Moreno Bernasconi
Analyse. Pour retrouver son attractivité économique et renforcer sa productivité, le Tessin est contraint de changer. Même si la Lega risque de s’avérer gagnante des élections.
Longtemps, le Tessin a vécu grassement. Pendant les trente glorieuses et bien au-delà, au sud des Alpes le mot frontière évoquait les Rolls-Royce blanches, la possibilité de s’enrichir facilement, le boom des banques ainsi que des fiduciaires et, par conséquent, les caisses de l’Etat bien remplies.
C’était à l’époque d’un Tessin qui votait comme la Suisse romande sur les questions sociales et l’«emprise étrangère», et dont la politique familiale était prise en modèle par les autres cantons.
Aujourd’hui, auprès de la majorité des Tessinois, le mot frontière évoque l’invasion d’une armée de plus de 60 000 frontaliers qui, chaque jour, essaiment sur les axes du canton. Le mot frontière est ainsi identifié aux bouchons infinis sur les routes et autoroutes, aux petits entrepreneurs lombards qui viennent «voler» le travail des entreprises locales sur les chantiers et chez les particuliers, aux jeunes Italiens qui prennent la place de jeunes Tessinois en fin d’apprentissage, aux médecins et au personnel sanitaire italien dans les hôpitaux, aux ingénieurs et informaticiens d’excellent niveau engagés en nombre croissant dans les entreprises du canton.
C’est-à-dire à un flux de frontaliers qui fausse le marché du travail, baisse le niveau des salaires, qui sont trop peu taxés en comparaison avec le régime italien, tout en rapportant peu au fisc tessinois du fait qu’une bonne partie des sommes perçues doit être reversée aux communes italiennes. Voilà la perception que la majorité des Tessinois a désormais de la frontière…
Comment s’étonner dès lors du résultat écrasant du 9 février 2014? En approuvant l’initiative «Contre l’immigration de masse», ces Tessinois ont manifesté leur envie de revenir au temps d’avant la libre circulation des personnes, quand on pouvait ouvrir et fermer le robinet des frontaliers comme on voulait, quand les Italiens fortunés fuyaient une machine étatique inefficace, corrompue et avide d’argent pour se presser au portillon des banques de Lugano, les valises pleines, sans poser de conditions.
Ces sentiments de frustration ont profité jusqu’à aujourd’hui à la Lega des Tessinois. Grâce aux attaques incessantes de son hebdomadaire et au charisme populiste de son fondateur, Nano Bignasca, qui a surfé sur le mécontentement (et les peurs de la criminalité en provenance d’outre-frontière), la Lega est parvenue à en retirer un grand bénéfice électoral.
Le parti occupe ainsi deux sièges sur cinq au Conseil d’Etat – tandis que le PLR, le PPD (démocrates-chrétiens) et le PS n’en ont qu’un chacun – et trois sièges sur sept au sein de l’exécutif de Lugano, dont le fauteuil de syndic.
Le mouvement de Bignasca a de plus produit un phénomène de contagion: les thèmes de sa bataille contre l’Italie et contre Berne sont devenus aujourd’hui aussi ceux, tout du moins en partie et avec des accents plus proprets, du PLR de Rocco Cattaneo, du PPD de Giovanni Jelmini et encore plus ceux des Verts de Sergio Savoia. Seuls les socialistes font exception.
Menaces sur le canton
Le Tessin a de la peine à admettre que les choses sont devenues infiniment plus compliquées pour les intérêts de la Suisse et du canton depuis la création de l’Eurozone et l’introduction de la libre circulation en Europe.
L’abolition des taux de change fixes, la crise financière, les politiques monétaires des Etats ou encore la lutte contre l’évasion fiscale à l’échelle mondiale ont eu également leurs effets: ils ont modifié radicalement la donne pour les banques et pour les régions comme le Tessin, qui a tiré des avantages considérables de sa place financière proche de l’Italie.
Le changement brutal des conditions a fait exploser les déficits et l’endettement du Tessin ainsi que celui de son centre économique, Lugano. De plus, la forte hausse des emplois frontaliers pendant ces dernières années ne s’est pas accompagnée d’une réduction du chômage, notamment celui des résidents. Les chiffres sont crus.
