Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

La galaxie suisse de Poutine

$
0
0
Jeudi, 23 Avril, 2015 - 06:00

Enquête. Cinq milliardaires proches du président russe et frappés de sanctions occidentales ont un pied entre Genève et Zurich. Des amis et connaisseurs de la Russie contribuent, eux, à défendre les positions du Kremlin dans le conflit ukrainien.

«Lui, entre tous les milliardaires proches de Vladimir Poutine, c’est l’idéologue», chuchote cet homme d’affaires suisse accouru au Club de la presse à Genève ce vendredi 6 mars. Ce n’est pas pour écouter l’oligarque Vladimir Yakounine parler de rapprochement entre l’Europe et la Russie que le cadre de cette multinationale helvétique s’est déplacé. En courtisan, il tente d’approcher l’un des hommes les plus puissants de Russie dans l’espoir de conclure de juteux contrats.

Grande fortune russe, patron des chemins de fer, Vladimir Yakounine fait partie d’un des cercles fermés des proches de Vladimir Poutine. C’est en sa qualité d’intime du président qu’il est visé, depuis mars 2014, par des sanctions américaines décrétées à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie et du déclenchement du conflit du Donbass.

La publicité donnée à sa visite genevoise vise certes à resserrer des liens mis à mal par les tensions internationales de ces derniers mois autour de l’Ukraine. «C’est aussi une démonstration de force», soulignent les experts, qu’ils soient pro-russes ou pro-ukrainiens. Un signal que cet homme, comme ses pairs inscrits eux aussi sur liste noire, adresse aux dirigeants occidentaux. Plus particulièrement à Berne, qui se borne pour le moment à éviter que la Suisse ne serve à contourner les sanctions européennes.

Ce type de pression n’est évidemment pas une exclusivité de Moscou. Washington y recourt également, parfois brutalement, notamment pendant la crise du secret bancaire. La Suisse aussi défend ses intérêts, en particulier lors de négociations de traités de libre-échange. C’est le jeu normal de la géopolitique.

La Suisse représente pour les Russes un enjeu stratégique d’importance. C’est à Genève qu’ils négocient quelque 75% de leur pétrole brut, leur principal produit d’exportation. Ils y cherchent contacts et financement, sécurité et stabilité. Ils y installent toujours plus souvent leurs familles (lire L’Hebdo du 20 février 2014). La communauté expatriée ne cesse ainsi de progresser. Elle compte aujourd’hui 15 000 personnes, qui d’ailleurs ne soutiennent pas toutes, et de loin, le régime du Kremlin.

Certes, Londres reste le principal point de chute de ces hommes d’affaires en Occident. Le rôle traditionnel du Royaume-Uni comme allié privilégié des Etats-Unis en fait un interlocuteur de choix pour Moscou. L’Allemagne, l’un de ses principaux partenaires commerciaux, occupe peut-être une fonction plus importante encore, vu sa position centrale au sein de l’Union européenne. Enfin, l’ancien adversaire américain et l’immense voisin chinois restent des incontournables.

Sur cet échiquier, la Suisse représente le défaut de l’armure occidentale car elle n’applique pas les sanctions de Washington et ne s’aligne qu’a minima sur celles de Bruxelles. «Elle est encore perçue comme véritablement neutre», souligne Walter Fetscherin, ambassadeur de Suisse à Moscou de 2000 à 2003. «C’est une des raisons pour lesquelles la Russie n’a pas inclus la Suisse dans son programme de contre-sanctions», ajoute-t-il. Témoignage de cette estime, Moscou a invité la Suisse au défilé célébrant le 70e anniversaire de la victoire de l’URSS sur le nazisme le 9 mai prochain, quand bien même elle n’a pas participé au second conflit mondial. Et, signe de son embarras, alors que les dirigeants des grands Etats occidentaux ont annoncé leur boycott, le Conseil fédéral n’a pas encore répondu. Relents de guerre froide et stricte neutralité évoquent du reste de «bons» souvenirs pour une partie de la population helvétique, celle qui garde la nostalgie d’une situation privilégiée qui a disparu avec la chute du mur.

Oligarques sanctionnés

Vladimir Yakounine, qui réside près de Moscou, a ouvert l’an dernier, à la rue du Rhône à Genève, une antenne de sa fondation moscovite Saint-André Premier, dont le but semble bien innocent: la réhabilitation du patrimoine national russe et la cohabitation pacifique de différents peuples. La Suisse a été choisie car sa législation permet de lever facilement des fonds de donateurs internationaux.

