Enquête. La justice genevoise avait promis que le retour des fonds au Nigeria serait supervisé par la Banque mondiale. Rien n’a été fait, et les avocats ont déjà puisé dans le pactole.
C’était une petite phrase dans l’accord confidentiel avalisé par la justice genevoise, en décembre dernier, qui réglait la restitution au Nigeria de centaines de millions de dollars confisqués à l’ancien dictateur nigérian Sani Abacha. «L’usage des fonds transférés fera l’objet d’un monitoring de la Banque mondiale», affirmait le parquet.
Cette précaution a servi de justification face aux critiques, après la révélation des dessous de l’accord par L’Hebdo le 17 mars dernier. Le Ministère public était accusé d’avoir agi en catimini, en ignorant les standards internationaux de restitution des biens mal acquis. Le jour même de la publication de l’article, le parquet répétait toute l’importance qu’avait à ses yeux l’intervention de la Banque mondiale.
Personne n’en doute: une telle supervision est loin d’être superflue. La Suisse avait déjà été épinglée lors du retour d’une première partie des fonds Abacha, en 2005. Décrite à l’époque comme «exemplaire» par le conseiller fédéral Moritz Leuenberger, la restitution s’était en fait mal passée.
Une bonne partie des 700 millions censés revenir au peuple nigérian avait disparu dans les méandres de l’administration nigériane.
Bis repetita
La Suisse fera-t-elle mieux aujourd’hui? Un fait permet déjà d’en douter: près de trois mois après la signature de l’accord, ce fameux monitoring n’a toujours pas été mis en place. Aucun contact à ce sujet n’a encore été pris entre le Nigeria et la Banque mondiale, comme le confirme un porte-parole de l’institution de Washington.
Pire: malgré cette absence de supervision, le pactole a déjà été ponctionné, avec l’aval du parquet genevois. Avant même l’intervention de la Banque mondiale dans ce dossier, les avocats du Nigeria et de la famille Abacha ont touché 7% d’honoraires sur une première tranche de 650 millions de dollars bloqués au Liechtenstein et au Luxembourg.
Comme l’a révélé L’Hebdo la semaine dernière, le défenseur du Nigeria, Enrico Monfrini, a perçu 24 millions de dollars. L’avocat et conseiller national PLR Christian Lüscher, qui défendait le fils du dictateur, a touché 1,8 million. Il a également rétrocédé une quinzaine de millions qu’il avait perçus à d’autres avocats de la famille Abacha à Londres, à Vaduz et à Abuja.
Les 380 millions bloqués par la justice genevoise le resteront tant que le monitoring de la Banque mondiale ne sera pas en place, explique le porte-parole du Ministère public. Ce dernier admet toutefois qu’une partie des fonds a déjà été libérée, à la demande des autorités nigérianes.
Notamment pour payer les avocats. Au moins 40 millions de dollars se sont ainsi évaporés, en l’absence de supervision indépendante.
Car les rouages de l’institution de Washington ne se sont toujours pas mis en route. «La Banque mondiale salue le retour de ces fonds au Nigeria et est heureuse de participer à ce nouvel exemple de restitution de biens mal acquis à son juste propriétaire», entonne son porte-parole «senior», Richard Miron.
Il reconnaît qu’à ce jour, la Banque mondiale «anticipe» toujours «une prise de contact dans ce but». La supervision devrait être confiée à la Stolen Assets Recovery Initiative (StAR), une organisation conjointe de la Banque mondiale et des Nations Unies.
Mais les détails de l’opération restent flous. «L’engagement de la StAR varie de cas en cas, poursuit Richard Miron. Parfois, nous ne sommes impliqués à aucun stade de la restitution entre le pays d’origine des fonds et le centre financier qui les a confisqués. Dans d’autres, nous intervenons à des degrés divers, à différentes étapes», explique Richard Miron.
«Mascarade»
Malgré de nombreux échanges de courriels, le porte-parole n’a pas été en mesure de confirmer le montant exact des fonds confiés à la supervision de l’institution. Ces tergiversations inquiètent la Déclaration de Berne, qui en vient même à douter de l’existence réelle d’un accord avec la Banque mondiale.
«A notre avis, les conditions d’une restitution ne sont pas remplies», tranche Olivier Longchamp, spécialiste du dossier au sein de l’ONG.
Le conseiller national socialiste Carlo Sommaruga juge «qu’en l’état tout laisse penser que le prétendu monitoring de la Banque mondiale n’est qu’une mascarade pour donner un semblant de moralité au volet financier d’un deal politique entre les autorités nigérianes actuelles et le clan Abacha.
Le peuple nigérian peut toujours attendre. Je suis surpris que le procureur général genevois ait avalisé l’accord dans de telles conditions.»