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Récit: les dessous helvétiques de l’art confisqué par la Stasi

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Jeudi, 5 Mars, 2015 - 05:50

Récit. Un tableau saisi par la police secrète du régime est-allemand a fini dans la collection d’une famille américaine, après être passé par la Suisse. L’héritier présumé de cette œuvre se bat désormais pour la récupérer.

Quand la sonnette a retenti à 8 heures du matin, ce 31 mars 1982, Johanna Meissner était seule à la maison. Son mari, le collectionneur d’art est-allemand Helmuth Meissner, avait été convoqué par la police de Dresde.

«Sept ou huit personnes se trouvaient sur le pas de la porte, des inspecteurs du fisc, ainsi que des assesseurs d’art venus exprès de Berlin», raconte Günter Blutke, qui a écrit un livre relatant cette affaire*.

Les hommes ont commencé à examiner les porcelaines, les meubles d’époque, les tableaux et les armes anciennes amassés par l’antiquaire depuis 1926, collant de petites étiquettes rouges sur les pièces les plus intéressantes. Puis ils ont tout embarqué.

Un tableau a particulièrement attiré leur regard: une nature morte avec quatre châtaignes réalisée en 1705 par Adriaen Coorte, un peintre obscur issu de l’âge d’or de la peinture néerlandaise. Ils l’ont évalué à 50 000 Deutsche Marks, une fortune à l’époque.

Il allait connaître un destin formidable, qui l’amènera aux Etats-Unis via la Suisse.

Le verdict de cette descente est tombé quelques mois plus tard, en juillet 1982: Helmuth Meissner a fraudé le fisc et il doit verser 5,5 millions de Deutsche Marks à la République démocratique allemande (RDA). Soit presque la valeur de sa collection, estimée à 5,6 millions.

«Le Ministère des finances n’a encore jamais réclamé autant en arriérés d’impôts, note l’auteur de cet avis, le lieutenant-colonel Kloss. Ce cas est unique dans l’histoire de la RDA.»

Quelques jours après le raid, Helmuth Meissner a été interné «avec force et contre (son) gré» à l’hôpital psychiatrique d’Arnsdorf. Des documents internes de la Stasi, la brutale police secrète de la RDA, montrent qu’elle a voulu «se débarrasser de lui» pour éviter qu’il ne rende son cas public.

«Je suis en bonne santé, mais on m’oblige à vivre dans une division remplie d’alcooliques, de malades mentaux, de suicidaires et d’idiots, écrit-il dans une lettre rédigée depuis l’asile. J’ai 79 ans et cet internement affecte ma santé.» Il y est resté sept mois.

Son histoire est loin d’être unique. «Environ 200 collectionneurs d’art est-allemands ont subi le même sort sous la RDA», raconte Ulf Bischof, l’avocat de Konrad Meissner, qui s’est spécialisé dans les restitutions d’œuvres spoliées. La plupart ont fini dans un asile, en prison ou – pour les plus chanceux – ont fui à l’Ouest. L’un d’entre eux, le Berlinois Peter Garcke, s’est pendu dans sa cellule avec son pyjama.

Un trafic bien structuré

Le mécanisme était toujours le même: le Ministère des finances les accusait de fraude fiscale et leur imposait une facture dont ils ne pouvaient pas s’acquitter. «La Stasi venait alors saisir leur collection d’art comme paiement de cette dette», précise Günter Blutke. Entre 1973 et 1989, elle s’est ainsi emparée de plus de 200 000 pièces.

Les œuvres étaient ensuite remises à une entreprise d’Etat créée en 1973 et appelée Kunst & Antiquitäten, qui appartenait à la très discrète Coordination commerciale (KoKo) mise en place par Alexander Schalck-Golodkowski, l’un des hommes les plus puissants de la RDA.

Cette unité d’import-export était chargée d’acheter des armes ou des composants électroniques et de vendre des prisonniers politiques ou d’autres biens à l’Ouest, en violation de l’embargo contre la RDA.

«Kunst & Antiquitäten possédait une grande halle à Mühlenbeck, dans banlieue de Berlin-Est, pour exposer ces œuvres», relate Ulf Bischof. Les acquéreurs y étaient acheminés en voiture depuis l’aéroport.

«Il y avait de tout: de petits galeristes, de grandes maisons de vente aux enchères et de simples intermédiaires», détaille-t-il. Ils venaient notamment d’Allemagne de l’Ouest, de Grande-Bretagne, des Pays-Bas, de Belgique, des Etats-Unis et de Suisse.

Ce trafic rapportait 25 millions de Deutsche Marks par an au régime est-allemand. «Une importante source de devises étrangères», relève Gilbert Lupfer, responsable de la collection d’Etat de la ville de Dresde. Confrontée à la faiblesse de sa propre monnaie, la RDA en avait cruellement besoin.