Le roi du pétrole Guennadi Timtchenko s’est montré nettement plus actif. Domicilié à Cologny, banlieue très huppée de Genève, il a contribué à inscrire la Cité de Calvin au centre des réseaux de vente du brut russe. Il a implanté en 2003 le géant du négoce Gunvor, qu’il avait fondé avec son partenaire suédois Torbjörn Törnqvist. Les Américains le suspectent d’être lui aussi un homme de paille de Vladimir Poutine et l’ont frappé de sanctions. Il a néanmoins revendu ses parts en mars 2014, à la veille d’être inscrit sur liste noire.

Guennadi Timtchenko a encore créé la fondation genevoise Neva avec son épouse, qui en est la présidente. Cette institution finance depuis 2008 des projets culturels comme le Verbier Festival ou des manifestations sportives comme certains matchs du Genève-Servette Hockey Club.

Toujours dans le pétrole, le géant russe Rosneft a ouvert à Genève en 2011 sa principale antenne de courtage d’or noir. Cette société est présidée par Igor Setchine, un intime du président depuis le début des années 90, également ciblé par des sanctions américaines. La société négocie actuellement la vente de 49% de son capital au géant zougois des matières premières Glencore contre une remise de dette.

Deux autres proches du président russe sont frappés de sanctions décrétées contre eux, non seulement par Washington, mais aussi par l’UE et la Suisse. Le premier, Arkadi Rotenberg. Cet ami de jeunesse et partenaire de judo de Vladimir Poutine a cofondé une banque avec son frère. Patron du club de hockey Dynamo de Moscou, il siège au comité de Congrès SportAccord, domicilié à la Maison du sport à Lausanne. Il y retrouve le Suisse René Fasel, membre du CIO et président de la Fédération internationale de hockey sur glace. Congrès SportAccord est chargé d’organiser les réunions des organisations sportives internationales comme le Comité international olympique (CIO) et la FIFA. Le président de cette dernière, Sepp Blatter, a du reste déclaré: «Si quelques politiciens ne sont pas particulièrement heureux que nous organisions la Coupe du monde en Russie (en 2018, ndlr), je leur répondrai toujours: «Eh bien, restez chez vous!»

Le second, Andrei Klishas. Ce banquier et ancien roi du nickel a une adresse depuis août 2011 au Limmatquai 94, au centre de Zurich, auprès de l’étude d’avocats BodmerFischer. Il posséderait aussi une vaste demeure à Brione sopra Minusio au Tessin.

Réseaux d’affaires

Les relais de ces oligarques ne manquent pas en Suisse, amis ou obligés. Ils se recrutent notamment parmi les avocats, administrateurs, banquiers, partenaires en affaires ou encore gérants de fortune. Des relais qui apprécient la discrétion.

«Personne n’admet ouvertement travailler pour Vladimir Poutine ou ses proches. Je n’ai jamais rencontré quiconque se dévoilant volontiers», témoigne l’un des meilleurs connaisseurs de ces relations discrètes, l’ancien ambassadeur Thomas Borer, désormais à la tête de sa propre société de relations publiques. C’est lui qui avait fait venir en Suisse, en 2004, le premier oligarque, Viktor Vekselberg, qui s’est établi à Zoug. Ce patron des sociétés suisses OC Oerlikon et Sulzer n’est toutefois pas considéré comme l’un des proches du président. Thomas Borer affirme ne plus avoir de contrat avec lui, ni avec aucun Russe, depuis 2010.

L’ancienne ambassadrice Anne Bauty, qui a passé l’essentiel de sa carrière dans diverses capitales de l’ex-URSS, complète: «Il est très difficile de prouver les liens d’intérêt entre les hauts dirigeants russes et leurs relais à travers le monde, dont la Suisse. Mais les défenseurs de la politique de Vladimir Poutine se recrutent d’abord parmi les personnes qui ont des intérêts économiques avec la Russie. Il arrive aussi que certaines personnes agissent par naïveté et se trouvent instrumentalisées. Si elles interviennent dans le sens des intérêts de la haute direction russe, elles sont agréablement récompensées, par exemple par des traitements de VIP lors de leurs visites en Russie.»

