IMMOBILIER. Chaque année, des milliers d’Helvètes s’installent en France pour accéder à des logements moins chers. Avec des conséquences administratives et économiques inattendues. Et parfois lourdes.
Geneviève Ruiz
Devenir frontalier représente désormais un changement de statut banal pour beaucoup de Genevois. Ils traversent la frontière pour se loger à bas prix et reviennent travailler quotidiennement dans leur pays d’origine. La vision du Grand Genève et la représentation d’une région uniforme en matière de population, de culture et d’activités ont petit à petit effacé la frontière dans les esprits.
Mais sur le plan administratif, la démarcation reste bien présente: s’installer en France engendre des changements de couverture sociale et, bien sûr, d’imposition.
L’an dernier, ils étaient près de 2600 à quitter Genève pour s’établir en France voisine. Un chiffre en augmentation constante, selon le bureau genevois de l’information statistique régionale. Derrière ces destins individuels, on retrouve quasiment toujours les mêmes raisons de départ: des besoins d’habitat qui évoluent en fonction des étapes de la vie, le plus souvent la famille qui s’agrandit, et l’impossibilité de trouver un logement qui corresponde aux souhaits et au budget à Genève. La tentation est évidente: «Les objets immobiliers sont en moyenne 50% moins chers de l’autre côté de la frontière, observe Gregor Korulski, directeur de Chambésy Conseils, une agence qui accompagne les Suisses qui souhaitent acheter en France. Les prix ont beaucoup augmenté, notamment dans les zones proches de la frontière, mais l’offre reste abondante.»
Pour acquérir une maison, traverser la frontière représente donc encore une aubaine, même si certains professionnels de l’immobilier soulignent la moindre qualité des objets et les problèmes techniques auxquels sont souvent confrontés leurs clients.
Qu’en est-il du statut de frontalier? «Les choses ont beaucoup évolué depuis les années 70, où il n’existait rien à proprement parler, raconte Jean-François Besson, secrétaire général du Groupement transfrontalier européen. Il existe de moins en moins de lacunes au niveau de la retraite et des allocations familiales par exemple. Les impôts sont plus ou moins équivalents des deux côtés.»
Mauvaises surprises à la chaîne. Aucun problème donc, pour les Suisses qui deviennent frontaliers. Mais Jean-François Besson confie: «Si les grands combats sont derrière nous, nous sommes actuellement confrontés à des évolutions législatives défavorables. L’Etat français est très centralisateur et construit ses lois sans prendre en compte les minorités.» Il se trouve également dans une situation dans laquelle il est prêt à tout pour renflouer ses caisses.
Le premier exemple concerne la couverture maladie. Dans le but d’augmenter ses revenus de 500 millions d’euros par année, le gouvernement français a annoncé un changement du régime de la couverture maladie pour les frontaliers, qui a semé la stupeur et provoqué des manifestations.
Actuellement, dans le cadre des bilatérales, les frontaliers bénéficient d’un droit d’option leur permettant de choisir entre la Sécu, la LAMal ou une couverture privée. Or ce droit arrivera à échéance fin mai 2014, également pour les Suisses domiciliés en France. L’assurance privée étant la moins chère des possibilités, 84% des frontaliers l’avaient choisie, contre 10% à la Sécu et 6% à la LAMal. Les assurés à la LAMal pourront y rester, mais les frontaliers en assurance privée vont automatiquement basculer à la Sécu. Avec pour conséquence des primes élevées (plus de 8% du salaire – des rumeurs font état d’un taux à 13,5% à l’avenir –, le tout sans aucune complémentaire) et l’impossibilité de se soigner en Suisse, sauf urgence.
Une famille de deux frontaliers avec deux enfants qui perçoit un revenu annuel de 150 000 francs paie actuellement 5000 francs de cotisation annuelle en assurance privée, qui lui laisse le choix de se faire soigner en Suisse ou en France. Si elle passe à la Sécu, cela lui coûtera 11 000 francs à un taux de 8% et 18 000 francs à 13,5%. Ce montant annuel s’élèverait aux alentours de 10 000 francs si la même famille avait choisi la LAMal.
«Nous avons été consternés par cette nouvelle, raconte Jean-François Besson. Ce sera notre prochaine grande bataille. Nous allons rencontrer les équipes de François Hollande pour les convaincre de garder l’ancien système.» Un combat évidemment loin d’être gagné.
