Par Marie Maurisse et François Pilet
Enquête.Un accord confidentiel scelle la restitution de plus de 1 milliard de dollars détournés par le dictateur Sani Abacha. Les avocats se partageront un pactole de 70 millions de dollars. Exclu des négociations, Berne demande des explications.
Derrière les hautes vitres du Ministère public genevois, chaque jour s’impriment, se signent et se tamponnent des dizaines de documents. Tous ne passent pas nécessairement sous les voûtes du Palais de justice: certains accords, hautement confidentiels, échappent au regard du pouvoir judiciaire. Scellés directement entre les parties adverses, ils mettent fin aux procédures officielles pour convenir d’un discret arrangement, dont les termes sont convenus dans la plus stricte discrétion.
Si ces méthodes sont fréquentes en droit civil, il arrive aussi qu’elles s’appliquent à des affaires pénales d’une grande ampleur, à la portée internationale. C’est le cas d’un accord signé le 7 juillet dernier. Ce document, avalisé par le procureur général genevois, Olivier Jornot, qui n’aurait jamais dû être rendu public, détaille les conditions de la restitution au Nigeria de plus de 1 milliard de dollars pillés par son dictateur. Ces fonds sont actuellement bloqués par les autorités suisses et américaines sur des comptes au Liechtenstein, au Luxembourg, à Jersey, en France et en Grande-Bretagne.
En seulement cinq ans de règne, entre 1993 et 1998, le général Sani Abacha a réussi à étouffer l’économie nigériane, à exploser la dette publique et à instaurer un climat de terreur en pendant ses opposants haut et court. Il a aussi ponctionné près de 2,4 milliards de dollars dans les caisses de l’Etat et les a cachés, notamment en Suisse, par le truchement de montages financiers.
Depuis dix-sept ans, une bonne partie de cet argent a été rendue au gouvernement d’Abuja. Mais plus de 1 milliard de francs restent encore bloqués dans un labyrinthe de sociétés offshore. C’est cet argent qu’il s’agit de rendre au peuple nigérian.
Pour ce faire, la justice genevoise a préféré un règlement à l’amiable, confidentiel, plutôt qu’un long procès public. Pour l’avocat français William Bourdon, spécialiste des biens mal acquis, «une restitution en catimini est inacceptable. Il s’agit d’argent public, donc les citoyens devraient avoir accès à l’information.Sans quoi cela ne peut que nourrir le soupçon sur des concessions qui pourraient être anormales, excessives, et sur des avantages indirects, ou directs, tirés par certains.»
Pour débloquer cet argent, la justice genevoise a dû abandonner toute poursuite contre un des fils du dictateur, Abba Abacha, soupçonné d’avoir orchestré le blanchiment du magot volé par son père. Le Ministère public cantonal l’a fait condamner par deux fois, mais ses décisions ont été cassées en appel. Echaudé, le parquet a finalement préféré classer l’affaire en échange de la restitution des fonds au Nigeria. Dans son ordonnance de classement signée le 12 février, dont L’Hebdo a obtenu copie, le procureur général Olivier Jornot estimait que «tout bien pesé (...) l’intérêt au rapatriement des fonds l’emportait sur la condamnation d’Abba Abacha».
70 millions de dollars en honoraires
Cet accord s’appuie sur une annexe, elle aussi confidentielle, qui règle les conditions de la restitution des fonds. Ce repatriation agreement (accord de rapatriement) rédigé en anglais, dont L’Hebdo a également obtenu copie, détaille la marche à suivre pour que les avoirs Abacha soient rendus à l’Etat nigérian.
Les fonds en question atteignent 650 millions de dollars, bloqués au Liechtenstein et au Luxembourg. A cela s’ajoutent encore 480 millions de dollars saisis sur ordre de la justice américaine en août 2014 dans une kyrielle d’établissements financiers à Jersey, en France et à Londres.