Après avoir quitté la carrière diplomatique en 2003, Walter Fetscherin s’est reconverti dans les affaires. Plutôt en retrait, il a néanmoins présidé la Joint Chamber of Commerce (JCC) entre la Suisse et les Etats de l’ex-URSS de 2003 à 2012. Il administre la société de capital-investissement ENR Russia Invest SA, qui s’engage depuis les années 90 dans des PME russes. Il est connu dans les milieux économiques pour porter un soin particulier au maintien de ses bonnes relations avec de hautes personnalités russes. «Lorsque l’on parle la langue et que l’on comprend la mentalité, les liens avec ces gens sont pour la vie», explique-t-il.

Il rend certes hommage à l’homme fort du Kremlin pour avoir redressé la Russie dès son accession à la présidence en 2000. Mais il prend ses distances par rapport aux orientations de ces dernières années. «Je ne suis pas un ami du président Poutine, mais de la Russie», nuance-t-il.

Autre personnalité influente, le Suédois Frederik Paulsen. Le patron de Ferring, un groupe pharmaceutique à Saint-Prex dans le canton de Vaud, assume la charge de consul honoraire de Russie à Lausanne. Il jouit d’une certaine proximité avec l’homme fort du Kremlin. Tous deux sont membres de la prestigieuse Société géographique russe. L’homme d’affaires a financé l’expédition qui a planté, en 2007, un drapeau russe sur l’emplacement du pôle Nord, au fond de l’océan glacial Arctique, à l’aide de deux petits sous-marins Mir à vocation scientifique.

Il a soutenu le déploiement de ces deux appareils à la découverte des fonds du lac Léman en 2011, en collaboration avec l’EPFL. En dépit de la visibilité de ces actions, il fait profil bas: «La mission de notre consulat honoraire est avant tout de développer les échanges culturels, éducatifs et artistiques entre Suisse et Russie», dit-il. Des proches, néanmoins, relèvent qu’il a pris ses distances par rapport au pouvoir à Moscou (lire L’Hebdo du 9 octobre 2014).

Amis et admirateurs

Les partisans du Kremlin dans la crise ukrainienne, qui obtient le soutien de la grande majorité du peuple russe, trouvent encore des défenseurs éloquents dans les milieux académiques et intellectuels suisses. Parmi eux, le journaliste Eric Hoesli, qui est l’un des meilleurs experts de la Russie. L’ancien rédacteur en chef de L’Hebdo et du Temps, puis directeur des publications romandes de l’éditeur Tamedia, a été nommé professeur en 2014. Il est chargé de développer des programmes d’«area studies», des enseignements interdisciplinaires sur diverses régions du monde destinés à l’EPFL et à l’Université de Genève. Il est proche de Frederik Paulsen, avec qui il a voyagé à plusieurs reprises et dont il conseille la maison d’édition.

S’exprimant régulièrement dans des chroniques publiées par Le Matin Dimanche, il adopte une ligne proche de celle de la Russie et se montre très critique envers les Occidentaux. Il reproche d’ailleurs à ces derniers de ne pas comprendre que l’annexion de la Crimée et le conflit au Donbass sont une réaction russe à l’engagement de l’Ouest lors de la révolution de Maïdan à Kiev en février 2014. Il estime que Vladimir Poutine ne porte pas la responsabilité de la crise actuelle. Enfin, il juge que le Conseil fédéral s’est fait forcer la main en acceptant de prendre des sanctions vis-à-vis de proches du président russe.

Une analyse partagée par un autre intellectuel, Guy Mettan. Directeur du Club suisse de la presse, député PDC au Grand Conseil genevois, ancien rédacteur en chef de la Tribune de Genève, le journaliste est un familier de la Russie, un sincère admirateur. Il préside la Chambre de commerce Russie & CEI (Communauté des Etats indépendants, soit la majorité des républiques de l’ancienne URSS).

Ses critiques envers les Occidentaux, il les développe dans un livre publié ces jours, Russie-Occident, une guerre de mille ans. La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne (Editions des Syrtes). (Lire son interview dans L’Hebdo du 9 avril.)

«Pendant la guerre froide, l’Ouest n’a jamais décrété de sanctions contre l’ancienne URSS. Pourquoi en a-t-il décrété dans le cadre de la crise ukrainienne?» questionne-t-il. Et de pointer un doigt accusateur vers Washington et certains pays d’Europe de l’Est, auxquels il reproche de «chercher à séparer la Russie des autres pays européens alors que les liens entre eux sont évidents».

