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Erythrée: le pays où le silence est d’or.

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Jeudi, 23 Avril, 2015 - 05:58

Patrik Wülser

Reportage. Il fut un temps où, avec sa Constitution exemplaire, l’Erythrée passait pour un pays modèle en Afrique. De nos jours, on parle plutôt d’une «Corée du Nord africaine». Car les choses ont bien changé depuis l’indépendance en 1993. Les conditions de vie ont poussé des milliers d’Erythréens à fuir pour rejoindre notamment la Suisse. Leur chemin peut transiter par la Libye et ensuite par Lampedusa.

Le président Issayas Afeworki régit l’Erythrée d’une main de fer depuis son indépendance de l’Ethiopie en 1993, au terme d’une guerre cruelle qui aura duré trois décennies. En Erythrée, les partis d’opposition sont interdits et le régime se montre impitoyable envers quiconque le critique.

Que se passe-t-il dans ce pays qui incite tant de jeunes Erythréens à tenter, au péril de leur vie, de gagner l’Europe et singulièrement la Suisse, où ils constituent désormais le plus fort contingent de requérants d’asile?

Cimetière de blindés

Une brebis efflanquée émerge d’un blindé léger et tente de se repérer. Aussi loin que porte le regard, il n’y a là que des restes d’acier: blindés, canons et camions empilés à hauteur d’immeuble. Du matériel de guerre russe rouillé, gagné sur l’ennemi éthiopien durant la guerre d’indépendance. Les reliques martiales sont sous l’étroite surveillance de Fitsum Gebratu.

«Bienvenue au cimetière des chars d’assaut de Tzagarat. Tous ces blindés et tous ces armements empilés étaient destinés à exterminer le peuple érythréen.» Ils ont été livrés à l’Ethiopie par les Russes et, pour une part, par les Américains. Chaque journée qu’il passe ici lui rappelle les martyrs, les amis qui ont sacrifié leur vie sur le champ de bataille durant la lutte pour l’indépendance.

Tzagarat se situe un peu à l’extérieur de la capitale érythréenne, Asmara. Le ciel est bleu, l’air se fait rare. Asmara est à 2300 mètres d’altitude. Gebratu, 51 ans, claudique. Il a une jambe de bois. Le surveillant de ce cimetière d’acier rouillé fut lui-même un combattant de la guerre de libération avant que, il y a vingt ans, un projectile éthiopien ne lui déchiquette la jambe.

Il a fallu une éternité pour que nous puissions établir le dialogue avec lui. Dans ce pays, on n’aime pas parler dans un micro et les journalistes ne sont guère appréciés. La presse locale n’existe plus depuis longtemps et les reporters étrangers pourraient être des agents de l’ennemi.

Or, l’ennemi est plus ou moins le reste du monde. Critiquer ouvertement la situation peut être risqué, on ne perçoit les bribes de vérité qu’entre les lignes. Gebratu veut voir mon passeport.

«Suisse!» Son visage s’éclaire. «J’aime tous les pays, mais surtout la Suisse. C’est une seconde Erythrée. Tant de nos compatriotes vivent là-bas. Nous sommes reconnaissants que la Suisse veille si bien sur eux.» Ce matin même, il a eu son frère de Zurich au téléphone. Et aussi son neveu de Genève.

«Comment vont-ils?»
«Bien!»
«Que font-ils?»
«Rien.»

Quel que soit l’endroit où un Erythréen trouve refuge, le vrai Erythréen n’oublie jamais sa patrie. «Nos proches du monde entier envoient régulièrement de l’argent à la maison pour que nous puissions vivre.»

Le frère et le neveu envoient chaque mois 100 francs à la famille de Gebratu, à Asmara. L’Etat érythréen est en banqueroute. Une épave, comme le matériel de guerre devant lequel nous nous trouvons. A la banque, il n’y a plus de billets, la poste ne fonctionne plus depuis un an, il manque des médecins dans les hôpitaux et la moitié des jeunes ont pris la poudre d’escampette depuis longtemps.

Sans les versements venus du million d’Erythréens de l’étranger, la vie quotidienne des habitants de la capitale serait un désastre depuis longtemps, confie un diplomate occidental. Des enquêtes évaluent que les versements de la diaspora représentent un tiers du produit national brut.

Vingt ans après l’indépendance, le désenchantement règne en Erythrée. La longue guerre a libéré le pays mais pas ses habitants. En état de mobilisation permanente de type paranoïaque, tous les citoyens, hommes et femmes, doivent assumer le service national de dix-huit mois et sont mobilisables de 16 à 49 ans, pour une solde mensuelle de 30 francs. On n’y perd certes plus sa vie mais son avenir.

«Ici, les gens n’ont pas d’avenir, pas de travail, pas de véritable formation. C’est pourquoi ils quittent le pays.» Celui qui a perdu sa jambe pour la liberté de son pays voudrait-il lui aussi fuir en Suisse? Bien sûr! «J’ai fait mon travail», ajoute-t-il en restituant le passeport.

Autrefois, le cimetière des blindés était un but d’excursion apprécié. Aujourd’hui, personne n’y passe plus. Le matériel de guerre rouillé est destiné à être bradé au prix de la ferraille, aux Japonais ou aux Russes.

Première impression

Quand on a réussi à dégoter un rarissime visa de journaliste, on débarque à Asmara au milieu de la nuit. L’Erythrée est un pays isolé. Il n’y a pas de liaison aérienne directe avec Nairobi. La capitale baigne dans l’obscurité totale.

L’Etat ne dispose pas d’assez de devises pour le diesel nécessaire à la production d’électricité. Et c’est par téléphone satellite que l’on communique de la manière la plus sûre avec l’étranger.

Ce n’est que le jour venu que la capitale montre son somptueux visage. Les édifices coloniaux italiens affichent leurs façades colorées au soleil de l’aube. La cathédrale catholique en briques de terre cuite, annonce la messe du matin tandis que le muezzin de la Grande Mosquée appelle ses disciples à la prière: une harmonie religieuse qu’on ne constate plus guère dans bien des pays d’Afrique. Sur les terrasses des cafés, les serveurs proposent l’expresso et, dans la rue, circulent des Topolino.

Il est difficile de se faire une idée objective de la situation réelle en Erythrée. Ni les diplomates, ni l’ONU ou le CICR ne peuvent se déplacer librement dans le pays. Alors les journalistes…

En visite à l’hôpital de référence de Barentu

Lors d’un tour organisé en compagnie d’un «service d’escorte» de l’Etat, mon collègue de la Télévision suisse alémanique et moi-même visitons le sud du pays. On va nous montrer un hôpital. Les services de santé sont gratuits pour tous les Erythréens.

Ce qui ne va pas de soi en Afrique. Il n’est pas rare, au Kenya par exemple, que des malades meurent à l’hôpital parce qu’ils n’ont pas suffisamment d’argent pour payer leur traitement.

La très grande clinique à Barentu nous est présentée comme hôpital de référence pour un million de personnes. Sa construction en 1996 a été financée par la Banque mondiale. L’hôpital donne une impression moderne – mais semble curieusement calme.

«Le dimanche, les gens restent chez eux et les patients doivent être en train de dormir», nous explique le médecin-chef. Des conditions enviables. Lorsqu’on visite un hôpital à Nairobi, Goma ou Lusaka, on passe des heures dans des corridors où sont entassés les patients et leurs proches.

D’abord, nous visitons un laboratoire. Des appareils modernes. En partie encore dans leur emballage d’origine. Recouverts de poussière. Quand est-ce que ce laboratoire a été utilisé la dernière fois? Avant que nous puissions poser des questions, nous sommes conduits dans le département d’obstétrique où sont couchés trois mères et leurs nouveau-nés.

Une femme se plaint de vives douleurs dans le dos. Le médecin se demande à voix haute s’il vaudrait mieux procéder à une radiographie ou plutôt carrément à une tomographie (une technique d’imagerie médicale permettant de reconstruire les volumes du corps humain, ndlr).

Le journaliste radio veut brièvement se laver les mains. Il tourne le robinet. Pas d’eau.

«Pour réduire la consommation, nous coupons l’eau durant deux heures par jour», dit un infirmier face à notre étonnement. Pendant que le collègue de la télévision filme le médecin qui examine longuement les mignons enfants, je m’efface discrètement et commence ma propre visite de l’hôpital.

Tous les lavabos sont recouverts d’une épaisse poussière. Dans toute la maison. La plupart des siphons sont cassés. Les latrines inutilisées. En chemin vers d’autres bâtiments, je croise Farud. Il est électricien. «Depuis six mois, l’appareil de radiographie est foutu.»

Il essaie bien de le réparer, mais il n’y a ni outils ni pièces de rechange. Il n’y a pas de patients dans l’hôpital. Les lits sont vides. La seule personne en train de dormir que je rencontre se trouve dans le bureau de la documentation empoussiérée.

C’est le portier. Il se réveille quand j’ouvre la porte et me sourit. «Il y a longtemps que personne ne vient plus dans cet hôpital.» Il manque de médicaments, d’argent et de personnel.

Quête de liberté de presse

De l’hôpital «de référence » à Barentu, notre voyage se poursuit direction Asmara. Là nous attend tout le corps enseignant d’une école primaire. Avant l’heure de classe, 300 enfants en uniforme scolaire vert chantent l’hymne national: «L’impitoyable ennemi a été vaincu, les sacrifices en valaient la peine.»

Ici, on se sent toujours menacé par le voisin éthiopien. La situation est baptisée «No peace, no war». Le directeur de l’école, Afewerki Negassi, nettoie une fois par semaine sa kalachnikov: «Nous devons être prêts à tout. Nous sommes cernés par des ennemis. L’Ethiopie attend le moment de reconquérir son accès à la mer Rouge. Je suis prêt au combat.»

Dans ce petit Etat militarisé qu’est l’Erythrée, l’état d’urgence est la norme. Ne pas parler avec des journalistes étrangers en fait partie. Il est délicat de les fréquenter, estime Abdelwasie Ahmed, qui inculque l’instruction politique. Avec les journalistes, il est arrivé que l’Erythrée fasse de mauvaises expériences.

«Il est donc du devoir du gouvernement de démasquer les journalistes qui sont des agents doubles et de tenir à l’écart les gens qui veulent nous tromper.» Les règles sont restrictives pour les journalistes. Sur la liste mondiale de la liberté de presse, l’Erythrée figure au dernier rang. Le régime s’en remet à son propre arsenal médiatique.

A l’enseigne de Bringing the Truth, la télévision d’Etat érythréenne diffuse tous les soirs des communications du gouvernement ou laisse monologuer, au fil de longues pseudo-interviews, des représentants du seul parti de gouvernement autorisé.

Un de ces journalistes «étatisés» est Raffaele Giuseppe. Il ne se sent nullement mis sous pression par le gouvernement. «Tout reporter sait quelle est sa mission: informer le public, parler des progrès et des problèmes de ce pays. Nous expliquons au public comment mener une vie adéquate et responsable.»

En Erythrée, on ne pratiquerait certes pas un journalisme libre mais une information responsable. «Nous informons par exemple sur le problème des incessantes coupures de courant mais n’exerçons aucune contrainte.

Car les journalistes aussi bien que le public savent de toute façon que le courant manque. Et même si nous en parlons sur un ton critique, il n’y aura pas de courant pour autant.»

Le parti gouvernemental, que Raffaele Giuseppe et ses collègues traitent de façon si responsable et prévenante, a son siège rue des Martyrs. «La victoire appartient au peuple», professent des lettres d’or au-dessus de l’entrée. Nous avons rendez-vous avec le premier conseiller du président. De facto, Imane Ghebreab est le vice-président de l’Erythrée.

Il nous accueille dans un bureau austère, modeste. On ne l’appelle ni Excellence, ni Sir, ni Mister, mais simplement Imane. Donc, Imane, pourquoi est-il si difficile pour un journaliste d’obtenir un visa pour l’Erythrée? «Ce n’est pas vrai.

Reste que, par le passé, nous avons eu sans cesse des problèmes avec des journalistes venus avec leurs préjugés, qui n’ont pas informé correctement. Mais notre devise est «Venez et voyez». Quiconque informe correctement est bienvenu.»

Le fait est, tout de même, que seule une poignée de journalistes réussissent à entrer en Erythrée. Ceux qui informent de manière critique – et donc incorrecte aux yeux du régime – ne sont plus les bienvenus.

Autre question: il est frappant de constater que la plupart des Erythréens s’expriment de manière très critique à l’endroit de leur gouvernement mais qu’à la vue d’un microphone ils se bornent à réciter des phrases bienveillantes envers le gouvernement.

De quoi ont-ils peur? «Je ne vois pas pourquoi les gens auraient peur de parler avec des journalistes. Après tout, vous parlez bien avec moi, quand bien même j’appartiens au gouvernement. En Erythrée, nul n’est traduit en justice pour délit d’opinion», affirme Imane.

Des interlocuteurs fiables assurent au contraire que le fait de formuler des critiques à des journalistes étrangers peut valoir la perte de son emploi, la prison ou pire. Pourquoi le régime craint-il tant la liberté d’expression? Après tout, les écoliers ne chantent-ils pas tous les matins «La vérité triomphera toujours»?

«Que signifie liberté de presse? Ici, les gens ont librement accès à l’internet, aucun site n’est bloqué. Il y a des cafés internet dans tous les coins de la ville. Par conséquent, je ne vois pas le problème», tranche encore Imane.

Sur ce point, l’homme a raison: en Erythrée, aucun site internet n’est bloqué. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire vu que, dans la plus grande partie du pays, l’internet n’existe pas et que, dans la capitale, le simple envoi d’un courriel peut prendre deux ou trois heures. La censure est superflue, l’infrastructure déficiente règle le problème d’elle-même. 

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