Enquête. Le rapport danois sur les causes de l’émigration érythréenne a déclenché une polémique et un défilé de délégations occidentales à Asmara. Une délégation suisse vient de rentrer de mission. A Copenhague, deux analystes du service ayant enquêté en Erythrée sont portés malades.
Asmara, capitale de l’Erythrée, nouvelle destination à la mode des diplomates et des services d’immigration? Et but de voyage de Christoph Blocher? Correct. Une mission suisse vient d’ailleurs de rentrer, coupant l’herbe sous les pieds de l’UDC.
Mais pourquoi tant de voyages? Parce que le petit pays de la corne de l’Afrique, dirigé d’une main de fer par son président, Issayas Afeworki, depuis son indépendance en 1993 et sans la moindre élection nationale, vit un véritable exode. Avec un nouveau pic l’an dernier puisque près de 46 000 personnes ont atteint l’Europe. En Suisse, 6900 nouveaux requérants d’asile en 2014 portent à plus de 20 000 individus la diaspora érythréenne. La Suède, petit pays aussi, en a accueilli plus encore, soit 11 500, et l’Allemagne 13 250.
L’Europe accorde l’asile ou admet provisoirement l’immense majorité des Erythréens, estimant que leur retour ne peut pas être exigé face aux risques encourus de mauvais traitements, d’emprisonnement, voire de torture, et au piètre respect des droits de l’homme.
Mais, face à la pression des chiffres, certains services d’immigration se sont demandé s’il n’est toujours pas envisageable de renvoyer les Erythréens chez eux. Ils affluent donc dans l’autre sens que les réfugiés et se pressent dans l’ancienne colonie italienne qui compte 6,3 millions d’habitants. La semaine dernière, du 21 au 23 janvier, une délégation suisse a accompli un «voyage de service», conduite par Urs von Arb, vice-directeur du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) et l’ambassadeur suisse au Soudan, Martin Strub, qui représente aussi la Suisse en Erythrée. Ils ont rencontré des représentants du gouvernement ainsi que des organisations internationales, plusieurs ambassadeurs européens et africains. Pour parler des migrations, des réformes prévues par l’Erythrée et explorer d’éventuelles perspectives de collaboration. Mais attention: «Le but du voyage n’était pas de réexaminer la pratique du SEM en matière d’asile. Les requêtes érythréennes vont continuer d’être traitées exactement comme les autres, individuellement et avec soin», assure le service de presse du Secrétariat d’Etat. «Oui. Nous avons plein de visites, les Canadiens sont venus, les Britanniques, les Suisses aussi, dit-on dans les cercles diplomatiques basés à Asmara. Nous n’avions pas imaginé, quand nous avons parlé aux Danois l’an dernier, que leur rapport rencontrerait autant d’échos.»
Vent de panique
Eh oui. C’est bien lui qui a mis le feu aux poudres depuis sa publication en novembre dernier: le rapport du service danois d’immigration. Flash-back.
Le Danemark, qui n’abritait jusqu’ici qu’une petite communauté érythréenne de 580 personnes au total, a vu soudain affluer des centaines d’émigrés. 2285 entre janvier et novembre 2014. Léger vent de panique sur les îles.
Estimant que les rapports existants sur l’Erythrée se basaient trop sur les témoignages de réfugiés qui ont fui le pays, qu’ils provenaient de personnes éloignées du terrain ou encore d’analyses datées, le service d’immigration a envoyé trois analystes en mission sur place.
But? Examiner la réalité actuelle du service national, parce qu’il est l’une des causes principales de l’émigration. Cette contrainte impose à tout Erythréen de moins de 50 ans, homme ou femme, de travailler pour le compte de l’Etat dans l’armée ou le civil, pour un salaire qui ne permet pas de survivre et une durée indéfinie. Autre objectif de la mission: évaluer la possibilité de rentrer des Erythréens.
Contenu controversé
Si le résultat de la mission danoise a enflammé les discussions sur la scène internationale et parmi la diaspora érythréenne, c’est que, contrairement aux rapports établis par d’autres pays comme la Grande-Bretagne ou par des organisations de défense des droits de l’homme, le document danois donne l’impression que le régime du président Afeworki, d’inspiration maoïste – l’homme a appris le maniement des armes et le marxisme à Nankin, en Chine, dans les années 60 – se montrerait désormais plus laxiste face aux déserteurs et aux émigrés illégaux qui rentrent au pays. Pour autant qu’ils paient un impôt de 2% sur leur revenu et signent une letter of regret, dans laquelle le signataire reconnaît sa faute et accepte d’emblée qu’il puisse être puni.
