Felice Cavallaro
Entretien. Giusi Nicolini, 55 ans, maire de l’île italienne qui voit défiler les naufragés par dizaines de milliers, dit sa colère contre l’opération européenne Triton qui consiste surtout à élever des murs autour de la forteresse de l’UE.
«Après tant de vaines promesses», la maire de Lampedusa (6000 habitants pour 20 km2) s’en prend à l’Europe: «Pour secouer les consciences des puissants et surtout celles des gouvernants d’une Europe inexistante, les 20 000 morts dont parlait le pape François il y a deux ans déjà n’ont pas suffi.
Et pas davantage les autres milliers de cadavres récupérés à ce jour. Mais aujourd’hui, face à la nouvelle hécatombe de désespérés que nous recherchons toujours, il se peut que la honte publique transforme l’horreur en espoir: l’espoir que l’on intervienne enfin sur la côte africaine, sur la terre ferme, pour éviter ces traversées dramatiques, pour établir des canaux humanitaires.»
Un appel plein de tristesse. Et un remerciement à la marine italienne pour n’avoir pas déversé sur son île sa cargaison de cadavres: «Nous n’avons plus la moindre place dans notre cimetière, mais nous continuons à croire en une solidarité pleine et entière.
Nous l’avons montrée en lançant immédiatement nos bateaux de pêche sur les lieux de la nouvelle tragédie, à 125 milles (ndlr: 230 kilomètres) au sud de nos plages.»
Pour Giusi Nicolini, la «honte publique» porte un nom: «Elle se nomme Triton. Et je voudrais dire à tous les Salvini d’Europe (ndlr: Matteo Salvini est le secrétaire de la Ligue du Nord, surnommé le «Le Pen du Po» ou le «cousin de Marine Le Pen») que ce fut un crime prémédité d’avoir imaginé remplacer l’opération Mare Nostrum par Triton, contraignant les navires militaires à opérer à 30 kilomètres des côtes européennes.
Une folie qui condamne souvent à mort les migrants à la merci des trafiquants d’êtres humains. Tout le monde doit comprendre ça. Y compris le président [de la République italienne] Mattarella qui parle de la Méditerranée comme du berceau de la civilisation alors qu’elle en est devenue le tombeau.»
Elue de gauche sur cet îlot conservateur, Giusi Nicolini a pris l’avion dimanche dernier à 15 heures pour intervenir à la TV Rai3, à Rome: «Je ne serais pas partie si le gouvernement n’avait pas décidé de déplacer le centre de secours et d’accueil à Catane. Notre douleur est profonde mais j’insiste sur un fait positif: désormais, on ne pourra plus faire semblant de rien.
Car, disons la vérité, tout le monde a détourné le regard après les appels du pape. Nous n’avons pas cessé d’en lancer de nouveaux. Nous le faisons à partir d’une île où le centre d’accueil est en voie d’être évacué.
Tout en sachant que de nouveaux migrants arriveront. Et c’est pourquoi il faut exiger à tue-tête et sans discussion que l’Europe soit ici, en Méditerranée, avec une opération de police internationale qui ne peut se limiter à être italienne.»