Des pièces de la collection Meissner ont fini à Mühlenbeck. Certaines sont réapparues en 1984 lors d’une vente aux enchères organisée par la maison munichoise Ketterer. D’autres ont fini dans la collection de la Nationalgalerie de Berlin et dans celle du Kunstgewerbemuseum de Köpenick.

Le tableau d’Adriaen Coorte a, lui, été envoyé en Suisse avec des dizaines d’autres pièces, dont un bouddha en bronze datant de la période Ming, un mandala tibétain du XVIIIe siècle et un tableau de Paul Klee. Il a été réceptionné par la firme Intrac, basée à Lugano, selon les documents de livraison du 26 mars 1984.

D’amsterdam à Zurich

«La Suisse était l’une des principales plaques tournantes utilisées par la RDA pour écouler l’art spolié», indique Gilbert Lupfer. Et Intrac représentait une sorte d’avant-poste helvétique pour le régime est-allemand. «Cette société servait d’intermédiaire entre l’Allemagne de l’Est et le monde occidental, lui permettant d’importer de l’armement ou du matériel électronique et d’exporter de l’art spolié», explique Ulf Bischof.

Dirigée par Ottokar Hermann, un homme de paille de la RDA, Intrac appartenait à 40% à Manfred Seidel, l’un des dirigeants de la KoKo. La firme s’est aussitôt attelée à revendre les œuvres reçues en mars 1984 à la maison de vente aux enchères Koller, à Zurich. Mais celle-ci a refusé certaines pièces, dont le Coorte, qui ont été réexpédiées à Berlin en mars 1985.

La Nature morte aux châtaignes a ensuite disparu durant trois ans, avant de réapparaître à Amsterdam en novembre 1988, lors d’une vente aux enchères de Christie’s. C’est le galeriste zurichois David Koetser qui l’a acquise, pour 76 974 dollars. «J’ai accepté en toute bonne foi la provenance qui m’a été fournie à l’époque par Christie’s, à savoir que le tableau émanait d’une collection privée», dit-il.

«Au moment de la vente du Coorte en 1988, Christie’s ne savait pas que cette œuvre pouvait provenir de la collection Meissner, relève pour sa part une porte-parole de la société de vente aux enchères. Des informations sur les activités de la Stasi n’ont émergé que bien plus tard.»

Le galeriste David Koetser a exposé le tableau de Coorte durant l’hiver 1989-1990. C’est là qu’il a attiré l’attention de Henry Weldon et de sa femme, June, des collectionneurs américains amateurs de maîtres flamands. Ils l’ont obtenu pour 240 000 francs, selon le reçu de cette transaction.

Konrad Meissner, aujourd’hui âgé de 76 ans, se bat depuis la chute du Mur pour récupérer la collection de son père. La ville de Dresde lui a restitué deux porcelaines en 2006. En 2007, la Nationalgalerie de Berlin et le Kunst­gewerbemuseum de Köpenick lui ont remis des œuvres.

Et en 2011, Christie’s lui a rendu un tableau de Richard Müller, A Well Behaved Chin.

Recours à la justice

Le combat se déroule désormais devant les tribunaux. Konrad Meissner a retracé en 2011 le parcours du Coorte jusqu’à la collection des Weldon. «June Weldon a reçu une lettre de sa part réclamant la restitution du tableau, se souvient Anthony Costantini, un avocat du cabinet Duane Morris, qui représente la famille Weldon.

Elle lui a demandé de prouver que le tableau lui appartenait, mais il n’est pas parvenu à produire les documents nécessaires.»

En août dernier, June Weldon a déposé une plainte devant un tribunal de Munich pour faire invalider les droits de Konrad Meissner sur l’œuvre. Elle est décédée un mois plus tard, et son fils, James Weldon, a repris le flambeau. Le tribunal, qui a entendu les arguments des deux parties mi-février, tranchera sous peu.

Les Weldon argumentent que le tableau aux châtaignes ne s’est jamais trouvé en possession de Helmuth Meissner et qu’il s’agissait en fait d’une autre œuvre de Coorte. Et, s’il s’agit du même tableau, les Weldon n’ont pas à le rendre, juge Anthony Costantini.

«Il a été saisi à l’époque par un Etat souverain agissant sous l’égide de son droit fiscal», fait-il remarquer. Ulf Bischof, l’avocat de Konrad Meissner, rappelle toutefois que l’Etat en question «était une dictature».

Le manque de publicité fait autour des cas comme celui de la famille Meissner dessert toutefois sa cause. L’Allemagne ne s’est jamais penchée sur les spoliations dues à la Stasi, contrairement à celles commises par les nazis. Cela pourrait bientôt changer.

La Fondation culturelle des Länder publiera un rapport à ce sujet mi-2015. «Vingt-cinq ans après la chute du Mur, il est grand temps de faire la lumière sur ce chapitre de notre histoire», a commenté Isabel Pfeiffer-Poensgen, sa secrétaire générale.

* Obskure Geschäfte mit Kunst und Antiquitäten - Ein Kriminalreport, LinksDruck Verlag, 1990.

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