De plus, plusieurs sources estiment que les déserteurs ne finiraient plus forcément en prison ou laissent entendre que torture et mauvais traitements en détention ne seraient plus systématiques. Ce type d’affirmation fait bondir les défenseurs des droits de l’homme. Une indignation compréhensible quand on sait que, d’une part, aucun observateur n’a accès aux prisons, pas même le CICR, et que, d’autre part, les ONG internationales ont dû quitter le pays en 2011. Les risques encourus pour toute personne critique qui rentrerait restent entiers. Et imprévisibles pour chacun dans un pays où règne l’arbitraire.
Autre problème du rapport: ses sources à Asmara sont, à l’exception d’un fonctionnaire du Ministère des affaires étrangères local et d’un «intellectuel érythréen bien connu», des expatriés qui travaillent dans des ambassades ou des organisations internationales. Or ceux-ci vivent confinés dans la capitale. Pour le moindre déplacement dans le pays, les étrangers doivent demander un permis spécial, en indiquant lieu, but et durée de la visite. Et celui-ci est rarement accordé.
Illustration de cette absence de liberté de mouvement: sur son site, l’ambassade d’Allemagne à Asmara indique, concernant un projet d’approvisionnement en eau au bord de la mer Rouge financé par les Allemands: «Malheureusement, ni l’ambassadeur d’Allemagne à Asmara ni le représentant allemand de la Fédération luthérienne mondiale n’ont pu participer à la cérémonie de remise, le gouvernement érythréen n’ayant pas délivré de permis de voyage.» D’ailleurs, dans ses conseils aux voyageurs, le site allemand met en garde ses concitoyens désireux de se déplacer hors de la capitale. S’ils sont en détresse ou emprisonnés, «l’ambassade ne pourra quasiment pas leur porter secours».
Méthode critiquée
Au-delà du contenu, des critiques ont porté sur la méthode de travail des Danois. Dans un communiqué de décembre 2014, le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (UNHCR) critique, notamment, le fait que le rapport cite des personnes qui ne détiennent que des informations de deuxième main et que le texte principal résume sans nuances les déclarations des sources. L’UNHCR regrette aussi les différences entre le rapport et ses annexes. Notamment un passage clé du rapport émanant d’une des seules sources qui ait accepté d’être citée avec son nom: Gaim Kibreab. Ce professeur à la London South Bank University s’est d’ailleurs distancé du rapport. Le texte principal rapporte des propos du professeur qui aurait entendu parler de «quelques déserteurs du service national qui auraient visité l’Erythrée puis quitté de nouveau le pays en toute sécurité». Mais la précision, ô combien centrale, suit seulement dans l’annexe. «Il s’agit invariablement de personnes qui ont été naturalisées dans leur pays d’asile.»
Malaise à copenhague
Enfin et ce n’est pas un détail, ce fameux rapport danois qui sert quasiment de bible à certains politiciens désireux de renvoyer les Erythréens chez eux a déclenché une tempête à Copenhague. Depuis la publication, deux des trois analystes qui composaient la mission en Erythrée – deux hommes dotés d’une longue expérience professionnelle – sont portés malades, «off-work-sick», comme nous l’a confirmé le service d’immigration danois qui précise qu’il ne s’agirait pas de divergences quant au contenu, mais que «les deux employés en question ont reçu un avertissement par écrit en raison d’un manque de volonté de se subordonner à une gestion normale».
L’un d’eux pourtant, Jens Weise Olesen, a déclaré à la presse qu’il estimait que le rapport était un travail bâclé, réduisant à néant vingt ans de travail sérieux des services d’immigration. Actuellement, le Ministère danois de la justice traite une plainte du syndicat des deux employés.
Pour les Erythréens au Danemark, le rapport n’a pas eu de conséquences négatives sur les demandes d’asile jusqu’ici. Le service d’immigration a relativisé son rapport dans un communiqué le 10 décembre, relevant que les réactions ont «fait naître des doutes» et que la plupart des Erythréens pouvaient s’attendre à recevoir l’asile. Et c’est bien le cas: depuis décembre, 119 cas sur 122 ont reçu l’asile. Quant aux trois refus, deux ont été prononcés parce que le service a estimé que les requérants n’étaient pas Erythréens. Quant à la troisième personne, elle a obtenu protection dans un autre pays.
Quoi qu’il en soit, même si les Etats européens se mettaient à renvoyer de force les Erythréens, le gouvernement d’Issayas Afeworki n’en voudrait pas. Il n’accepte que les retours volontaires.