Décodage. Apple se lance dans la conception de sa propre voiture, Google veut vendre son modèle autonome dès 2017. Mais la Silicon Valley aura affaire à des adversaires coriaces.
Et si les nouveaux modèles d’automobiles changeaient de salon? C’est ce qui s’est passé en janvier aux Etats-Unis. Mercedes-Benz, Audi, BMW, General Motors, Ford ou Toyota ont préféré dévoiler leurs nouveautés les plus intéressantes au fameux Consumer Electronic Show (CES) de Las Vegas, et non pas, quelques jours plus tard, au salon automobile de Detroit.
Le temps hivernal plus aimable dans le Nevada que dans le Michigan n’explique rien à l’affaire. En revanche, que la voiture soit de plus en plus considérée comme un smartphone sur roues en dit long sur la transition en cours.
Pour savoir de quoi sera faite l’auto de demain, mieux vaut désormais se rendre dans un show d’électronique grand public. C’est dire si le 85e Salon de l’automobile de Genève (5-15 mars) aurait été bien inspiré de consacrer une exposition spéciale à l’avenir numérique du moyen de transport, comme il en avait initialement l’idée. Juste pour attester d’une évidence: son propre monde est en pleine révolution copernicienne.
Connais ton ennemi
Pour les grands constructeurs, le CES de Las Vegas avait un autre avantage. Il est relativement proche de leurs centres de recherche, désormais installés dans la Silicon Valley, près de San Francisco. La distance exacte est de 560 miles (900 km).
Elle a été parcourue, à l’ouverture du CES, par une Audi A7 qui avait préféré un ordinateur plutôt qu’un conducteur pour la mener à bon port. C’est ce type de voiture-robot que préparent les centres de recherche de Volkswagen (auquel appartient Audi) ou de Toyota, dans la Silicon Valley.
Ou encore celui de Daimler à Sunnyvale, à 10 km du siège d’Apple, à Cupertino. Les ingénieurs de Mercedes-Benz ont envoyé au CES de Las Vegas leur concept F015 de voiture autonome, à l’habitacle conçu comme un luxueux lounge, sans attention particulière à ces accessoires ringards que sont un volant ou un levier de changement de vitesses.
«Connais ton ennemi», recommandait L’art de la guerre de Sun Tzu, il y a deux mille cinq cents ans. C’est exactement ce que pratiquent les ténors de l’automobile, dont certains, comme Benz, fabriquent des voitures depuis cent trente ans. Leurs responsables sentent sur leur nuque bien rasée le souffle des colosses californiens, ces Apple, Google ou Uber, une start-up de taxis privés dont la capitalisation boursière pèse déjà le double de celle de Fiat-Chrysler.
Autant s’installer auprès d’eux pour mieux observer ce qui se trame non loin. Voire débaucher, comme vient de le faire Ford pour diriger son nouveau centre de Palo Alto, un Dragos Maciuca, ex-spécialiste des technologies mobiles chez Apple.
Le jeune loup dans l’ancienne bergerie
En apparence, les experts de la carburation travaillent en bonne intelligence avec ceux des algorithmes. Google (Auto) et Apple (CarPlay) sont en passe d’installer dans la plupart des modèles de voitures particulières leurs propres systèmes pour l’automobile.
Auto et CarPlay permettent de connecter les smartphones tournant sur Android ou iOS aux ordinateurs de bord, permettant aux usagers de tirer parti – via l’écran de la voiture – des logiciels de navigation, de commandes vocales ou des applications de téléphone. C’est l’aveu que les systèmes d’information proposés jusqu’ici par les marques automobiles n’avaient pas la simplicité d’usage de ceux proposés par Google et Apple.
C’est aussi l’entrée du jeune loup dans l’ancienne bergerie. Apple travaille désormais dur à sa propre automobile électrique, qui pourrait être lancée vers 2020. Constituée fin 2014, après l’annonce de l’Apple Watch, l’unité de recherche Titan (rien que le nom en dit long) compte déjà plusieurs centaines de collaborateurs.
Le groupe de Cupertino a déjà convaincu une cinquantaine de pointures de chez Tesla, le fabricant californien de voitures électriques haut de gamme, de le rejoindre. Moyennant, paraît-il, une prime de 250 000 dollars à la signature du contrat et une hausse de 60% du salaire.
Le spécialiste des batteries 123 Systems en a tellement marre de voir ses caïds du lithium-ion débauchés par Apple qu’il a porté plainte. Titan est dirigé par Steve Zadesky, auparavant coresponsable du design des iPhone.
Une Apple Car, rêvée par Steve Jobs avant sa disparition, serait une extension cohérente pour une entreprise qui a commencé dans l’ordinateur personnel, avant de chambouler les marchés de la musique ou du téléphone portable.
L’avenir est à la voiture connectée, de plus en plus autonome, dont l’intelligence artificielle sera le principal facteur de différenciation. Ainsi que le design archicool. Il est connu que Jonathan Ive, gourou du design chez Apple, a une sainte horreur du style balourd des automobiles américaines.
Il a engagé l’an dernier le styliste vedette Marc Newson, connu notamment pour avoir dessiné, en 1999, un simplissime mais très élégant prototype de Ford (la 021C).
