Christine Salvadé
Témoignages. Plus de 13% des femmes sont victimes d’une dépression avant ou après l’accouchement. Coupables de ne pas ressentir la joie que le monde entier attend d’elles, certaines souffrent en silence jusqu’à en mourir. Un père, veuf, et une mère racontent.
«Sophia nous expliquait qu’elle se sentait comme dans un trou»
Dans ses lettres d’adieu, la jeune mère disait avoir «une magnifique petite fille, mais qu’elle serait mieux sans sa maman»
Sous son pouce, John* fait défiler les photos de sa fille, Clara*. La petite a les yeux bleu électrique, elle se marre. Clara en promenade, Clara qui brandit ses jouets, Clara et papa. Les premières dents, les premiers pas, les premiers mots, John les a vécus seul. Sa fille est née un samedi de septembre, en 2013.
Quatre semaines plus tard, un autre samedi, sa femme, Sophia*, la mère de Clara, se donnait la mort au Lignon, à Genève. Probablement victime d’une dépression postnatale. Mais John ne saura jamais vraiment ce qui a tué sa femme.
Perfectionniste, secrète, la jeune femme devenue mère s’est recroquevillée silencieusement sur sa douleur. S’il accepte de raconter ces quatre semaines entre la naissance de sa fille et le suicide de sa femme, c’est parce qu’il veut faire tomber des tabous: «Il ne faut pas se raconter d’histoires, devenir mère est un bouleversement inimaginable: tu ressens une fatigue que tu n’as jamais ressentie de toute ta vie. Si tu te sens mal, oublie les stéréotypes de la mère qui doit forcément être heureuse et file voir un médecin.»
Un même désir d’enfants
Sophia était une grande sportive. Quand John l’a rencontrée, quatre ans avant la naissance de leur fille, elle approchait de la quarantaine, venait de faire six mois de trekking en Australie et se préparait pour un triathlon.
John, l’informaticien anglais un peu timide, tombe amoureux de la fille intelligente, drôle et belle qui l’entraîne dans sa vie animée, remplie d’amis célibataires, de tours à vélo et de «crazy cooking», ces soirées où tout le monde cuisine en finissant les bouteilles. Sophia avait beaucoup de prétendants, elle leur donnait des surnoms.
Il sera Johnny. Au début de leur relation, John et Sophia ont gardé deux appartements tout proches l’un de l’autre. Ils ont fini par emménager ensemble, mais Sophia a conservé une chambre pour elle. Et, deux soirs par semaine, avec une régularité sans faille, elle continuait à sortir avec ses amis.
Sophia et John partageaient le même désir d’avoir des enfants et étaient bien conscients qu’ils n’étaient plus tout jeunes. Il fallait s’y mettre. D’abord, Sophia a multiplié les fausses couches. «J’étais prêt à laisser tomber.
Je me souviens de lui avoir dit: «On va chercher une autre façon de vivre.» Quand elle lui offre, triomphante, son test positif en cadeau, à Noël 2012, John était plus angoissé qu’elle: allait-elle accepter de changer sa manière de vivre? Mais Sophia prend sa grossesse du bon côté.
La marche a remplacé le jogging, elle n’avait pas de nausées et elle était plutôt de bonne humeur. Enceinte, Sophia, qui a toujours été très méthodique, a lu soigneusement les manuels de puériculture.
«Le bébé prenait une grande place dans nos conversations, mais je regrette que nous n’ayons pas parlé de nos peurs d’être parents. Cela restait très abstrait. Je ne sais pas ce qu’elle ressentait. Moi, j’avais une appréhension», confie John.
L’accouchement a été provoqué, «parce qu’on nous a dit que ça n’était pas bon de laisser passer le terme pour une femme de cet âge». Elle l’avait bien pris. Elle avait hâte de faire connaissance avec l’enfant et a refusé la péridurale «parce qu’elle était fière et forte».
Sophia a sorti elle-même l’enfant de son corps et l’a posée sur sa poitrine. «Le bébé était comme un extraterrestre, raconte John. Elle n’a rien dit, mais l’a allaité immédiatement.»
«elle ne disait rien, rien du tout»
Les deux premières semaines après son retour à la maison ont été «magiques», se souvient le père. Il avait pris congé. Le bébé dormait dans une chambre séparée et les parents se répartissaient les tâches. C’est la troisième semaine que les choses se sont compliquées.
Il était prévu que les parents de Sophia viennent pour prendre le relais, mais la mère est tombée malade. John reprend le travail et laisse Sophia seule avec le bébé. «Je me sentais coupable.
Je lui écrivais tous les matins un mot d’amour pour m’excuser d’aller bosser. Souvent, Sophia dormait encore quand je partais. Je me souviens qu’un matin elle a retenu longuement mon bras. Mais elle ne disait rien, rien du tout.»
