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La Turquie d’Erdogan vise le modèle Poutine

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Jeudi, 19 Mars, 2015 - 05:56

Claire Sadar

Analyse. Le parti AKP au pouvoir à Ankara, islamique, ne cherche pas tant à rendre les Turcs plus religieux, mais à instaurer le culte de la personnalité. En calquant peu à peu le pays sur le régime présidentiel russe.

La démocratie turque subit d’incessants assauts de par le discours de plus en plus conservateur de l’AKP. Le parti dirigeant le pays alimente continuellement dans l’opinion le souci que la République turque, centenaire, fasse bientôt place à un régime islamique.

Ils sont ainsi nombreux à craindre que cela débouche sur un Etat répressif dominé par la charia – quelque chose comme l’Iran. Or, une autre approche apparaît plus appropriée. En dépit des penchants conservateurs de l’AKP, la Turquie n’est pas en voie de devenir islamique.

En réalité, le travail systématique du parti pour éliminer ses rivaux politiques ne s’ancre pas dans la foi religieuse mais bien dans une aspiration très laïque à maintenir et à consolider son pouvoir.

Une observation plus attentive de la trajectoire politique du pays sous la férule du président Recep Tayyip Erdogan suggère pour la Turquie un destin autoritaire mais laïc, un Etat qui ne serait pas très différent de la Russie de Vladimir Poutine.

Peut-être tant d’observateurs soupçonnent-ils l’AKP de piloter la Turquie vers des lendemains islamiques en raison de l’héritage historique du parti: l’AKP (Parti pour la justice et le développement) est l’héritier de toute une lignée de mouvements islamistes turcs.

Ses deux prédécesseurs immédiats furent le Parti de la prospérité, actif de 1983 à 1998, et le Parti de la vertu, de 1998 à 2001. Tous deux étaient – et sont toujours – largement considérés comme pro-islam, une réputation qui avait conduit à leur dissolution.

Or, l’islamisme concret de ces deux partis a été grossi par leurs adversaires politiques laïcs très au-delà de leurs messages idéologique et politique. La thèse la plus islamique que le Parti de la prospérité eût jamais proposée fut d’éliminer le système bancaire fondé sur l’intérêt.

Et il visait à cimenter des relations économiques avec d’autres Etats à majorité musulmane. Le Parti de la vertu, lui, avait un programme encore plus laïc. Reste que la majorité des élites turques, en particulier au sein de l’armée et de l’appareil judiciaire, ont soupçonné ces partis d’avoir un agenda secret visant à renverser l’ordre laïc en vigueur depuis la fondation de la République turque, en 1923. Il y a peu, la Cour constitutionnelle a interdit les deux partis pour violation du principe de laïcité.

Virage autocratique

Quand l’AKP est né, en 2001, l’histoire de l’islam politique en Turquie s’étiolait depuis plusieurs générations déjà. Plus encore que ses prédécesseurs, l’AKP œuvrait à un programme insistant sur les droits des citoyens et atténuant toute référence à la religion, une stratégie qui a contribué à le propulser au pouvoir.

Au moment de sa création, l’AKP était, au mieux, un parti post-islamiste. Dans le contexte d’un pays traditionnellement laïc, on pouvait le dire de centre droit. Même si bon nombre de ses dirigeants étaient pieux, leur programme politique, économique et social louait le capitalisme, la bonne gouvernance et l’extension des droits individuels.

Cependant, après plus de douze ans de pouvoir, l’AKP n’est plus ce qu’il était. Il est devenu l’outil par lequel Erdogan a pu éliminer systématiquement ses rivaux politiques et consolider son pouvoir. On a pu espérer, en vain, que d’autres leaders de l’AKP, à l’instar d’Abdullah Gül, réussiraient à contrecarrer le virage autocratique pris par Erdogan.

Toujours plus prisonnier des tocades de ce dernier, l’AKP s’est mis à incarner les défauts de la politique turque qu’à l’origine il prétendait éliminer: népotisme, limitation des droits individuels, mépris des lois.

Le fait est que certains des gestes et projets politiques de l’AKP ont assumé une teinte nettement islamique, notamment les restrictions à la consommation et à la publicité pour l’alcool, la construction d’une mosquée géante sur l’une des plus hautes collines d’Istanbul.

Et les discours d’Erdogan ont pris un caractère plus empreint de religion et de conservatisme social: il s’est prononcé avec véhémence contre le contrôle des naissances, l’avortement et l’égalité des sexes.

Cette évolution, en particulier l’accent porté sur le renforcement de l’instruction religieuse et le rôle traditionnel des femmes, a incité certains observateurs à prédire que la laïcité de la Turquie ne serait bientôt plus qu’un souvenir.

Ils craignent que le désir d’Erdogan de voir surgir une nouvelle «génération pieuse» n’entraîne le port obligatoire du hijab et la prohibition totale de l’alcool et de l’avortement. Dengir Mir Mehmet Firat, l’un des fondateurs de l’AKP, passé dans le camp de ses critiques, résume l’opinion dominante des défenseurs de la laïcité turque: la «nouvelle Turquie», prévoit-il, sera dominée par la pensée islamique.

