Interview. Les tensions actuelles entre l’Occident et la Russie à cause de l’Ukraine plongeraient leurs racines dans un très vieux fonds de méfiance et de fantasmes projetés par le premier sur la seconde.
Et si l’Ukraine n’était qu’un prétexte? Pour le journaliste et homme politique genevois Guy Mettan, c’est bien plus qu’une thèse, mais une certitude: les tensions entre la Russie et l’Occident nées de l’annexion de la Crimée et du conflit dans le Donbass s’appuieraient sur des ressorts bien plus profonds que le respect du droit international revendiqué par l’Europe et les Etats-Unis.
Ces tensions plongeraient leurs racines dans des siècles de russophobie, qui alimenterait une puissante machine de propagande occidentale servant des intérêts géopolitiques et économiques bien concrets.
Dans Russie-Occident, une guerre de mille ans*, un essai de 480 pages prévu de publication ce mois-ci, Guy Mettan se dresse contre ce qu’il considère comme une vision très biaisée des choses. Et cherche à démontrer sa vérité.
Qu’est-ce que la russophobie?
Ce terme recouvre une défiance occidentale, ancienne, envers la Russie basée sur des clichés et des représentations faussées du monde russe, voire des mystifications. Elle est apparue avec Charlemagne, qui a bâti son empire contre Byzance, et avec le schisme religieux, qui fut créé de toutes pièces par l’Occident pour assurer la suprématie du pape romain sur les Eglises d’Orient.
Les préjugés antiorthodoxes ont été à l’origine de la russophobie moderne à partir du XVIIIe siècle, lorsque la course à la domination mondiale engendrée par les colonialismes français et anglais, puis allemand et américain, se heurta à la montée en puissance de la Russie.
Vous distinguez des russophobies française, anglaise, allemande et américaine. En quoi diffèrent-elles?
Ces formes de russophobies «nationales» sont toutes liées à l’impérialisme et à la compétition des Etats européens pour la domination de territoires outre-mer. La russophobie française a commencé avec la fabrication du faux testament de Pierre le Grand sous Louis XV, document qui a fabriqué le mythe de la Russie expansionniste.
Aussitôt la victoire contre Napoléon acquise, les Anglais se sont retournés contre leur allié russe parce qu’ils voulaient lui interdire l’accès à la Méditerranée et à l’Asie centrale qu’ils considéraient comme leurs.
Les Allemands ont cherché à l’Est l’espace vital qu’ils n’avaient pu obtenir outre-mer et ont ensuite contribué à l’ostracisme mémoriel qui cherche à effacer le rôle de la Russie dans la victoire contre le nazisme, et qu’on peut voir à l’œuvre presque partout en Occident avec le boycott des cérémonies du 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale prévues le 9 mai prochain à Moscou.
Quant aux Américains, ils ont repris ces arguments en les enrobant dans un discours sur la liberté et la démocratie qui ne vise pas à libérer les peuples de l’oppression mais à légitimer la pénétration de leurs entreprises et des valeurs néocapitalistes. Sinon, ils ne soutiendraient pas l’Arabie saoudite!
La tension actuelle entre Russie et Occident est-elle donc attisée par les russophobes?
Oui. Après avoir baissé en 2001 au lendemain du 11 septembre, elle a repris de la vigueur lorsque la Russie a refusé de se joindre à l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003. Avec la crise en Ukraine, elle a évidemment le champ libre pour affirmer, par exemple, que l’Ukraine a été envahie par les Russes, ce qui est un mensonge.
Le retour de la Crimée à la Russie a été une conséquence du coup de force de Maïdan en février 2014, qui a vu le renversement du président légal Ianoukovitch et l’interdiction de la langue russe. Les russophobes cherchent à oublier ce premier épisode pour faire commencer la crise au référendum sur l’indépendance de la Crimée quelques semaines plus tard.
Vous dénoncez la manière dont l’Occident s’est détourné de Soljenitsyne après son retour en Russie. N’était-il pas devenu panrusse à cette époque?
Soljenitsyne a toujours été un amoureux intransigeant de la Russie. C’est un patriote qui a d’abord lutté contre le totalitarisme communiste puis, après 1991, contre les dérives des oligarques et des néolibéraux qui vendaient son pays à l’encan.
La thèse du panrussisme est un des arguments avancés par les russophobes pour justifier les invasions occidentales en Russie. Ce fut le cas en 1812 avec Napoléon, en 1914 avec les Allemands, en 1941 avec les nazis et dans les années 90 avec l’Union européenne et l’OTAN qui ont conquis l’ex-Yougoslavie, l’Europe de l’Est et les pays baltes, puis essayé d’annexer la Géorgie en 2008 et l’Ukraine en 2014.
Qui sont les «Putin-Versteher», qui expriment de la compréhension pour la politique de Vladimir Poutine?