La quatrième semaine, l’enfant ne dormait pas si elle n’était pas dans les bras de Sophia, avec un doigt dans la bouche pour téter. Elle criait beaucoup la nuit, Sophia dormait peu et faisait remarquer que sa poitrine était moins gonflée.
«J’ai l’impression que je ne suis plus moi-même», dit-elle un jour à John. Il lui demande ce que cela signifie. Elle répond qu’elle est «très fatiguée». C’est la seule fois qu’elle s’est autorisé une plainte. John lui propose de revoir leur organisation.
Les parents de Sophia sont arrivés cette semaine-là, mais les choses ne se sont pas améliorées. «Je ne sais pas ce qu’il se passait dans la journée. Quand je suis rentré un soir, il y avait de l’agitation. La petite avait perdu du poids, cela faisait trois jours qu’elle n’avait plus bien mangé.
La sage-femme a suggéré de mettre le tire-lait dans la liste des courses. J’ai dit à Sophia que c’était formidable, que je pourrais moi aussi donner à manger au bébé. Mais je crois que ça a été mes pires paroles. Sophia l’a sûrement entendu comme la preuve qu’elle n’était pas capable de nourrir son enfant.»
Déchargée par ses parents, la jeune femme se remet cette semaine-là au VTT. «Le vendredi soir, Sophia m’a demandé ce que j’avais envie de faire le lendemain.» John dit qu’il a besoin d’être en famille, juste les trois. Mais Sophia suggère que ses parents viennent faire du baby-sitting pour que le couple puisse aller se balader à vélo l’après-midi.
Il est d’accord. Ils se disputent sur le repas à prévoir le samedi soir: John propose de garder ses beaux-parents à manger et de commander des pizzas. Sophia refuse de leur servir un repas qu’ils n’auraient pas préparé eux-mêmes.
La pression que Sophia se met, à 40 ans passés, pour satisfaire ses parents a souvent été une source de dispute dans le couple. Ce soir-là, Sophia s’endort vite, se relève vers 2 heures pour nourrir la petite. «A 7 heures, raconte John très lentement, on s’est réveillés.
Elle était à côté de moi, on s’est câlinés. Je lui ai dit que j’allais nager et prendre mon linge au pressing. Elle m’a demandé trois fois: «Quand est-ce que tu rentres?» J’ai dit: «Pas plus tard que 10 heures. Je rêve que tu sois encore au lit quand je rentre.» Elle s’est levée pour prendre sa douche. Elle a mis son peignoir noir tout doux. C’est la dernière fois que John a vu son épouse vivante.
«Quand je suis rentré, la voiture n’était pas au garage. Sur la table, Sophia avait laissé deux lettres. L’une pour ses parents, où elle les remerciait pour leur amour, elle avait été la plus heureuse des filles grâce à eux. Dans l’autre, qui m’était destinée, elle m’assurait que nous avions une magnifique petite fille mais qu’elle serait mieux sans sa mère. Sophia nous expliquait qu’elle se sentait comme dans un trou, qu’elle ne voulait pas être un poids pour nous.»
John a vomi. Il a appelé la police, les amis. Clara dormait toujours dans son petit lit d’enfant. Le corps de Sophia a été retrouvé à 14 heures ce samedi-là.
Depuis le drame, John a appris que la femme de sa vie disait qu’elle ne voulait pas devenir vieille et que la maladie mentale, c’était «pour les faibles qui n’ont pas d’amis». La tristesse ne le quitte plus.
La culpabilité non plus. Juste après la mort de Sophia, il a contacté l’unité Guidance infantile du Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, aux Hôpitaux de Genève.
Il avait un grand besoin d’aider les professionnels à mieux faire connaître la maladie qui avait emporté sa femme. Grâce à son initiative, une soirée a été organisée en octobre dernier dans un cinéma de Genève. Plus d’une centaine de femmes s’y sont rendues. Pour comprendre. Mais aussi pour parler, haut et fort, de la souffrance qu’elles ont ressentie quand elles sont devenues mères.
«J’ai demandé à être hospitalisée contre l’avis de ma mère»
Peu après son premier accouchement, Magali a senti le doute, la fatigue et la peur l’envahir.
Quand Magali* énumère les dates de sa vie, elle ne parle pas de son «premier enfant», mais de son «premier accouchement». C’était en 2009. La jeune femme, cadre dans une banque, avait rencontré Jérôme* cinq ans auparavant. Tous deux désiraient une «famille soudée», Jérôme voulait plusieurs enfants, Magali juste un.
Elle aimait son travail, sa vie de femme indépendante. «Le rôle de mère laitière ne me plaisait pas trop. J’avais décidé de ne pas allaiter et de ne pas arrêter de travailler. Je pensais vraiment que je pouvais rester celle que j’étais, un enfant en plus», confie-t-elle aujourd’hui. Elle avait une petite préférence pour une fille, ce sera un garçon.
Après une grossesse épanouie, la préparation minutieuse d’une chambre d’enfant avec des oursons tout mignons, Evan* est arrivé. «J’ai adoré le premier contact avec mon fils. C’était ma chair. Cette odeur de bébé m’enivrait.»