Le fantôme de l’Apple TV
Entreprise la plus profitable de l’histoire industrielle, assise sur une trésorerie de 178 milliards de dollars, Apple a bien sûr les moyens de son ambition automobile. L’exemple de Tesla le montre: malgré des dizaines de tentatives avortées, il est aujourd’hui possible de créer de nouvelles marques de voitures.
Pour peu que l’on bouscule les règles et que l’on offre du nouveau. Reste toutefois la possibilité que l’iCar soit une simple piste suivie par Apple, et qu’elle soit abandonnée en cours de route si les difficultés sont trop nombreuses. Depuis combien de temps promet-on un téléviseur Apple ?
Google pense lui aussi très fort à l’automobile, testant depuis 2010 des voitures autonomes, qui ont déjà un million de kilomètres au compteur. Google a présenté l’an dernier sa propre voiturette-robot, un objet ovoïde dénué de commandes traditionnelles qui devrait être testé cette année sur circuit fermé, puis l’an prochain dans la circulation.
Le style maladroit de cette biplace sans conducteur signale que le design n’est pas le point fort de Google, qui s’est déjà ramassé un râteau avec ses lunettes connectées, dont personne ne veut. De plus, Sergey Brin, l’un des patrons de Google, annonce la commercialisation de sa voiture autonome pour 2017, ce qui est aussi probable que la ponte d’un tel œuf par une poule avec des dents.
Pour l’heure, les dirigeants automobiles prennent avec calme l’arrivée de la concurrence de la Silicon Valley. Apprenant la probable arrivée d’une Apple Car, Dieter Zetsche, le moustachu CEO de Mercedes-Benz a sifflé: «S’il y avait une rumeur selon laquelle Mercedes ou Daimler entendait fabriquer des smartphones, cela n’empêcherait pas les gens d’Apple de dormir tranquilles.
Le même constat s’applique à nous.». Dan Akerson, l’ancien CEO de General Motors, a été plus sec: «Ils devraient réfléchir à deux fois avant d’entrer dans la dure fabrication des automobiles. Il faut une longue expérience pour transformer des barres d’acier en une voiture de grande production. Si j’étais actionnaire d’Apple, je ne serais pas très content.»
Dépenser environ 5 milliards de dollars pour créer, de zéro, une nouvelle automobile dans un délai de cinq ans est une chose. Mais les marges de cette industrie, en moyenne 5% sur la vente de chaque modèle, ne sont pas du tout celles d’Apple, habitué à des marges bénéficiaires astronomiques, de l’ordre de 40%.
On peut rétorquer qu’Apple est passé maître dans l’art de proposer des produits d’habitude à faible marge, comme le téléphone portable, mais en les rendant hautement profitables grâce à leur luxueuse perfection. Mais si nous sommes peut-être d’accord de payer quelques centaines de francs de plus pour un iPhone, le sera-t-on pour acquérir une Apple Car qui vaudra plusieurs milliers de francs de plus que la concurrence?
Lente évolution
Ici ressurgit la prédiction de Michael Dell en 1997, à l’annonce du retour de Steve Jobs chez Apple: «Ils feraient mieux de fermer leur boîte et de rembourser leurs actionnaires.» Méfiance… Mais il est vrai que l’automobile est une industrie très particulière, pesante, aux mille compétences spécifiques.
Elle évolue lentement, ce qui ne l’empêche pas d’intégrer peu à peu des cerveaux électroniques qui aident à la conduite, maintiennent une voiture entre des lignes, mettent en marche les essuie-glaces, assistent les freinages d’urgence, tiennent une bonne distance avec les véhicules à l’avant, se parquent toutes seules, etc.
En 2015, certes plutôt en option, une auto familiale incorpore facilement des caméras, des radars, des accéléromètres, des capteurs et plusieurs dizaines de micro-ordinateurs. La voiture, c’est désormais de la haute technologie numérique pour la sécurité passive, active et prédictive, pas simplement une barre d’acier transformée à grand bruit en Skoda Octavia.
Coups de marketing
Cette évolution lente, par petits sauts technologiques, est la chance de l’automobile traditionnelle. En particulier dans le domaine de la voiture autonome, celle qui permettra à ses occupants de lire L’Hebdo (c’est un exemple) en laissant le véhicule les mener au travail.
Les effets d’annonce, qui sont aussi des coups de marketing, prédisent l’arrivée de ces voitures robotisées à partir de 2020. Il n’en sera rien, tant les chausse-trapes technologiques, légales et sociétales abondent.
Un consensus sérieux vise plutôt une progression par étapes, de la voiture semi-autonome à celle hautement autonome, pour enfin arriver, peut-être vers 2035, et encore, à l’autonomie complète.
Et encore: la référence la plus pertinente est ici l’avant-automobile, l’ère de la voiture hippomobile, celle dont les rênes pouvaient être lâchées pendant de longs trajets, mais dont les chevaux s’arrêtaient d’eux-mêmes en cas de danger ou contournaient un obstacle de leur propre chef. L’automobile totalement autonome n’est peut-être qu’un leurre.
A moins de changer la définition du moyen de transport, qui voudra d’une auto qu’on ne conduirait jamais, ou seulement en cas d’urgence stressante?
Cette évidence est la chance des constructeurs automobiles, qui pourraient bien garder la main dans la bataille qui s’annonce. Quitte à passer alliance durable avec les visionnaires de la Silicon Valley. Rira bien qui rira le dernier.
85e Salon international de l’automobile, Geneva-Palexpo, du 5 au 15 mars. www.salon-auto.ch