C’est ainsi qu’on a appelé en Allemagne les gens qui, comme l’ancien chancelier Schröder ou le rédacteur en chef du Handelsblatt, Gabor Steingart, ont essayé de tenir un discours raisonné sur la Russie et suggéré qu’il était préférable de comprendre le comportement russe avant de le juger. Haïr Poutine ne fait pas une politique comme l’a dit Henry Kissinger.
Dans la bouche des russophobes, cette expression sonne comme une insulte et est utilisée pour disqualifier l’interlocuteur en le faisant passer pour un ami de Poutine. En Allemagne, en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, être considéré comme un «Putin-Versteher» vous prive d’emblée de l’accès aux pages de débat des grands médias et des émissions TV les plus regardées.
L’ancien soviétologue américain Stephen F. Cohen a très bien montré ce phénomène aux Etats-Unis et s’est alarmé de ce que la liberté d’expression y était aujourd’hui moins grande qu’aux pires moments de la guerre froide…
Y a-t-il des réseaux soutenant Vladimir Poutine et son action en Suisse?
Pas à ma connaissance. Il y a des intérêts russes comme il y a des intérêts français ou américains. Je défends, en tant que président de la Chambre de commerce Suisse-Russie, l’expansion des échanges commerciaux. Mais nous ne recevons aucun financement. Il y a des amitiés, des affinités culturelles.
Et le sens de l’injustice. Je suis révolté du traitement réservé dans les médias occidentaux à la Russie. Lorsque je m’engage, c’est pour répondre à mes convictions. Je ne défends pas Poutine. Je ne suis pas payé pour le faire. En revanche, je pense que les réseaux russophobes sont très bien organisés et structurés.
Qui sont-ils?
Ils sont en premier lieu les militaires (qui cherchent à vendre des armes) et les milieux proches de l’OTAN. Puis les pétroliers, frustrés de ne pas avoir pu s’emparer du pétrole russe en 2003. Enfin, les pays baltes et la Pologne, très actifs aux Etats-Unis, cherchent systématiquement à s’opposer à la Russie.
Ils en ont gardé le souvenir de cinquante ans d’occupation soviétique et un solide anticommunisme. Ces lobbys russophobes sont très actifs à Washington et à Bruxelles. A chaque tentative américaine de rapprochement avec la Russie, ils donnent de la voix car ils n’ont pas intérêt à une entente.
Critiquer les proches de Vladimir Poutine, est-ce de la russophobie?
Il est naturellement permis de critiquer les hauts responsables, quel que soit leur pays. C’est quand cette critique devient systématique, et quand elle n’est jamais rééquilibrée par un point de vue alternatif, que la russophobie s’installe. C’est malheureusement le biais des médias dominants occidentaux, qui en font un système.
Or, que constate-t-on? Le niveau de vie en Russie s’est élevé ces dix dernières années. La démocratie s’est élargie, tout comme la qualité de la justice. Bien sûr, c’est loin d’être parfait. Mais pourquoi souligne-t-on systématiquement les manquements constatés en Russie, et jamais ceux des pays alliés de l’Occident, comme l’Arabie saoudite, où la démocratie est absente et la justice expéditive?
La Russie subit une importante corruption, dénoncée notamment par Transparency International. Souligner ce fait, est-ce aussi de la russophobie?
Mais qui finance Transparency International? Quels sont les critères de classement? Les ONG ont, elles aussi, leurs agendas, dictés notamment par ceux qui les soutiennent financièrement, dont des privés et des fondations. De ce fait, elles servent elles aussi les lobbys antirusses.
Les auteurs, notamment américains, qui dénoncent la russophobie se voient couper leurs crédits et privés d’accès aux grands médias, comme l’a dénoncé Stephen F. Cohen. En revanche, si j’écrivais des textes dénonçant Poutine, j’aurais tous les fonds nécessaires. Mais je pense que cette manière d’influencer les contenus par le financement, c’est de la manipulation.
Les travers de l’équipe dirigeante russe sont pourtant bien documentés. Dernier exemple, l’ouvrage de l’universitaire américaine Karen Dawisha, «Putin’s Kleptocracy»**. Est-ce faux?
Cet ouvrage est de la propagande, comme les centaines d’autres livres sur ce thème. Bien sûr, ils décrivent une certaine réalité. Mais comme toute propagande, ils occultent l’essentiel. Pourquoi n’y a-t-il pratiquement pas de livres dénonçant la corruption au Japon, pourtant bien plus grave que celle qui se déploie en Russie?
De même, on ne se gêne pas pour traiter Vladimir Poutine d’autocrate. Mais pourquoi ne dénonce-t-on pas la dictature des pétromonarchies qui condamnent les homosexuels à mort? Le livre de Karen Dawisha ressemble à un ouvrage sur commande destiné à justifier les sanctions.
Je montre comment le discours anti-Poutine – Poutine-kleptocrate, Poutine-espion du KGB, Poutine corrompu, Poutine-Staline, Poutine-Hitler, Poutine-autocrate, Poutine nostalgique de l’empire – est articulé de façon à décrédibiliser la Russie auprès des opinions publiques occidentales et sert à légitimer l’expansion de l’Occident dans la périphérie russe.