A la fin du séjour en clinique, elle réalise qu’il lui faudra désormais s’occuper du bébé même la nuit. Elle commence à s’inquiéter. Jérôme était à ses côtés la première semaine, puis il est parti en voyage d’affaires. Magali est alors très proche de sa mère, qui l’a élevée seule et qu’elle considère comme une confidente. Sa maman vient donc la trouver avec le père de Magali.
«Ils voyaient que j’étais crevée, je me suis donc beaucoup reposée sur eux et cela m’a aidée», dit la jeune mère. Mais, le jour où ses parents sont repartis, Magali a fondu en larmes. Puis, chaque matin, au moment où son mari quittait la maison, elle se mettait à pleurer: «Je voulais moi aussi aller travailler, ne pas rester seule avec le bébé.»
«Dépassée par les événements»
Un matin, en voyant la peur dans les yeux de sa femme, Jérôme a retiré sa cravate, posé sa serviette et est resté à la maison. Il était en «mode survie», dit-elle. Mais les journées à trois restaient l’exception.
«Le bébé ne dormait pas beaucoup. Comme on vivait en appartement, je n’osais pas trop le laisser pleurer le soir. Je le berçais, je mettais sa musique, j’avais envie de bien faire. Je n’avais pas une minute à moi. Souvent, quand mon mari rentrait le soir, je n’avais même pas pris de douche.
Physiquement, je me sentais très faible et dégradée, dépassée par les événements. Je commençais à devenir irritable. Tout était au-dessus de mes forces. La brique de lait faisait un mètre de haut, sortir était une épreuve qui consistait à me vêtir, habiller le bébé, déplier la poussette, j’ai vite laissé tomber. Un jour, en allant faire les courses, la caissière m’a dit que mon bébé était mignon. J’ai pensé: «Si vous le voulez, vous pouvez le garder.»
Magali part alors avec le bébé une semaine à la montagne chez sa mère pour recharger ses batteries. Mais au retour tout recommence. «Je n’arrivais pas à assumer cette responsabilité.
Je ne me sentais pas à la hauteur, j’avais perdu confiance en moi et je ne me reconnaissais pas. Lorsque je voyais une voiture m’approcher, je me disais: «Si elle te shootait maintenant, ce ne serait vraiment pas grave.»
Elle en parle à son gynécologue, qui lui prescrit des antidépresseurs. Mais les deux semaines d’attente avant que les médicaments ne fassent effet lui semblent interminables. Elle se confie aussi à une amie pédopsychiatre qui l’oriente vers les Hôpitaux de Genève.
Magali commence alors un traitement psychologique contre l’avis de sa mère, qui estimait qu’un dossier médical ainsi chargé pouvait gâcher sa vie. Mais les rendez-vous réguliers ne suffisent pas. Magali ne dort plus la nuit.
Quelques semaines plus tard, elle craque. Evan a à peine 3 mois. A 5 heures du matin, elle appelle la Guidance infantile, qui n’ouvre qu’à 8 heures. «Je me suis acharnée sur le téléphone, j’appelais sans arrêt, espérant qu’ils répondent.»
Magali demande alors à être hospitalisée. On l’accepte dans l’Unité hospitalière de psychiatrie adulte des HUG, qui prend en charge les mères avec leur bébé. Elle aurait préféré y aller seule, mais ne recule pas.
Magali est d’abord un peu effrayée par l’environnement: barreaux aux fenêtres, pas de duvet, elle partage l’étage avec des anorexiques et des suicidaires. «Mais, après discussion avec mon mari, je ne voyais pas d’autre solution que de rester pour m’en sortir.»
Pour la mère de Magali, au contraire, cette hospitalisation volontaire est inacceptable. Sans en parler à sa fille, elle tente de convaincre les médecins de la renvoyer à la maison. Quand elle raconte sa convalescence, la jeune femme parle moins du traitement psychiatrique qui lui a rendu confiance en elle que de sa relation avec sa mère.
«Pour la première fois de ma vie, je prenais une décision pour moi-même, contre la volonté de ma maman. Depuis ce moment-là, j’ai commencé à mieux aller. J’avais mon destin en main, c’est moi qui étais devenue une mère.»
Magali reste hospitalisée dix jours. Ce séjour lui permet d’établir un contact durable avec son fils, d’avoir «moins peur de lui». Le bébé a fait ses premiers sourires. Magali s’en est vraiment sortie après avoir repris le travail. Aujourd’hui, elle dit avoir une relation «fusionnelle mais contrôlée» avec son fils qu’elle adore.
Le couple a désiré un autre enfant. Une deuxième maternité que Magali, trois ans plus tard, a estimée «tellement plus simple». Après une période difficile avec sa mère, elles ont retrouvé une relation équilibrée. «Je crois que j’ai fini par trouver ma place dans ce triple rôle de fille, mère et épouse.»