Le déficit cantonal en 2014 aura été de 130 millions de francs (37 millions pour la ville de Lugano). Et le budget cantonal prévoit que la dette publique atteindra les 2 milliards à la fin de cette année.
Si la bouffée d’oxygène de 56 millions de la Banque nationale a été la bienvenue, elle a cependant un goût amer: pour l’économie du Tessin et les caisses de l’Etat, les conséquences de la suppression par la BNS du cours plancher entre le franc et l’euro s’annoncent en effet très lourdes.
Les prévisions financières optimistes du Parlement, contenues dans une feuille de route soutenue il y a trois ans par le PLR, la Lega, le PPD et le PS, sont ainsi sèchement balayées, alors qu’elles projetaient un équilibre des comptes.
Quant au nombre de sans-emplois, il pourrait progresser, d’après les associations économiques du canton. Elles estiment que, si le cours entre le franc et l’euro demeure proche de la parité, le taux de chômage passera à 7% d’ici à la moitié de 2016, contre 4,6% en février dernier, déjà supérieur de 1,1% à la moyenne suisse.
A la veille du renouvellement du Parlement et du Conseil d’Etat, le 19 avril prochain, les marges de manœuvre pour changer la donne de façon significative, et dans de brefs délais, apparaissent très restreintes. Le véritable travail qui incombera aux élus, outre celui de limiter les dégâts de ce douloureux moment de transition, consiste à jeter les bases de réformes en profondeur.
Des réformes visant à réduire la dépendance des fluctuations de l’effet frontière ainsi qu’à investir dans des changements et un renforcement structurel de l’économie tessinoise.
Le canton et ses représentants politiques (aux niveaux fédéral et cantonal) se sont beaucoup battus pendant cette dernière législature afin d’améliorer les conditions de la répartition des impôts prélevés auprès des frontaliers, qui occupent un tiers des emplois dans le canton.
L’accord actuel entre l’Italie et la Suisse prévoit en effet de ristourner à la première près de 40% de ces impôts retenus à la source. Un pourcentage beaucoup plus élevé que celui qui est fixé pour les frontaliers autrichiens et français.
Le Conseil d’Etat avait d’ailleurs bloqué ces rétrocessions pour faire pression sur Rome et Berne afin que le nouvel accord fiscal soit plus favorable au Tessin.
Une période de questionnement
Une feuille de route destinée à aplanir le contentieux sur l’imposition des frontaliers a été dernièrement signée dans le cadre d’une nouvelle convention fiscale entre les deux pays, mais il n’est pas dit qu’avec le nouveau modèle proposé le canton y gagne grand-chose.
L’éventualité que – au moins pour l’instant – le solde financier reste pratiquement inchangé pour le Tessin est réelle. Aussi, l’enthousiasme n’est pas de mise dans le canton. D’autant que le nouvel accord marque «la fin du secret bancaire avec la Suisse», comme l’a souligné le ministre italien des Finances.
Ce qui ouvre, pour la place financière tessinoise, une période de grandes incertitudes.
Combien de fortunes non déclarées seront alors rapatriées en Italie? De quelle somme vont se réduire celles qui resteront en Suisse après le paiement des pénalités par les titulaires de comptes qui se sont annoncés au fisc italien?
Et, dans la perspective du prochain passage à l’échange automatique d’informations, de quelle manière seront définies les conditions d’accès au marché pour les instituts financiers suisses? Quelles seront les marges de gain des banques tessinoises?
Des questions qui ont leur importance: les services financiers pèsent actuellement 14% du PIB du canton et occupent 10 000 personnes, c’est-à-dire 7% de la main-d’œuvre cantonale.
Beaucoup craignent désormais que les petites banques subissent une diminution sensible du nombre d’emplois à partir de 2016. Un avenir instable qui frappe aussi l’industrie et les autres services d’exportation confrontés au franc fort.
