Décodage.Le Laboratoire d’humanités digitales modélise en 3D l’entier du campus lausannois. Un site web permettra bientôt de visualiser les lieux à rebours, sur une durée de trente ans. Le passé de Genève et de Paris sera aussi numérisé, prélude au grand projet de la Venice Time Machine.
De loin, on dirait la caméra à multiples yeux de Google, l’appareil qui photographie la terre entière, y compris sous la surface de l’eau. Sauf que cette caméra-là est bien plus précise. Mise au point par la société genevoise Foxel, pourvue de 26 objectifs, elle saisit son environnement à 360° en haute résolution, à une vitesse record. Même si, en l’occurrence, les apparences sont trompeuses: la caméra est montée sur un quadricycle électrique qui se déplace en silence en ce 18 mars sur le campus de l’EPFL.
En deux parcours de quarante minutes chacun, l’EPFL est en boîte. La caméra a pris 10 000 images panoramiques, pour un volume de données brutes de 235 Go. Les photos seront traitées pour reconstruire l’environnement en 3D. Celui-ci servira de base à une «machine à remonter le temps» virtuelle, un site web qui permettra de visualiser l’évolution du site sur une trentaine d’années. Du Rolex Learning Center aux vaches qui ruminaient à l’époque au même endroit, en somme.
Le passé dans le présent
«L’idée générale, c’est que le passé est contenu dans le présent. Encore faut-il, pour atteindre notre but, que celui-ci soit le plus précis possible. C’est à cette tâche que nous nous sommes attelés aujourd’hui», note le professeur Frédéric Kaplan, entouré des étudiants qui suivent son cours d’humanités digitales à l’école polytechnique.
Humanités digitales? C’est la chaire lancée en 2012 à l’EPFL dont l’ambition est de permettre à la recherche en sciences humaines et sociales de bénéficier des technologies de l’information. Avec à la clé de nouveaux instruments d’analyse de l’histoire, de l’art, de la sociologie, de l’anthropologie. A l’exemple du projet lancé par le Laboratoire d’humanités digitales, en collaboration avec l’université Ca’ Foscari de la Sérénissime, de la Venice Time Machine.
La numérisation de 12 siècles d’archives vénitiennes (80 km linéaires de rayonnage) doit transformer une montagne de documents épars en un système cohérent. Une métadonnée colossale qui tissera, via des algorithmes, des liens entre des époques, des personnes, des faits, des informations sur l’économie, la démographie, l’architecture, l’art ou l’environnement. Savoir, par exemple, comment les Vénitiens ont protégé leur lagune sur un millénaire devrait fournir d’utiles renseignements aux concepteurs des systèmes de défense de la ville au XXIe siècle. Inutile de préparer l’avenir si on ne connaît pas le passé.
La machine vénitienne à remonter le temps sera en accès libre, un bien commun qui autorisera les enrichissements de toutes parts, et sa disponibilité au plus grand nombre, en particulier aux chercheurs en sciences humaines. Elle donnera aussi la possibilité de zoomer sur un lieu actuel et de voir son évolution dans le temps grâce à des images en 3D, des archives, des plans, des informations.
Le prix d’un œuf
Combien coûtait la commande d’une peinture al fresco dans un palazzo en 1560? Qui était alors disponible, sur place, pour une telle tâche de prestige? Le Tintoret? Le Titien? Véronèse? Leurs aides ou un petit maître dont le devis aurait été moins onéreux? Quels pigments étaient alors proposés par les négociants spécialisés? En cas du recours à la technique de la tempera dans le palazzo, quel était le prix d’un œuf (le liant pour les pigments) à Venise en 1560? Le coût doit être consigné quelque part dans l’un des registres des archives: les marchands vénitiens avaient très tôt pris l’habitude de recenser noir sur blanc leurs transactions. Le prix d’un œuf, c’est un certain état de l’économie locale à un moment donné.
