Essai. Elles en sont convaincues, le film «Turist» leur donne raison. Mais c’est peut-être une manière pour elles d’esquiver quelques questions. Courage, affrontons.
Viens, on va au cinéma, dis-je à ma copine Gigi. On va voir ce film où une famille aux sports d’hiver se retrouve face à une avalanche et où l’homme s’enfuit tandis que la femme protège les enfants. L’amie me répond sur le ton de l’ironie bien grasse: «Allons bon, quelle histoire! Ça existe, les hommes qui fuient?»
Il y a celles qui le disent tout cru, comme Sharon Stone («Les hommes sont généralement lâches. Forts en gueule mais lâches.») ou Sophie Marceau qui, à la télé, traite son président à mobylette de «lâche» et de «goujat». Il y a celles qui le pensent mais se taisent, par crainte de déstabiliser leur cher grand fragile. Mais on peut dire que, dans l’immense majorité des esprits féminins, l’affirmation relève de la malencontreuse évidence: les hommes sont plus lâches que les femmes.
Ça ne date pas d’hier. En 1787 déjà, Marie Gacon-Dufour, dans son Mémoire pour le sexe féminin contre le sexe masculin, démasque ces fanfarons qui confondent le courage et «cette imbécile précipitation à courir en duel».
Un siècle plus tard, l’incendie du grand Bazar de la Charité ravage, à Paris, la crème de l’aristocratie germanopratine en pleine messe de bienfaisance. Le lendemain, la presse ridiculise les «chevaliers de la Pétoche» et les «marquis de l’Escampette» qui se sont, à coups de canne et piétinant femmes et enfants, frayé un chemin vers la sortie. Le bilan des morts n’est pas à leur honneur: 118 femmes et six hommes.
Vous allez dire: il y avait, au Bazar, plus de femmes que d’hommes charitables, il faudrait une statistique pondérée. En voici une, hélas: une étude menée à Berkeley en 2012, portant sur dix-huit naufrages, 15 000 passagers et leur attitude dans la tourmente*. Résultat: les femmes et les enfants d’abord? Mon œil: c’est chacUn pour soi. Les chacUnes, en cas de catastrophe, ont un risque nettement accru d’y laisser la peau. Surtout sur les bateaux britanniques, no kidding, gentlemen.
La poubelle attendra
Accablant, hein? Mais ce n’est rien encore. Ce que dit la vox feminae, c’est: le courage physique, ce n’est pas le principal. Le vrai problème, c’est l’exaspérante pusillanimité des hommes quand il s’agit d’affronter une situation psychologiquement difficile. La lâcheté relationnelle, voilà la véritable engeance. Assez de patrons incapables de gérer les conflits! Assez de partenaires qui se dérobent comme des lombrics à la moindre question, assez d’amants qui sous-traitent la rupture par SMS! Assez, pfoui, qu’est-ce qu’on attend pour les jeter tous à la poubelle?
D’ailleurs, voyez, ils sont d’accord pour s’y jeter tout seuls. Vous connaissez l’homme «qui a tellement reporté sa décision d’abandonner sa femme et leurs quatre enfants qu’il est toujours marié»? Le chroniqueur français David Abiker aussi. «Comme quoi, la lâcheté a du bon», note-t-il dans un blog ironico-contrit intitulé «Eloge de la lâcheté masculine».
Donc, je suis allée au cinéma voir Turist (alias Snow Therapy). Un très beau film, par ailleurs, sur l’horreur des sports d’hiver et des brosses à dents électriques. Où l’on voit un homme lâche par instinct de survie et une femme courageuse par instinct de protection. En sortant, je m’attendais mélancoliquement, avec mon amie Gigi, à ajouter un verset à la complainte bien connue du qu’est-ce-qu’on-est-mieux-qu’eux.
Et c’est là que Gigi m’a dit: «Je me suis identifiée à l’homme. Qu’aurais-je fait à sa place? La vérité est que je n’en sais rien.» Elle a raison. D’ailleurs, les complaintes, ça va un moment, mais ce n’est pas très courageux. Il y a quelque chose de pourri dans cette vision sexuée des choses. Affrontons le problème autrement.
Education et crinolines
«Si vous étiez une aristocrate française du XVIIIe siècle, de celles qui mettaient leurs enfants en nourrice et ne récupéraient que les survivants des années plus tard, vous n’auriez par réagi comme la Suédoise du film», me fait remarquer André Langaney, professeur franco-genevois spécialiste en biologie du comportement. Sous la pression brutale d’un danger vital, nos comportements relèvent du réflexe. Un réflexe qui peut être conditionné par l’éducation et le rôle social. Et alors?