Mais une prédiction aussi inquiétante fait l’impasse sur un élément décisif: toute l’action d’Erdogan est sous-tendue par son banal appétit de pouvoir. En fait, il n’est pas exagéré de comparer la Turquie actuelle à la Russie des années 90, quand ses principes démocratiques balbutiants en ont pris pour leur grade.

Le chancelant gouvernement postcommuniste avait réagi à la tentative de coup d’Etat de 1991, organisé par les membres de l’ancien Politburo, en annulant certaines des nouvelles libertés politiques. Ce faisant, le Kremlin se donnait les coudées franches pour affaiblir l’opposition politique et, finalement, instaurer le système répressif de Poutine.

Une stratégie pour masquer un pouvoir gangrené

De la même manière, Erdogan prétend lutter contre les éléments antidémocratiques en Turquie pour éliminer ses rivaux politiques. Son gouvernement a commencé par cibler le mouvement Gülen, ancien allié de l’AKP, qui a fini par le défier, et a réussi à enterrer les récentes enquêtes pour corruption qui compromettaient plusieurs de ses proches alliés, y compris le propre fils d’Erdogan.

La réplique de l’AKP fut de lancer une guerre totale contre le mouvement Gülen et son chef, le religieux Fethullah Gülen, domicilié aux Etats-Unis, de confisquer la banque du mouvement et de demander l’extradition de son chef.

Quand l’influence du mouvement a commencé à s’affaiblir, l’AKP a lancé des accusations d’activités antigouvernementales contre d’autres acteurs menaçant son hégémonie, notamment contre une justice jusqu’ici relativement indépendante.

Dans un tel contexte, le glissement de l’AKP vers un programme plus islamique ne représente guère plus que le moyen d’atteindre son objectif politique: renforcer la base de ses supporters. La plupart des Turcs restent conservateurs et se considèrent comme des musulmans pieux même si, à une écrasante majorité, ils rejettent l’idée de la charia.

(Ainsi, la plupart d’entre eux sont d’avis que boire de l’alcool est moralement erroné.) En recourant à la rhétorique islamique, l’AKP joue sur les sensibilités de ses électeurs en tentant de détourner leur attention des multiples problèmes persistants qui gangrènent son règne, y compris la corruption généralisée et les purges conduites au sein de la police et de la justice.

De la même manière, Poutine a utilisé l’Eglise orthodoxe comme instrument politique et alimenté des sentiments populaires tels que l’homophobie.

De plus, tout comme Poutine s’est échiné à réduire progressivement les institutions libérales de la Russie, Erdogan et l’AKP ne prennent aucun risque face à de potentiels rivaux. Sous la pression probable de l’AKP, la Cour constitutionnelle a récemment confirmé le quorum de 10% de l’électorat que les partis doivent atteindre pour être représentés au Parlement.

La sentence a porté un coup au parti kurde HDP (Parti démocratique du peuple). De plus en plus populaire, cette formation de gauche féministe prône l’égalité des sexes et respecte les quotas féminins sur ses listes.

L’AKP fait tout, aussi, pour tuer dans l’œuf tout nouveau mouvement politique: on se rappelle que les manifestations du parc Gezi, en 2013, ont été violemment réprimées et que leurs animateurs, y compris des protestataires non politisés tels que des groupes de supporters de football, ont été accusés de complot en vue de renverser le gouvernement.

Le rôle de l’europe

En une génération, ce type de politique pourrait faire de la Turquie un régime à parti unique, une sorte de Russie à la population majoritairement musulmane. Dans cette nouvelle Turquie, ce qu’il reste de presse libre serait étouffé et ce serait la fin de tout semblant de débat parlementaire et de jeu politique.

Même si la piété religieuse serait encouragée, c’est avant tout le culte de la personnalité d’Erdogan qui en bénéficierait. Ce n’est pas tant l’islam, mais bien le pouvoir et le profit qui deviendraient religion d’Etat.

Le glissement de la Turquie vers le modèle russe peut encore être stoppé, mais la fenêtre d’opportunité devient étroite. En effet, quand bien même Erdogan ne manifeste aucune intention de quitter la scène prochainement, il a déjà entrepris de préparer une pépinière d’hommes liges partageant ses vues autoritaires, à l’instar du premier ministre Ahmet Davutoglu.

Il est temps que les Etats occidentaux s’efforcent de ramener la Turquie dans le giron démocratique. En guise de hors-d’œuvre, après des années de blocage, l’Union européenne devrait rouvrir la voie vers une future adhésion.

Même si la probabilité de l’accession de la Turquie à l’UE est faible, la relance du processus mettrait en lumière les manquements de l’administration actuelle en matière de droits de l’homme et d’Etat de droit.

La communauté internationale devra aussi observer de près les élections législatives turques du 7 juin prochain et dénoncer tout projet de modifier la Constitution en vue de renforcer le pouvoir présidentiel.

Mais avant tout, et en dépit de leur irritation croissante, l’UE et les Etats-Unis devront maintenir des liens étroits avec la Turquie. L’isolement politique ne pourrait que précipiter le pays vers l’autocratie. 
 

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Kayhan Ozer Reuters
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Osman Orsal Reuters
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