Cette machine qui inverse la flèche du temps nécessite la mise en place de nouvelles méthodes de travail, autant pour le recueil des données que pour leur mise en relation ou leur analyse. Et de nouveaux instruments, comme la caméra sphérique utilisée l’autre jour à l’EPFL. La modélisation en 3D du campus est un test en conditions réelles avant la réalisation de la machine vénitienne, qui devrait prendre au moins cinq ans.
Mais l’EPFL Time Machine existera bel et bien: le site internet sera ouvert avant l’inauguration du bâtiment Under One Roof à l’automne 2016 sur le site de l’Ecole polytechnique fédérale. Ce pavillon culturel abritera notamment un espace d’exposition des grands projets de l’EPFL, dont la chronomachine de Frédéric Kaplan et son équipe.
En parallèle à la cartographie 4D (la 3D + la dimension du temps) du campus d’Ecublens, la même équipe est à l’œuvre à Genève et à Paris. La ville du bout du lac est intéressante: elle est relativement petite et l’évolution de ses fortifications ou aménagements lacustres sont bien documentés. Genève bénéficie en plus du remarquable Système d’information du territoire (SITG), un ensemble de géodonnées qui permettent déjà de remonter le temps. Quant à Paris, la ville a pour elle d’excellentes cartes et plans qui documentent son évolution urbaine sur plusieurs siècles.
EPFL, Genève, Paris. Les humanistes digitaux travaillent sur les trois sites en parallèle pour mieux peaufiner leur méthodologie et se familiariser avec leurs outils. Un jour ou l’autre, ils écumeront la lagune avec leurs caméras à facettes, en encyclopédistes de l’ère numérique.
Il s’agit bien de cela: une encyclopédie au sens où l’entendaient Diderot et d’Alembert au XVIIIe siècle. Rassembler des connaissances, en exposer le système général grâce à de nouveaux moyens de représentation, les transmettre aux futures générations. Comme dans la grande aventure de l’encyclopédie il y a deux siècles et demi, la Venice Time Machine pose la question de la construction du savoir, de sa durée, de sa mise à disposition au plus grand nombre.
Perte de mémoire
La machine numérique garantit aussi la pérennité d’archives fragiles, toujours vulnérables aux assauts du temps. Frédéric Kaplan cite l’exemple des archives municipales de Cologne. En 2009, le bâtiment de béton qui les abritait s’est écroulé, ensevelissant l’équivalent de 26 kilomètres linéaires de documents. Un rude coup pour une ville qui avait déjà perdu une grande partie de sa mémoire lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Plus près de Venise, en 1966, l’Arno en crue lessivait des centaines de milliers de volumes dans la bibliothèque nationale de Florence. Toutes les archives photographiques de la ville toscane ont été emportées par le fleuve furieux. Certaines étaient l’unique trace d’œuvres d’art volatilisées pendant la dernière guerre.
Hier est en basse résolution
L’entreprise du Laboratoire d’humanités digitales est un travail en cours aux multiples inconnues. Le passé reste en bonne part illisible. Il est fragmentaire, chaotique et piégeux. Rien ne s’efface mieux que les codes, contextes, manies et intentions d’une époque. Le passé se transmet en très basse résolution dans le présent: ce ne sont pas des scanners et caméras en très haute résolution qui changeront grand-chose à l’affaire.
Et que vaut l’intelligence artificielle face à l’intelligence de l’historien, qui sait que son domaine est toujours une reconstruction intellectuelle? Il y a quelque chose de prométhéen dans la machine à remonter le temps de l’EPFL. Comme une confiance trop orgueilleuse dans la capacité des métadonnées à ouvrir toutes les portes du savoir et à transformer celui-ci en «expériences» 3D et HD sur écran Retina, en attendant les lunettes de réalité augmentée.
Reste que la caméra aux 26 yeux est à l’œuvre, avalant son environnement à grandes lampées de térabits. Elle teste une méthode. Pour l’efficacité de la méthode, on verra plus tard. Tout est possible.