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Enrico Letta: «Sans les règles européennes, l’Italie aurait connu le sort de l’Argentine.»

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Jeudi, 23 Avril, 2015 - 05:55

Interview. L’ancien président du Conseil italien sera un des orateurs du Forum des 100, organisé par «L’Hebdo», le 7 mai prochain. Il s’exprime sur l’état de l’Italie et de l’Europe.

Enrico Letta nous reçoit au centre de Rome dans les locaux de l’Arel, Agenzia di Ricerche e Legislazione, un think tank qu’il dirige, à deux pas du Parlement italien. Depuis son départ du Palazzo Chigi, le siège du gouvernement, l’ancien premier ministre s’est fait discret.

Il en a profité pour écrire un livre, Andare insieme, andare lontano, qui paraît ces jours-ci. Il y expose son credo sur la manière d’avancer en politique, loin du cynisme à l’œuvre dans la série House of Cards, souligne ce Pisan qui a bien lu tout Machiavel et non pas seulement les quelques lignes qui prétendent que «la fin justifie les moyens».

Pour lui, il y a une différence entre gouverner et commander, une légère pique contre son successeur, Matteo Renzi, bien qu’il se défende de vouloir régler des comptes avec celui qui lui a ravi le pouvoir.

Fervent partisan de la construction européenne, il plaide aussi pour une capacité d’action renforcée de l’Union européenne. Il sera un des orateurs vedettes du prochain Forum des 100, organisé par L’Hebdo, le 7 mai prochain. A la fin de notre entretien, il demande toutefois que l’interview ne paraisse pas avant le 23 avril. «Il y aura du nouveau d’ici là», lâche-t-il, énigmatique.

Dimanche soir, il a fait sensation en annonçant, lors d’une émission de télévision, son retrait du Parlement, «mais pas de la politique», pour septembre. Un comportement qui plonge l’Italie, ce pays des sénateurs «à vie», dans une grande perplexité et maints scénarios spéculatifs, d’autant qu’il a précisé ne pas vouloir toucher la rente à laquelle il aurait droit. Son nouveau job?

Doyen de l’Ecole d’affaires internationales de Sciences Po Paris, où il enseignait déjà depuis quelques mois comme professeur invité.

Cela fait maintenant plus d’une année que vous avez quitté la présidence du Conseil italien, comment allez-vous?

J’ai employé ma liberté retrouvée pour méditer sur mon expérience et réfléchir à la situation aussi bien sur le plan national italien qu’européen. Le livre que je viens de publier est le fruit de ces réflexions.

J’ai passé seize ans de ma vie, de 1998 à 2014, à exercer toutes sortes de responsabilités, comme ministre ou premier ministre, autant de fonctions qui offrent peu la possibilité de prendre du recul. Avec la distance, on saisit mieux les enjeux. C’est pourquoi je lance dans mon livre un message européiste dans un moment le moins européiste.

Qu’avez-vous saisi rétrospectivement?

La grande chance de l’Italie a été l’entrée dans l’Union économique et monétaire. Sans l’UEM, l’Italie aurait connu le sort de l’Argentine. J’aime beaucoup l’Argentine et les Argentins mais, du point de vue des finances publiques et de l’organisation de l’Etat, ils ne constituent pas un modèle.

Qu’est-ce que l’UEM a apporté à l’Italie?

L’UEM nous a dotés de règles, que l’on ne suivait absolument pas auparavant, et surtout de l’obligation de les respecter. L’Union a placé l’Italie dans une instance plus forte pour mener le jeu de la mondialisation. Si nous étions restés tout seuls, nous aurions eu un tas de difficultés.

Ce qui est vrai pour l’Italie, je pourrais le dire pour tous les autres pays de l’UE, y compris l’Allemagne. Quand le monde était petit, constitué du seul Occident, nous étions de grands pays. Mais ce monde a aujourd’hui doublé, il est beaucoup plus grand, nous sommes devenus des pays moyens.

Nous avons besoin d’autres perspectives, d’autres moyens, d’autres missions. Se regrouper à plusieurs est nécessaire, sinon on ne réussit plus à maîtriser son destin.

En Italie, beaucoup de gens disent pourtant que c’était mieux quand on pouvait dévaluer la lire: le pays était meilleur exportateur. Que leur répondez-vous?

Je le répète: sans l’Union, nous serions l’Argentine du continent européen, c’est-à-dire un pays auquel les créanciers internationaux ne font pas confiance, qui n’attire pas les investissements. Mais laissez-moi revenir à ce «bon vieux temps»: la grande «force» de l’Italie de cette période, il ne faut pas l’oublier, a surtout été celle de s’endetter. Il faut se souvenir des chiffres. Dans la première partie des années 70, le rapport dette publique/PIB était de 40%.