Dans son article 5, le document détaille les «honoraires professionnels» que se partageront les avocats des parties, soit ceux de l’Etat du Nigeria et ceux d’Abba Abacha. Les choses y sont dites simplement, dans ce langage très clair qui caractérise le droit anglophone. «La République fédérale du Nigeria devra payer Christian Lüscher de CMS von Erlach Poncet SA 2,8% (avec un plafond de 28 millions) des sommes rapatriées.» Enrico Monfrini, l’avocat du Nigeria, touchera quant à lui 4%, plus une rémunération forfaitaire de 5 millions de dollars pour les poursuites intentées contre la banque M.M. Warburg & CO. au Luxembourg.
L’accord précise que ces honoraires seront calculés sur «tous les montants rapatriés ou transférés au Nigeria, qu’ils soient versés sur le compte de l’Etat nigérian auprès de la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle, ou qu’ils soient alloués, en liquide ou sous toute autre forme, au bénéfice du Nigeria ou de son peuple».
Tout est allé très vite: entre juin 2014 et mars 2015, 650 millions de dollars ont été rendus au Nigeria au titre de l’accord de restitution. L’étude CMS von Erlach Poncet de Christian Lüscher a déjà touché environ 17 millions de francs, qui seront rétrocédés à d’autres cabinets d’avocats ayant œuvré à la défense de la famille Abacha. L’avocat du Nigeria Enrico Monfrini a perçu sa part d’environ 24 millions. Ces honoraires pourraient encore être augmentés au prorata si les Etats-Unis venaient à débloquer les 480 millions de dollars qu’ils ont eux-mêmes séquestrés.
Sur le total de 1,1 milliard de francs, les rétributions touchées par les avocats du Nigeria et de la famille Abacha pourraient ainsi dépasser les 70 millions de dollars, soit environ 7% des fonds restitués, ce qui est élevé comparé aux standards internationaux. Une convention de l’ONU de 2003 sur la rétrocession de fonds issus de la corruption indique que les Etats qui conduisent les investigations peuvent garder une part «raisonnable», estimée à environ 2%, pour couvrir leurs frais.
«Ni vu, ni connu...»
D’un point de vue politique, cet accord signé en catimini fait grincer des dents à Berne. Les autorités fédérales assurent qu’elles n’étaient même pas au courant de ces négociations. «Nous n’avons été informés de cet accord que par un appel du Luxembourg à ce sujet, s’étrangle un fonctionnaire du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). C’est tout de même étonnant, après quinze ans de collaboration étroite, que la justice genevoise nous ait tenus à l’écart! C’est l’image de la Suisse qui est en jeu. Que nous cache-t-on?»
Au sein de la Déclaration de Berne, Olivier Longchamp est estomaqué par cette fin en queue de poisson. «Ni vu, ni connu... Voilà qui prouve que les mécanismes d’entraide internationale en matière pénale ne fonctionnent pas, estime le spécialiste de l’ONG, qui suit le dossier Abacha depuis le début. Cet accord est presque une incitation à cacher de l’argent en Suisse: même s’il est bloqué, ceux qui l’ont détourné ne seront pas condamnés.»
Des doutes sur le principe
Olivier Longchamp doute de la bonne allocation de ces fonds. «En 2005, une partie substantielle des sommes qui avaient été rendues par la Suisse à la République nigériane avaient disparu dans les méandres du Trésor nigérian, se souvient-il. Ce risque ne peut être exclu dans la situation actuelle.» Comme de nombreux autres spécialistes, il souhaite que les populations civiles soient impliquées dans les procédures de restitution des biens mal acquis. Au Nigeria, l’Etat n’a toujours pas rendu public l’accord passé avec les héritiers de son ex-dictateur.
En 2006, le Département fédéral des affaires étrangères avait pris l’engagement de «poursuivre (...) une politique visant à restituer les fonds de potentats si possible rapidement, dans leur intégralité, en toute transparence et en toute lisibilité».
Le procureur général genevois, Olivier Jornot, n’a pas répondu à nos demandes d’entretien. Informé de la parution d’un article dans L’Hebdo, le parquet a soudain publié un bref communiqué, mardi 17 mars, précisant que la restitution des fonds serait opérée sous la supervision de la Banque mondiale.
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