Pour les frontaliers suisses assurés à la LAMal, la situation n’est pas rose non plus: «Beaucoup de caisses maladie suisses refusent d’accepter les frontaliers dans les complémentaires, ou ne leur donnent pas l’option de la franchise», observe Eric Maugué, avocat spécialiste en droit des assurances sociales à Genève.
Successions en question. La deuxième mauvaise surprise que 2014 réservera aux Suisses résidant en France est la modification de la convention franco-suisse sur les successions. Dans le but de lutter contre les expatriés fiscaux, la France a proposé un projet de loi qui taxerait dès 2014 non seulement les Français qui habitent en Suisse, mais aussi les Suisses installés en France. L’héritage est imposé à 45% en France, voire même à 60% s’il n’existe aucun lien de parenté direct.
«Cette loi ne concerne pas uniquement les riches mais également les classes moyennes, considère Benjamin Lebreton, avocat spécialiste en droit fiscal à Nice et à Lausanne. Lorsqu’on a des parents propriétaires d’un appartement dans l’Arc lémanique, le montant d’un héritage s’élève vite à un million. Imaginez les sommes dont on parle! Il faut absolument intégrer le paramètre du nouveau droit des successions franco-suisse avant de prendre une décision d’établissement en France. Car l’impact sur le patrimoine familial peut être significatif.»
Une mauvaise nouvelle attend encore les Suisses ayant déménagé en France, lorsqu’ils se retrouvent au chômage: ils ne peuvent pas s’inscrire à l’office de l’emploi suisse, mais doivent le faire à son équivalent français Pôle emploi. Simple différence administrative? Les indemnisations françaises s’élèvent à 57% du dernier salaire, contre 70 à 80% côté suisse. Et comme le raconte François Duc dans le témoignage ci-dessous, les mesures de réinsertion françaises ne sont pas prévues pour le marché de l’emploi suisse. Même chose lorsqu’un Suisse résidant en France devient incapable de travailler ou qu’il donne naissance à un enfant handicapé: il ne touchera pas l’AI, mais son équivalent français, nettement plus bas.
Un déménagement qui ne vaut pas toujours la peine. Une autre polémique énerve les frontaliers suisses depuis quelque temps: plusieurs banques suisses, notamment la Raiffeisen, ont introduit des taxes s’élevant jusqu’à 300 francs annuels pour les clients domiciliés fiscalement à l’étranger. Elles invoquent des «frais administratifs pour les clients non-résidents». Certains frontaliers suisses rapportent même que des établissements auraient tout simplement refusé de leur ouvrir un compte.
Ce que relèvent de nombreux Suisses qui ont déménagé en France, ce sont aussi les problèmes de saturation du trafic et le manque d’infrastructures de transports publics. «Il s’agit d’un nœud de tension important, précise Jean-François Besson. La région a vingt ans de retard dans ce domaine. Nous espérons des améliorations avec le CEVA.» En attendant, beaucoup de frontaliers doivent conduire plus d’une heure et demie et compter avec le stress des embouteillages avant d’arriver à leur travail.
Si on additionne tous ces aspects, le déménagement en France en vaut-il toujours la peine? Probablement oui, si l’on est en bonne santé, que l’on ne connaît pas le chômage et que l’on ne va pas hériter de ses parents en Suisse. Egalement si l’on ferme les yeux sur le manque d’infrastructures de transports publics et le trafic totalement saturé de la région frontalière, et sur le fait que les enfants vont étudier dans un autre système scolaire et qu’il faut se rendre jusqu’à Lyon pour de nombreux documents administratifs. Cela fait beaucoup de si.
«Les personnes qui partent habiter en France ne prennent souvent pas le temps d’une réflexion globale, observe Eric Maugué, qui doit régulièrement défendre des frontaliers suisses pour des problèmes administratifs. Il n’est d’ailleurs pas simple de trouver un avocat qui connaisse bien les systèmes juridiques suisse et français. Il serait opportun qu’il existe une brochure d’information à l’attention de toutes ces jeunes familles qui souhaitent s’établir en France.» Jean-François Besson ajoute: «A Genève, un climat antifrontalier s’est développé de façon générale ces dernières années. En Suisse comme en France, il n’y a pas d’acteur politique majeur qui défende les questions transfrontalières. Les frontaliers sont une population peu représentée démocratiquement.»
