Portrait. Le futur patron de Credit Suisse a multiplié par trois les bénéfices du groupe d’assurance vie britannique Prudential, alors que les retraites au Royaume-Uni étaient sous pression.
Les bonus ont fortement baissé pour les patrons des grandes entreprises britanniques depuis l’éclatement de la crise financière de 2008. Ce qui n’a pas empêché Tidjane Thiam, directeur général de l’assureur britannique Prudential, en partance pour Credit Suisse, d’avoir suscité l’ire de certains de ses actionnaires lorsque sa rémunération a été connue.
En 2013, dernière année pour laquelle les chiffres sont connus, le patron du premier assureur vie d’outre-Manche a empoché 8,7 millions de livres sterling (quelque 12,9 millions de francs) de salaire, actions et autres formes d’intéressement, ce qui en fait l’un des grands dirigeants les mieux payés du Royaume-Uni.
Une rémunération en hausse constante, et massive, depuis son arrivée à la tête du géant en octobre 2009. Rien qu’en 2012, celle-ci a bondi de 65% (à 7,8 millions de livres) par rapport au niveau de 2011.
Difficile pour cet homme d’aller au-delà. Entre les règles édictées par la FCA (Financial Conduct Authority, le gendarme financier) et l’attention d’organisations d’actionnaires, un plafond semble atteint.
Et, pourtant, le Franco-Ivoirien a de quoi être très fier des résultats de ses six ans de direction. Le bénéfice atteint des sommets: 2,2 milliards de livres sterling (3,2 milliards de francs) en 2014. Trois ans plus tôt, en 2011, il dépassait tout juste le seuil de 1,2 milliard. Cette performance lui a permis d’accroître le dividende, ce qui a contenté nombre d’actionnaires et mis une sourdine aux critiques.
Le cours en Bourse a évidemment suivi, avec une hausse de près de 80% depuis son arrivée, alors que les autres géants de la finance, dont Credit Suisse, n’ont guère évolué depuis huit ans.
Tour de force
Prudential, qui compte 47 000 employés dans 41 pays et qui gère une fortune de 1176 milliards de livres (1748 milliards de francs), est avant tout un assureur vie et retraite. Son modèle d’affaires de base consiste à encaisser des primes mensuelles ou annuelles pour les transformer, au terme de contrats de quinze, vingt ou trente ans, en rentes ou en prestations en capital.
Ce métier est placé sous une pression croissante depuis la crise financière. Non seulement de la part des autorités financières, mais aussi, et surtout, en raison de la forte baisse des taux d’intérêt, qui anéantit les rendements des placements des capitaux. Plus d’un assureur, notamment suisse, se plaint et exige un assouplissement des règles pour faire face à cette situation jugée extraordinaire.
De plus, une réforme du système de retraite britannique entrée en vigueur l’an dernier provoque un coup d’arrêt brutal des ventes de polices d’assurance vie à prestations annuelles. L’ensemble des assureurs d’outre-Manche souffre.
Le tour de force de Tidjane Thiam est d’avoir réussi à faire bondir la rentabilité dans un tel contexte. Ses recettes: une stratégie commerciale très agressive, au point de proposer des produits risqués aux assurés britanniques proches de la retraite, et une expansion résolue dans les pays émergents, notamment en Asie du Sud-Est et en Afrique, où l’apparition de classes moyennes ouvre de nouveaux marchés que ses concurrents hésitent encore à conquérir avec résolution.
Le Wall Street Journal, bible des milieux d’affaires, écrivait la semaine passée non sans ironie que «M. Thiam a créé une machine incroyablement efficace pour extraire de l’argent des épargnants à travers le monde, pour le transférer aux actionnaires».
Cela n’est pas toujours allé sans problème. En 2010, un an après son arrivée, Tidjane Thiam a manqué perdre sa place après l’échec de la prise de contrôle de la filiale asiatique du géant américain de l’assurance AIG.
Il était prêt à mettre plus de 35 milliards de dollars pour cette affaire qui aurait doublé la taille de Prudential. Le coup de poker raté coûte au contraire plusieurs centaines de millions de livres en dédites et autres frais.
Le gendarme financier de l’époque, la FSA (Financial Services Authority) ajoute son grain de sel et amende la société de 30 millions de livres (environ 42 millions de francs) qui ne l’a pas dûment informée de sa tentative de prise de contrôle. Le tout fait tanguer le navire. Mais la crise ne dure guère et le patron sauve sa tête.
L’homme de la rupture?
De toute évidence, c’est cette résilience dans l’adversité, cette capacité à générer des profits dans un environnement aussi compliqué, aussi régulé qui ont séduit le conseil d’administration de Credit Suisse.
La grande banque de la Paradeplatz, comme ses pairs, s’habitue avec difficulté à l’explosion des réglementations de toute nature depuis la crise de 2008. Elle peine à sortir des axiomes définis par Rainer Gut, son patron mythique des années 80, un géant bicéphale américano-suisse reposant à la fois sur la gestion de fortune à la Paradeplatz et la banque d’affaires à Wall Street.
Pourtant, le monde régulé et superglobalisé issu de la crise exige des solutions neuves et des horizons élargis.
De par ses origines, sa formation dans les hautes écoles françaises et son parcours professionnel, Tidjane Thiam semble incarner cette rupture des choix stratégiques de la banque suisse. Mais pas dans la manière de mener des affaires. L’objectif premier d’un patron reste de faire prospérer les actionnaires de sa société. Un défi d’autant plus stimulant, pour lui, que sa rémunération devrait être moins plafonnée en Suisse qu’elle ne l’était à Londres.
Quand Tidjane Thiam accusait Brady Dougan de Racket
Lors de son précédent job à la tête de l’assureur Prudential, Tidjane Thiam avait accusé Credit Suisse de «fraude» sur des produits financiers titrisés. Une activité à laquelle a banque n’a pas renoncé.
«Fraude et racket.» Ces trois dernières années, les relations entre l’assureur Prudential et Credit Suisse n’étaient pas au beau fixe. La société britannique, alors dirigée par Tidjane Thiam, avait porté plainte contre la banque suisse en 2012, l’accusant de lui avoir sciemment vendu des produits financiers basés sur des milliers de crédits hypothécaires américains qu’elle savait pourris.
Prudential réclamait 466 millions de dommages et intérêts. Credit Suisse avait tenté d’obtenir l’abandon des poursuites, mais ses dénégations n’ont pas convaincu. En octobre 2013, un juge du New Jersey avait estimé que les reproches de Prudential étaient suffisamment fondés pour maintenir la plainte.
Au final, l’assureur et la banque ont transigé par un accord à l’amiable l’été dernier. Un accord qui ne devait certainement pas être à l’avantage de Credit Suisse.
Un passage d’éponge qui tombait fort à propos puisque, début mars, Tidjane Thiam était nommé à la tête de Credit Suisse en remplacement de Brady Dougan.
L’arrivée du Franco-Ivoirien a été largement perçue comme la promesse d’un recentrage de la banque vers la gestion de fortune, et d’un retrait des activités de fabrication de produits financiers exotiques. Pas si sûr.
Encore aujourd’hui, Credit Suisse semble suivre le chemin inverse, en renforçant sa banque d’affaires aux Etats-Unis. Trois semaines avant la nomination de Tidjane Thiam, le 20 février, Credit Suisse a embauché Marshall Insley, le chef du département de titrisation de Bank of America. Sa spécialité?
La fabrication de produits financiers complexes à partir de crédits automobiles et étudiants. Reste à savoir ce que Tidjane Thiam fera de tout ça lorsqu’il prendra ses fonctions début juillet.
François Pilet