Pour s’en sortir, le canton doit donc miser sur des réformes structurelles qui peuvent être résumées en un mot: productivité. De l’époque du boom économique et celle du déclin progressif au cours de ces trente dernières années, le Tessin s’est contenté d’investir plus dans la quantité de travail que dans sa qualité.
L’explosion du nombre de frontaliers dans le canton (de 28 000 à 61 500 pendant les quinze dernières années) a favorisé une croissance non compétitive et n’a pas renforcé la productivité, qui reste nettement inférieure à la moyenne suisse.
Les prémices d’un redémarrage sont pourtant là. Déjà avec les compétences dont disposent l’Université de la Suisse italienne et la SUPSI (la haute école spécialisée de la Suisse italienne). Les facultés et instituts en finance, en informatique, en calcul numérique et bientôt en médecine, ainsi que la mise en réseau de centres de formation et de recherche de très haut niveau comme celui d’instituts en oncologie ou encore en cardiologie et biomédecine, peuvent apporter un nouvel élan à des secteurs d’avenir très compétitifs.
Par exemple dans les biotechnologies ou dans la mécatronique, pointés comme des domaines stratégiques par une étude récente de l’Institut de recherches économiques du Tessin.
Les grands groupes industriels de la mode, très présents dans le canton, offrent également un potentiel de développement important. Pour autant que l’appréciation du franc ne les fasse pas fuir.
L’ouverture en automne prochain du phare des arts et de la musique au sud des Alpes que sera le centre Lugano art et culture (LAC), ainsi que la future ligne ferroviaire à haute vitesse AlpTransit, doivent aussi participer à l’attractivité du canton. Voilà les nœuds véritables (les faits sont têtus) que la nouvelle équipe gouvernementale et le nouveau parlement devront aborder.
Quelle majorité?
Est-ce que ce sera une majorité bouleversée ou un gouvernement inchangé dans ses équilibres qui affrontera cette difficile transition? A deux semaines des élections, la possibilité qu’il sorte des urnes un gouvernement avec des rapports de force maintenus est réelle (deux sièges à la Lega, un chacun au Parti libéral-radical, au Parti populaire démocratique et au Parti socialiste).
Le fait que la libérale-radicale sortante Laura Sadis ne se représente plus complique l’ambition du PLR de reconquérir le siège perdu il y a quatre ans au profit de la Lega. Si l’économiste et chef du groupe PLR au Grand Conseil, Christian Vitta, paraît bien placé pour succéder à Laura Sadis, on voit mal les jeunes sur les listes du parti (Michele Bertini, Nicola Pini, Alex Farinelli et Natalia Ferrara Micocci) apporter les voix suffisantes pour renverser les rapports de force de 2011 (29,8% pour la Lega contre 24,9% pour le PLR).
La partie est alors très ouverte mais ardue pour les libéraux-radicaux. D’autant que les deux ministres sortants de la Lega sont fortement enracinés dans le territoire: le populaire Norman Gobbi et l’ancien procureur Claudio Zali, successeur de Marco Borradori au Département de l’environnement, qui jouit d’un excellent réseau personnel.
Déterminant pourrait être le résultat de l’Alliance de la droite (UDC, Area liberale et UDF), qui était absente il y a quatre ans et dont les partis totalisent 5% au Grand Conseil. Mais on sait que l’UDC tessinoise fait des scores moins bons dans la course au Conseil d’Etat.
Les chances du PPD (démocrate-chrétien) d’obtenir un deuxième siège sont très réduites: même s’il dispose d’une liste forte pour y arriver (avec notamment le sortant Paolo Beltraminelli et le battant Fabio Regazzi, conseiller national), il lui faudrait au moins un score de 4% supérieur au 19,9% de 2011. Et une perte équivalente de la Lega et du PLR.
Quant aux socialistes, qui avaient recueilli un 16,3% il y a quatre ans, leur liste est construite autour du sortant Manuele Bertoli. Ses qualités sont reconnues et il devrait être reconfirmé. Surtout que les Verts de Sergio Savoia, qui ont un tout autre programme politique (proche de celui de la Lega), pourraient avancer considérablement, sans néanmoins menacer le siège socialiste.