Décodage. L’argument fait son retour avec le franc fort: lutter contre «l’îlot de cherté» reviendrait à rogner le pouvoir d’achat de la classe moyenne. Rien n’est plus faux.
Certaines idées reçues ont la vie dure.«L’îlot de cherté est dû aux salaires», par exemple. Selon cette conception très répandue, le niveau élevé des prix des biens de consommation en Suisse ne serait que le revers d’une médaille: celle des revenus bruts parmi les plus élevés au monde. Lutter contre les prix surfaits reviendrait donc à s’attaquer aux salaires, à saper le pouvoir d’achat de la classe moyenne, bref à appauvrir les ménages. «Les Suisses ont fait leurs courses en France avec mauvaise conscience», titrait récemment Le Matin Dimanche, sondant l’âme des consommateurs tiraillés entre le désir de remplir leurs caddies à bon prix dans les supermarchés français et l’angoisse de «miner l’économie nationale».
Problème: le niveau élevé des salaires n’explique pas les différences de prix avec les pays voisins. Punkt schluss! Le surveillant des prix le dit et le documente depuis des années dans ses rapports et études. Explications.
Coûts du travail plus faibles
Si la Suisse figure bien dans le peloton de tête des pays où le niveau des salaires bruts est le plus élevé, ce critère n’est pas déterminant à lui seul. Pour connaître les charges d’une entreprise, il faut évaluer le coût du travail dans son ensemble. Et, en tenant compte des facteurs comme les impôts, les cotisations sociales et la productivité, la comparaison avec les pays voisins donne soudain une image bien différente.
En Suisse, la part déduite du salaire pour l’impôt sur le revenu et les cotisations sociales versées par l’employeur et l’employé se monte à un peu plus de 20%, alors qu’elle atteint 50% en France et en Allemagne. De même, les cotisations sociales à la charge de l’employeur y sont bien plus réduites, à 6% contre 16% en Allemagne et 30% en France. Ajoutez-y encore la productivité, et l’équation prend une tournure carrément surprenante. Une étude de BAK Basel de 2010 avait montré qu’une fois ces critères pris en compte, le coût unitaire du travail dans le commerce de détail dans les pays voisins était en réalité 5% supérieur à celui de la Suisse. En bref, comme l’expliquait Reiner Eichenberger, professeur à l’Université de Fribourg, en 2005 déjà: les différences salariales ne suffisent pas, ou dans une moindre mesure, à expliquer les différences de prix avec l’étranger.
Si ce n’est donc au niveau des salaires, d’où viennent ces différences?
Barrières et entraves
Le surveillant des prix le répétait dans un rapport l’été dernier: «Les frontières douanières, toujours en place, et les innombrables entraves techniques au commerce permettent aux entreprises de cloisonner le marché suisse et d’introduire des différenciations de prix.» Même le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), d’ordinaire plutôt retenu sur ce thème, a reconnu que les prix à l’importation et à la production n’expliquent le renchérissement des prix «que dans une moindre mesure». Conclusion: les prix de nombreux biens de consommation en Suisse ne dépendent pas de leurs coûts de production. Mais de quoi dépendent-ils alors? De la «propension à payer».
Toujours selon Reiner Eichenberger, «plus l’avantage de la Suisse en termes de revenus gagne en importance, plus les producteurs sont incités à tirer profit du pouvoir d’achat des consommateurs suisses en cloisonnant le marché». Ce phénomène a naturellement tendance à se renforcer, comme le démontre l’exemple des coûts publicitaires.
La publicité
Le consommateur suisse cloisonné et qui ne regarde pas trop à la dépense, les entreprises se l’arrachent. Pour le conquérir, elles dépensent plus qu’ailleurs en publicité et en marketing, ce qui augmente encore leurs charges et se reflète sur les prix. Dans un sondage réalisé par le surveillant des prix en 2012, les producteurs indiquaient que la moitié des coûts totaux de leurs produits vendus en Suisse étaient occasionnés par des frais publicitaires. Les tarifs dans les médias helvétiques sont jusqu’à trois fois plus élevés qu’en Allemagne. C’est notamment le cas pour la publicité à la télévision, dont la SSR reste le principal fournisseur. Comme l’observe le surveillant, la possibilité de placer des spots spécifiques au marché suisse sur les chaînes étrangères, introduite en 1993, «n’a entraîné ni une réduction notable des prix ni une concurrence plus vive».