Un message clair.«Je regrette que des milliers de Genevois quittent le canton pour s’établir de l’autre côté de la frontière», reconnaît le conseiller d’Etat genevois François Longchamp, qui ne compte donc pas publier de brochure pour ses concitoyens qui souhaitent émigrer. «D’autant que, pour certains, ce n’est pas forcément un choix et qu’ils préféreraient vivre à Genève si le marché était moins exsangue. Il s’agit d’une perte sèche pour notre société et notre économie. Et je suis désolé pour ceux qui ont des problèmes en France. Mais la frontière n’est pas une limite avec laquelle on peut jouer pour n’en tirer que des avantages. On ne peut pas s’exiler en France pour se loger moins cher et vouloir les mêmes avantages que les résidents suisses. Si nous octroyons des avantages aux Suisses qui déménagent en France, que dirons-nous à ceux qui ont choisi de rester?»
Patrice Burtin, 66 ans, Thonon
«Je vais revenir en Suisse»
A 66 ans, Patrice Burtin profitait d’une retraite paisible depuis quelques années à son domicile de Thonon. Il a mené toute sa vie professionnelle à Genève, chez le même employeur, la TSR. Jusqu’à ce qu’il découvre par hasard, grâce à un ami, que parce qu’il résidait en France, il n’aurait pas droit à une place dans un EMS suisse.
«Il y a quelques années, j’ai accompagné ma mère dans ses dernières semaines à l’hôpital de Thonon. Les conditions n’étaient pas bonnes, je préfère nettement les hôpitaux suisses! Lorsque j’ai appris qu’il fallait vivre en Suisse depuis au moins cinq ans pour pouvoir entrer dans un EMS, je me suis mis à chercher un appartement dans le canton de Vaud. J’ai 66 ans et je commence à entrer dans une zone de turbulences. Ce sont des choix que je dois faire maintenant. Et je n’ai aucune envie de causer un quelconque souci à ma fille durant les dernières années de ma vie.»
Dans quelques semaines, Patrice Burtin partira à Leysin, où il s’est trouvé un appartement. Il constate que des connaissances de son entourage ont également rebroussé chemin vers leur pays d’origine: «Certains de mes amis sont revenus vivre en Suisse lorsqu’ils ont atteint un grand âge ou qu’ils étaient malades. En France, pour celui qui n’a pas les moyens de se payer un EMS privé, il n’existe pas grand-chose.»
François Duc, 57 ans, Annemasse
«J’ai réalisé mon statut de frontalier lorsque je me suis retrouvé au chômage»
Lorsque François Duc, 57 ans, a perdu son emploi d’électromécanicien il y a deux ans, il s’est «pris une claque». Ce père de deux adolescents a toujours travaillé sur Genève. Quand il a décidé d’acheter son logement à Annemasse il y a quelques années, il ignorait les conséquences. «C’est lorsque je me suis retrouvé au chômage que j’ai réalisé que je devais m’inscrire à Pôle emploi et que je n’allais avoir droit qu’à 57% de mon dernier salaire.» Surtout, les prestations et les mesures de réinsertion du système français n’ont rien à voir avec celles de l’Office cantonal de l’emploi de l’autre côté de la frontière: «J’ai dû attendre 6 mois pour pouvoir rencontrer un conseiller, et lorsque ce rendez-vous a enfin eu lieu, il s’agissait uniquement de m’expliquer le fonctionnement administratif de Pôle emploi!» Et lorsque François Duc a émis l’idée de suivre des cours d’allemand, on lui a répondu que ce genre de mesures n’étaient pas prévues. «Tout le système est conçu depuis Paris, il n’est pas du tout adapté aux spécificités régionales, et encore moins au marché suisse.» En tant que frontalier, il estime qu’il est plus difficile de trouver un emploi à Genève: «Même avec la nationalité suisse, c’est le lieu de résidence qui compte aux yeux de certains employeurs.» François Duc confie qu’il a pensé à déménager en Suisse: «Toute ma vie se trouve à Genève. Mais je ne peux pas me permettre d’y loger.»