La chambre de commerce qu’il préside résulte néanmoins d’une scission survenue en 2012, qui l’a vue quitter, avec d’autres, la Joint Chamber of Commerce. La raison de cette séparation s’explique avant tout par des problèmes de personnes. Ce qui n’empêche pas Anne Bauty, qui a assuré jusqu’à l’an dernier la coprésidence de la JCC, l’autre chambre de commerce, d’en appeler au réveil des consciences: «La Russie représente pour nous le danger de l’émergence d’un pouvoir totalitaire à nos portes qui a démontré des visées expansionnistes aux dépens de voisins pacifiques.»

Sans aller jusque-là, l’éminent spécialiste de la Russie qu’est Georges Nivat, professeur honoraire à l’Université de Genève, a pris ses distances lui aussi avec la logique de l’affrontement. Il déplore dans le quotidien Le Monde la polarisation croissante des esprits à propos de la Russie, suscitée par le conflit du Donbass.

Soutiens politiques

Dans les sphères politiques, certains manifestent aussi une grande compréhension envers la politique étrangère de Moscou. Le conseiller aux Etats PDC tessinois Filippo Lombardi est l’un d’eux. Il a fait plusieurs voyages au pays des steppes, le dernier en janvier 2015. Et il copréside le Groupe d’amitié interparlementaire Suisse-Russie. «Nous ne rencontrons en principe pas les représentants de l’autorité exécutive», relativise l’élu. Néanmoins, la photo de son accolade avec Vladimir Poutine à Sotchi dans le cadre des Jeux olympiques a provoqué des froncements de sourcils dans les milieux politiques suisses.

S’il critique l’annexion de la Crimée par la Russie, il défend cependant les relations économiques bilatérales. «Nous devons faciliter le développement du trading de matières premières, notamment de sociétés russes, pour qui la Suisse est une base toujours plus importante. Il en va de notre compétitivité», poursuit le parlementaire. Filippo Lombardi joue occasionnellement le rôle de lobbyiste auprès des administrations, notamment contre un renforcement des sanctions. «Mais je soutiens la politique du Conseil fédéral et n’ai pas de peine à l’expliquer aux Russes», assure-t-il.

«Malgré toutes ses accolades avec Vladimir, l’on ne peut pas dire que Filippo Lombardi est l’avocat de Poutine. Mais il se montre très actif au sein du lobby politique pro-russe», critique le président de la Commission des affaires étrangères du Conseil national, le socialiste Carlo Sommaruga.

C’est toutefois au sein de l’UDC que les voix les plus ouvertement favorables au maître du Kremlin s’expriment. Oskar Freysinger, vice-président du parti, conseiller d’Etat et conseiller national valaisan, témoigne beaucoup de sympathie envers l’attitude russe à l’endroit de l’Ukraine. «L’annexion de la Crimée n’est pas une violation du droit international, mais le retour à une situation historique.» Quant au Donbass, les responsables du conflit sont «les néonazis au pouvoir à Kiev qui envoient des criminels y combattre les indépendantistes». Aussi, conclut-il, «l’ennemi n’est pas du côté russe, mais chez les Anglo-Saxons. Ce sont eux qui nous ont imposé les lois punissant le blanchiment d’argent et nous ont contraints à mettre fin au secret bancaire.»

Le ténor politique défend de toute son énergie la ligne de Moscou à Berne. «Mais je me heurte à la résistance du Département fédéral des affaires étrangères», déplore-t-il.

Dans l’esprit de revanche que manifeste le Valaisan, la Russie apparaît comme le contrepoids naturel aux Etats-Unis. Néanmoins, ce sentiment s’inscrit dans un projet plus large, et que la visite à Genève de Vladimir Yakounine début mars a ravivée, un rapprochement de l’Europe avec la Russie, quitte à affaiblir les liens avec Washington.

Rencontre avec Michel Eltchaninoff, philosophe français spécialiste de la Russie, auteur de «Dans la tête de Vladimir Poutine», et Georges Nivat, auteur des «Trois âges russes», le 30 avril à 14 h sur la scène philo L’Hebdo/Le Temps au salon du livre.
 

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
DR
DR
DR
JEAN-CHRISTOPHE BOTT, Keystone
MARTIAL TREZZINI, Keystone
SALVATORE DI NOLFI, Keystone
Dominic Favre, Keystone
Rubrique Une: 
Auteur: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles