Interview. Un siècle après l’avènement de son approche plurisensorielle, les neurosciences confirment les intuitions de la pionnière italienne. Et ses écoles cartonnent. Lynne Lawrence, directrice de l’association faîtière, commente ce succès planétaire.
C’est le corps qui apprend. Pas besoin d’être un grand neurosavant pour s’en convaincre, il suffit de savoir regarder un enfant. Il y a un siècle, Maria Montessori, première femme médecin en Italie, devenue pionnière en éducation, faisait de cette observation un des pivots de sa méthode.
Cent ans plus tard, les neurosavants lui donnent raison. Ils observent par exemple qu’apprendre à tracer les lettres à la main facilite également l’acquisition de la lecture, car la mémoire visuelle aussi passe par les zones sensorimotrices du cerveau.
Cent ans. Entre la fondation de la première Casa dei Bambini dans une banlieue pauvre de Rome, en 1907, et le triomphe de l’imagerie cérébrale, la révolution numérique a dématérialisé notre rapport au réel et, dans les écoles étasuniennes, l’acquisition de la graphie manuelle est remise en cause au profit du tout-clavier. Il est urgent de remettre le corps au centre des apprentissages, plaide la recherche pédagogique de pointe. Malgré (ou grâce à) son look rétro de mémère à chapeaux, Maria Montessori, avocate du multisensoriel, est redevenue avant-gardiste.
Plusieurs autres de ses intuitions sont aujourd’hui confirmées par la recherche, comme la notion de périodes sensibles ou celle des bénéfices pédagogiques des classes multiâges. Le 11 mars prochain, le neuropsychologue étasunien Steve Hughes viendra en faire la démonstration scientifique dans une conférence à Genève (lire encadré). Il ne fera qu’alimenter une demande en pleine santé: durant la dernière décennie, le nombre (estimé) d’écoles Montessori dans le monde est passé de 15 000 à 25 000 dans 126 pays, et le nombre d’enseignants formés dans des centres agréés a quasiment quadruplé.
Forte de cet éclatant succès, Lynne Lawrence, directrice de l’Association Montessori internationale, aurait de quoi crâner. Mais la compétition sur le marché éducatif n’intéresse que très moyennement cette femme d’abord passionnée par la transmission de l’esprit maison. C’est ce qui sautait aux yeux il y a dix jours à Neuchâtel, où elle donnait une conférence dans le cadre des journées organisées par le Centre Montessori Suisse. Rencontre.
Pourquoi le corps est-il si important dans l’apprentissage?
Parce que le langage et le mouvement se développent ensemble, très vite, durant les premières années de la vie, et d’autant mieux que l’enfant fait des expériences qui les mettent en connexion. Parce que nous sommes un tout, l’esprit n’existe pas sans le corps. On le voit, a contrario, chez les enfants victimes de privation sensorielle: leur cerveau est atrophié.
L’apprentissage de l’écriture manuelle à l’école est aujourd’hui remis en question au profit du tout-clavier, qu’en pensez-vous?
Il est bien sûr très important que les enfants apprennent à manier les nouveaux instruments numériques. Mais si la main se limite à apprendre à taper sur un clavier, c’est très appauvrissant pour le développement de l’enfant. C’est la main qui crée la réalité de l’image mentale, la mémoire passe par l’impression physique.
Comme avec les «lettres rugueuses» (voir photo) proposées dans vos petites classes?
Oui, c’est un instrument qui permet un premier pas vers la lecture et l’écrire: les enfants passent leurs doigts sur des lettres en papier émeri tout en associant le geste au son. Le succès du matériel Montessori dépasse le cadre de vos écoles. Ce sont des objets, souvent en bois, qui semblent parfois presque trop grands et lourds dans les mains des petits… Disons qu’ils ont une véritable existence, on n’est pas dans le virtuel! Si je veux comprendre ce qu’est une sphère, j’ai besoin de faire l’expérience sensorielle de son poids et de son volume.
Le succès des écoles Montessori est-il une sorte de réponse compensatoire à la dématérialisation de notre environnement?
Peut-être. Mais je crois que ce qui séduit les parents est plus prosaïque. Ils voient leurs enfants se mettre immédiatement au travail en arrivant en classe, se montrer socialement actifs et respectueux de leur environnement. La classe constitue un cercle social très incluant, à condition de compter suffisamment d’enfants: dans une classe, beaucoup d’enfants, c’est mieux que peu d’enfants!
C’est très à contre-courant, ça. Expliquez-nous.
Dans un petit groupe, celui qui veut déranger ou qui rencontre des difficultés se détache plus facilement; dans un grand groupe, disons de 25 à 30 enfants, il bénéficie d’une certaine diversité. L’enseignant n’est pas toujours disponible pour lui, c’est donc un camarade qui va lui donner un coup de main. Bien entendu, pour que ça marche, il faut que la classe regroupe des enfants de différents âges.
Encore un point sur lequel la recherche récente donne raison à Montessori?
Oui, on redécouvre les atouts des classes multiâges, d’autant plus précieux que dans les familles les enfants uniques augmentent: or, quand on est entouré de cadets et d’aînés, on conçoit plus concrètement ce que c’est que grandir. Et puis, tour à tour, chacun aide et est aidé. Lorsque celui qui «sait faire» est un autre enfant, aux yeux de celui qui ne sait pas encore, c’est la preuve qu’il peut y arriver.
Dommage que Montessori, ce soit pour les riches…
Pas partout. En Suède, en Norvège, aux Pays-Bas, aux Etats-Unis, en Chine et bientôt en Thaïlande, il existe des écoles Montessori publiques et gratuites. Malheureusement, dans la plupart des pays, l’offre n’est que privée. Je le regrette d’autant plus que cette pédagogie a fait ses preuves, dans le cadre de différents projets humanitaires, au sein de populations défavorisées.
Si la montée des fascismes
n’avait pas stoppé son ascension dans les années 30, la méthode Montessori se serait peut-être imposée comme pédagogie officielle dans les écoles européennes. Rêve ou cauchemar? Je n’aime pas l’idée de modèle unique. Je souhaiterais que les écoles Montessori soient présentes partout et à la portée de tous. Mais les parents, et les enseignants, doivent avoir le choix.
EN SUISSE ROMANDE
«Montessori: une rencontre avec les neurosciences», c’est le titre de la conférence publique que donnera le 11 mars le neuro-psychologue et pédiatre américain Steve Hughes, directeur du Centre pour la recherche sur l’éducation liée au développement dans le Minnesota et membre du comité de recherche de l’Association Montessori internationale. En anglais avec traduction.
Places limitées, sur inscription: www.montessorisuisse.ch 11 mars, 18 h 30, Uni Mail Genève.
Ecoles: le canton de Genève est, en Suisse romande, le plus riche en écoles Montessori, avec onze établissements. Le label est en principe protégé en Suisse depuis 2004, mais l’association faîtière ne poursuit pas activement les quelques établissements qui l’affichent sans son accord (deux en Suisse romande). Elle fournit en revanche la liste des écoles reconnues ou en cours de reconnaissance.
Matériel: le Swiss Montessori Centre de Neuchâtel fonctionne aussi comme distributeur agréé du célèbre matériel sensoriel, partiellement adopté par certaines écoles publiques.