste en général à un très jeune âge déjà. Ce sont des solitaires chroniques. Ils n’ont pas d’amis proches, pas de relations amoureuses. Or il faut savoir que le réseau de connexions et de routines quotidiennes dans lequel nous sommes insérés représente le rempart qui nous empêche de partir à la dérive.

Tous les loups solitaires vivent-ils en marge de la société?

Il existe une autre forme d’aliénation sociale, plus temporaire et qui peut être vécue en groupe. C’est celle qui nous touche lorsque nous quittons le contexte qui nous est familier pour aller vivre dans un autre pays, par exemple. Certains vont alors chercher à se reconstruire un environnement familier et un sentiment d’appartenance en partant à la recherche de personnes qui leur ressemblent. C’est ce qui est arrivé aux membres de la cellule hambourgeoise à l’origine des attentats du 11 septembre. Venus en Allemagne pour étudier ou travailler, ils ont trouvé une société qu’ils ne comprenaient pas et qui contredisait leurs valeurs. Ils se sont alors regroupés, par l’entremise de leur mosquée.

Comment ont-ils basculé dans la violence?

Les rapports qui se mettent en place au sein d’un tel groupe ressemblent à ceux d’une unité au combat: la cohésion entre les membres est extrêmement forte et ils développent leur propre système de normes, leur propre interprétation de ce qui est bien ou mal. Les deux adolescents qui ont commis la fusillade de Columbine (dans une école du Colorado en 1999, ndlr) avaient développé un rapport similaire.

Le loup solitaire serait donc un grand malade?

Cela vaut pour la première sorte de loup solitaire. Mais il y en a une seconde. Il s’agit de gens bien insérés socialement, qui ont des amis, une famille, un emploi et pas de signes de maladie mentale. Mais ils ressentent de façon disproportionnée la douleur de ceux qu’ils perçoivent comme des victimes. Ils ont le sentiment qu’il est de leur devoir d’agir, qu’ils ont une obligation morale en ce sens. Ce type de personnalité est très difficile à comprendre car la violence commise résulte d’un excès de générosité et d’empathie, deux caractéristiques normalement considérées comme des qualités.

Avez-vous un exemple?

J’ai étudié le cas de Clayton Waagner, un militant anti-avortement qui a envoyé des lettres contenant de la poudre ressemblant à de l’anthrax à plusieurs cliniques pratiquant des interruptions de grossesse. Il avait un emploi, une femme et des enfants, qu’il a abandonnés pour s’adonner à sa cause. Je m’intéresse aussi au cas d’un Canadien d’origine musulmane, Momin Khawaja, qui s’est radicalisé tout seul et a planifié un attentat à la bombe, alors qu’il était inséré socialement et avait une carrière florissante d’informaticien.

Comment le loup solitaire se radicalise-t-il?

Même s’il n’appartient pas formellement à une organisation, il lit les écrits et consulte les sites internet liés à cette dernière. Il fait partie de la sous-culture affiliée à la cause qu’il défend. Souvent, son premier contact avec ces idées intervient à l’adolescence. Le djihadiste canadien que j’étudie s’est peu à peu familiarisé avec la situation des musulmans un peu partout dans le monde, il a suivi attentivement les actualités et s’est renseigné sur les interventions américaines au Moyen-Orient.

Y a-t-il toujours un élément déclencheur qui les fait passer à l’action? Un moment décisif?

Dans le cas du premier profil de loup solitaire, non. Son passage à l’acte est le résultat d’un long processus, d’un long passé d’aliénation sociale et de troubles mentaux. Sa radicalisation est très progressive. Mais pour le second type de profil, il peut y avoir un élément déclencheur. Clayton Waagner est passé à l’acte à la suite du choc provoqué par la fausse couche de sa fille. Il a décidé d’agir, pour sauver tous les bébés, le jour où il a eu le cadavre de sa petite-fille mort-née entre les bras.

Pourquoi décident-ils d’agir seuls?

Ils ont souvent l’impression que ce sera plus efficace. L’Etat, ou l’autorité, qu’ils cherchent à attaquer leur paraît si puissant qu’ils n’ont pas le sentiment de pouvoir l’affronter en tant que membre d’une organisation, une cible trop facile à repérer. Mais certains vont néanmoins chercher de l’aide ou du soutien auprès de cette dernière, après s’être radicalisés de façon autonome. C’est le cas de Momin Khawaja: dépourvu d’expérience au combat ou de connaissances sur les explosifs, il a cherché à entrer en contact avec une cellule islamiste, afin d’acquérir les «compétences» qui lui manquaient.

Le loup solitaire se projette-t-il dans l’après? Imagine-t-il une vie après son acte?

Pour le savoir, nous dépendons des écrits rédigés avant leur passage à l’acte. Ceux qui en ont laissé avaient souvent l’impression que les choses allaient réellement changer grâce à leurs actions. Certains ont pris la peine de rédiger une biographie, ce qui montre qu’ils ont anticipé la façon dont ils seraient perçus. N’oublions pas qu’il n’y a eu que 100 ou 200 loups solitaires dans toute l’histoire moderne. Nous savons encore très peu de choses sur eux.


Profil
Clark Mccauley

Professeur de psychologie à l’Université Bryn Mawr, en Pennsylvanie, cet homme de 71 ans codirige le Solomon Asch Center pour l’étude des conflits ethnopolitiques. Il a cofondé la publication Dynamics of Asymmetric Conflict: Pathways Toward Terrorism and Genocide. Il collabore depuis 2005 avec le Consortium national pour l’étude du terrorisme et des réponses au terrorisme.


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