Il a triplé en vingt ans. En 1993, on était à 120%. Le miracle économique italien des années 70-80 était un miracle à crédit. S’endetter, cela veut dire passer à ses enfants le fait de ne pas avoir été en état de résoudre ses propres problèmes. Après Maastricht, on a cessé de s’endetter (la dette est restée vers 120%, elle est montée à 130% à cause de la crise de 2008).

Sans le traité de Maastricht et les règles européennes, l’Italie aurait fait faillite plusieurs fois et nos enfants ne méritent pas ça. Ceux qui proposent de sortir l’Italie de l’euro ne savent pas de quoi ils parlent et ne s’appuient pas sur des données économiques.

Quand l’Italie était la cinquième puissance économique du monde, ce n’était pas dû à la lire ou à moins d’Europe, c’est parce qu’il n’y avait pas la Chine, l’Inde, le Brésil, la Corée!

Comment jugez-vous l’état de l’Italie en ce printemps 2015? Il y a des signes de reprise… Le pire est-il derrière?

Je le pense avec optimisme. Les conditions extérieures, macroéconomiques, sont idéales. On ne peut pas rêver mieux. Le prix du pétrole est bas, ainsi que celui du gaz auquel il est lié, ce qui est très important pour l’Italie qui ne s’appuie pas sur le nucléaire.

De plus, saint Mario Draghi et la BCE, grâce au Quantitative Easing, ont obtenu une baisse de l’euro par rapport au dollar et une baisse des taux d’intérêt. Maintenant, c’est à nous de faire les réformes intérieures nécessaires et de ne pas gaspiller cette grande opportunité de renouer avec une croissance durable.

Jusqu’à hier, nous avions le vent en face, le spread (différentiel des taux d’intérêt avec l’Allemagne), le pétrole à 100 dollars, l’euro à 1,38, tout ce qui pouvait arriver de pire à l’économie. L’Italie est un pays exportateur pour lequel la valeur de l’euro est cruciale.

Avez-vous confiance dans le gouvernement de Matteo Renzi pour saisir cette opportunité?

Jusqu’ici, le gouvernement était en rodage, comme on le dit d’une voiture neuve. Même s’il y a eu un tas de communications éclatantes. Maintenant que les conditions extérieures se sont améliorées, c’est l’heure de vérité. Le gouvernement est-il en mesure de la saisir? Veut-il passer de la communication à la substance, qui est la chose la plus importante? Le principal défi à relever, c’est la lutte contre le chômage des jeunes, qui est le cauchemar de l’Italie, et qui prive toute une génération d’espoir dans le futur.

Le Jobs Act, qui vient d’être adopté, est-il un bon moyen?

On verra ce que cela donne concrètement. L’embauche des jeunes a surtout besoin d’une fiscalité qui la favorise, d’une économie qui croît, et d’investissements. Autant de réformes qui doivent encore être mises en place.

Passons à l’Europe: est-elle elle aussi, comme l’Italie, sur la voie du redressement économique après les années de crise?

Le cadre macroéconomique positif que j’ai décrit pour l’Italie l’est aussi pour l’Europe. Les conditions d’une reprise sont là, mais cela devrait aller plus vite.

Que voulez-vous dire?

On a élu une Commission européenne qui dispose pour la première fois de deux caractéristiques assez importantes: elle a un lien avec le résultat des élections européennes – ça lui donne plus de force – mais aussi avec le Parlement. Les deux institutions sont liées.

Je ne voudrais pas avoir un propos trop technique mais, pendant la crise, on a assisté au sein des institutions européennes à la montée en force du Conseil européen, c’est-à-dire des Etats membres. Cela a provoqué un rebond nationaliste qui n’est pas positif de mon point de vue.

L’Union européenne vit et prospère si les deux institutions supra­nationales par excellence sur lesquelles elle s’appuie, c’est-à-dire la Commission et le Parlement, marchent ensemble et ont le pouvoir.

Les liens qui se développent entre chefs d’Etat et de gouvernement au sein du Conseil européen ne créent-ils pas une certaine solidarité?

Je ne nie pas que le Conseil ait eu un rôle positif dans les moments de crise, mais c’est un problème d’architecture institutionnelle: quelle Europe veut-on? Si on veut l’Europe des Etats, il faut savoir que les Etats n’ont pas vraiment le même poids.

Cela nous amène à une Allemagne hégémonique, c’est ce qui est en train de se passer, même si Angela Merkel fait beaucoup d’efforts, dans la lignée de Helmut Kohl, pour l’éviter. Si l’on veut contrer cette tendance, alors ce sont les institutions communautaires par excellence qui doivent être aidées et poussées.

Le meilleur de l’Europe est venu quand la Commission était forte, avec Jacques Delors qui a institué les quatre libertés et le marché unique, ou avec Romano Prodi qui a mis en place l’élargissement à l’Est. Quand la Commission est faible, les Etats membres montent en puissance, et il est normal que le classement s’établisse en fonction de la force des Etats.

On voit ce qui se passe: la Grèce demande des réparations de guerre à l’Allemagne, 279 milliards d’euros. Si l’on retourne aux Etats nations, on retourne à la Seconde Guerre mondiale.

Vraiment?

Cette phrase pourrait être mal interprétée, je précise: si on retourne aux Etats nations, on remet les relations entre eux dans des conditions qui ne sont pas les bonnes. C’est pour cela que je dis qu’il faut faire très attention.

Pour les citoyens européens, c’est difficile de faire la différence entre Conseil et Commission. La vérité est que si tout, en Europe, est entre les mains du Conseil, je pense à la fin que ce n’est pas le meilleur destin qui nous attend.

Si je comprends bien, vous dites que la prépondérance du Conseil sur la Commission a dopé le vote antieuropéen?

Oui, le nationalisme aide le populisme, mais le populisme, qui existe dans tous les pays européens avec des partis qui engrangent entre 20 et 30% des voix, sauf en Allemagne, est dû essentiellement à la crise économique et au chômage, notamment des jeunes. La solution passe par une sortie de la crise économique. Je propose deux mesures: inventer une assurance chômage européenne de manière à ce que ceux qui perdent leur travail sachent qu’il y a des outils européens qui les aident...

... Vous voulez dire une assurance chômage en plus des dispositifs nationaux qui existent dans les pays, qui proposerait des formations complémentaires?

Oui, exactement, car de pays à pays, les programmes sont très divers. Il faut faire en sorte que les gens qui perdent leur travail en retrouvent un autre le plus rapidement possible.

Et la deuxième mesure que vous préconisez?

Il faut pousser l’Erasmus pour les teenagers, donner la possibilité à ceux qui sortent de l’école obligatoire vers 16 ans de passer une période hors de leur pays, et d’apprendre une langue. Je pense que l’Erasmus pour les étudiants universitaires a été le grand succès de l’Europe.

Ainsi, avec ces deux mesures, on parlerait positivement de l’Europe le soir dans les foyers des familles européennes. L’Europe serait synonyme d’opportunités – je décide de la saisir ou pas, et non plus d’austérité et de sacrifices.

Vous n’avez pas de doute sur le fait que tout le monde peut retrouver du travail, vous ne craignez pas les effets de la numérisation de l’économie qui va écarter du marché du travail les gens peu qualifiés?

Je plaide également pour un agenda numérique européen, et un agenda éducatif numérique européen. Ce serait un autre instrument qui permettrait aux gens de saisir l’Europe comme une entité qui donne des opportunités pour le futur. Par le passé, l’Union a été bien vue quand elle a offert, par exemple, la possibilité de voyager à bas prix, en cassant les monopoles.

Quand je faisais mes études universitaires à Pise, j’aurais dû dépenser des sommes impossibles pour me rendre à Bruxelles. Aujourd’hui, vous pouvez y aller pour 19 euros sans problème. C’est la chose la plus démocratique que l’Europe ait réalisée.

Comment résorber le fossé qui s’est installé entre la population et les élites européennes?

Les propositions que je viens de formuler devraient écarter le risque, majeur, d’une Europe-establishment qui ne serait agréable que pour les gens multilingues, mobiles, numérisés… Le vote antieuropéen, tel qu’on l’a vu en France, par exemple, est celui des campagnes. Il faut absolument combler ce fossé avec des propositions qui parlent aux gens.

Mais encore?

Si le leadership européen est entre les mains des leaders nationaux, c’est difficile de leur demander de se suicider. Ils sont élus par des circonscriptions nationales, on peut certes leur demander d’être aussi Européens. De manière générale, il faut qu’il y ait un meilleur storytelling de la part des leaders européens.

C’est à la fois un problème de médias et de langues. Les leaders nationaux parlent sur leurs télévisions sans médiation, les gens les écoutent et comprennent, alors que les leaders européens parlent lors de conférences de presse. Il faut que les leaders européens, comme MM. Juncker ou Schulz, s’adressent directement aux Européens sans médiation en participant à des émissions de télévision.

Une question sur la Suisse: comment évaluez-vous sa position européenne? 

Je pense que l’on n’a pas encore complètement compris l’impact de la fin du secret bancaire. Cet élément était constitutif de quelques-unes des caractéristiques qui ont fait de la Suisse un pays totalement différent des autres au milieu de l’Europe.

La fin de cette caractéristique va amener des conséquences que je ne peux pas prévoir, mais je suis de ceux qui souhaitent une Suisse européenne, ou au moins encore plus liée à l’Europe qu’elle l’est aujourd’hui. 

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Filippo MONTEFORTE AFP
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