Rolf Schaeppi, lui, est à la fois psychothérapeute et féru d’éthologie. «Les femmes et les enfants d’abord, dit-il, ça marche sous la pression d’une prescription morale très forte. Dans l’urgence d’un danger massif, c’est simplement le plus fort qui s’en tire.» Le plus fort et le moins entravé, peut-être? Dans l’étude sur les naufrages, qui porte sur trois siècles, un détail étonne: les chances de survie des femmes s’améliorent à partir de la Première Guerre mondiale. Hypothèse: cela n’a rien à voir avec les hauts et les bas de la galanterie, mais bien avec l’allègement du vestiaire féminin. Si les dames du Bazar de la Charité n’avaient pas eu de crinoline, elles auraient peut-être gaillardement piétiné les hommes.
Mais laissons là les réflexes; après tout, peut-on parler de courage ou de lâcheté s’il n’y a même pas le temps de la réflexion? Votre chef, lui, a le temps de réfléchir. Vous savez, celui qui, au travail, vous pourrit la vie parce qu’il déteste les conflits. Oui, vous voyez. Mais vous voyez aussi qu’au bureau l’immense majorité des cadres sont des hommes. Qui nous dit que des cheffes, à leur place, se défileraient moins?
Les maris et les amants se défilent en général quand les choses se compliquent. Là-dessus, tout le monde est hélas d’accord, à commencer par Rolf Schaeppi. Il fait tout de même remarquer que les femmes qui disparaissent, ça existe aussi. «On ne sait rien de ce qui se passe dans ces cas-là, parce que les hommes font moins de bruit quand ça leur arrive. Mais leur détresse est immense.»
Ce qui est sûr, c’est que les hommes ont une anxiété toute particulière face à l’injonction de courage. Eduqués à être sans peur et sans reproche, ils sont hantés par l’idée de ne pas être à la hauteur. Voici la comptine que Rolf Schaeppi chantait, à Zurich, avec ses camarades, sur le chemin de l’école: «La neige tombe, le vent est froid, les filles mettent des gants, les garçons marchent rapidement.» Brrr. Insignifiant, insidieux, dévastateur.
Normalisation de la lâcheté
Ma dernière conversation sur la lâcheté a été littéraire. «Cela fait en tout cas deux siècles que la figure du héros chevaleresque a perdu sa crédibilité», note Daniel Maggetti, professeur de littérature à l’Université de Lausanne. Adolphe, de Benjamin Constant, incarne parfaitement cette déchéance: lâche en amour, socialement désengagé, il préside à une longue lignée d’antihéros inconsistants, qui va de Frédéric Moreau (L’éducation sentimentale) aux personnages houellebecquiens. Ce que le miroir de la littérature nous donne à voir, c’est une inéluctable et massive «normalisation de la lâcheté».
Bien dit, voilà notre douleur. Les femmes peuvent se raconter qu’elles sont épargnées. «En termes de représentation, ce sont surtout les ex-superhéros qui casquent», convient le professeur. Mais, à bien y réfléchir, ce serait éluder quelques bonnes questions.
J’allume la radio ce lundi matin: huit morts sous les avalanches ce week-end. Et la première question est: «En faisons-nous assez pour sauver ces vies?» Bien sûr, on en fait mille fois assez! Mais la référence implicite est désormais celle du risque zéro. Alors que, dans le même temps hautement anxiogène, le mot «courage» a disparu de la scène lexicale et les mille dangers qui nous guettent prennent massivement le pouvoir dans les médias et les conversations. Nous sommes encouragés à avoir peur. Des bactéries, des pédophiles, des accidents, du réchauffement, des moustiques tigres. La peur génère des clics et constitue un formidable carburant de consommation. La peur valorisée comme jamais, voilà l’avalanche intérieure. Face à elle, l’humour et l’indépendance d’esprit ont peut-être un sexe, mais rien n’est moins sûr.
Mardi. Un garçon de 12 ans, après avoir sauvé sa propre vie, replonge dans l’eau glacée du lac pour sauver sa mère. L’instinct de protection, c’est contagieux?
* «Gender, social norms, and survival in maritime disasters». De Mikael Elinder et al., University of California, Berkeley. Lire aussi, sur «Snow Therapy»/«Turist», la chronique de Marcela Iacub, p. 66.