Mode. Le leader mondial de la chaussure est dirigé depuis Lausanne. D’ordinaire ultradiscret, le groupe familial lève un coin du voile sur son modèle d’affaires.
La marque est parmi les plus connues du monde: Bata, leader indisputé de la chaussure, écoule en moyenne 1 million de paires par jour autour du globe. Ce qui est moins connu, c’est que l’entreprise familiale, fondée par le Tchèque Tomás Bata en 1894, est basée à Lausanne depuis 2003. Une installation liée au parcours de son petit-fils, Thomas G. Bata, actuel président du groupe, de nationalité suisse et établi à Aubonne. A la veille du 120e anniversaire de cet empire industriel ultradiscret, son directeur général, Jack Clemons, lève exceptionnellement le voile sur ses affaires et son fonctionnement.
Cela fait un siècle que Bata domine le marché mondial de la chaussure. Comment faites-vous pour vous maintenir au sommet alors que la globalisation rend la concurrence de plus en plus féroce?
Notre secret, c’est que nous sommes toujours à l’écoute de nos clients. A travers nos 5000 magasins répartis dans 85 pays nous les écoutons, leur parlons, leur mettons des chaussures aux pieds – ce que toutes les marques ne font pas. Nous restons aussi très proches de nos différents marchés.
Quels sont les marchés les plus porteurs pour vos affaires?
Nous sommes bien implantés partout – sauf en Amérique du Nord que nous avons quittée il y a quelques années. L’Europe reste importante, mais nous sommes aussi très présents en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie, avec notamment 1200 magasins en Inde et 550 en Chine.
Dans les années 70, Bata comptait une nonantaine d’usines dans le monde. Aujourd’hui, fabriquez-vous toujours les chaussures que vous vendez?
Au niveau de la conception des modèles, tout se fait chez nous, essentiellement dans nos ateliers italiens, chiliens, indiens, indonésiens et chinois. Pour ce qui est de la fabrication, nous disposons de 25 usines à travers le monde, y compris en Europe (République tchèque et Pays-Bas), qui produisent plus de la moitié de ce que nous vendons. Le reste vient de nos fournisseurs. Ce modèle nous permet d’une part de rester à la pointe d’un savoir-faire plus complexe qu’il n’y paraît, d’autre part d’avoir la flexibilité qu’impose le secteur de la mode.
Vous parlez de savoir-faire. A quel niveau votre valeur ajoutée est-elle la plus forte?
A plusieurs niveaux. Dans beaucoup de régions d’Afrique, les enfants ont par exemple besoin d’une paire de chaussures dans lesquelles ils peuvent marcher 10 km par jour pour aller à l’école mais aussi jouer au foot. Celles-ci doivent en plus durer toute l’année et être bon marché. Seul Bata sait faire des chaussures comme ça. Dans un autre registre, nous sommes très actifs sur le segment professionnel. Nous fabriquons des souliers pour des mineurs sud-africains, les monteurs des chaînes de production VW ou le personnel de plateformes pétrolières norvégiennes. C’est un segment high-tech à fort potentiel.
Quels sont les autres segments dans lesquels vous voyez un important potentiel de croissance?
Nous sommes de très loin le numéro 1 en Inde, en Indonésie, au Bangladesh et au Pakistan, une région qui compte 2 milliards d’habitants, dont la classe moyenne se développe rapidement. Un des grands moteurs de notre croissance dans cette région est le changement de statut des femmes, qui commencent à travailler, à gagner leur vie, à sortir de chez elles. Du coup, elles n’achètent plus deux paires de chaussons par an, mais trois ou quatre paires de vraies chaussures. Nous misons aussi sur une diversification. A terme, les accessoires de type ceintures, sacs et foulards pourraient représenter 20% de nos ventes.
Sur quel chiffre d’affaires tablez-vous pour 2013?
Nous ne communiquons pas nos résultats. Mais nous enregistrerons une croissance à deux chiffres cette année, comme les années précédentes, et notre bénéfice croît encore plus vite que nos ventes. Nous sommes d’ailleurs en train de développer nos activités dans de nouveaux pays. Cette année, nous avons ouvert des magasins au Vietnam, Rwanda, Ghana, Soudan, Myanmar, Swaziland ou encore en Ethiopie. Au total, nos surfaces de vente croîtront de 6%.
Vous dépasserez donc bientôt le million de paires par jour?
Peut-être. Même si ce n’est pas l’indicateur le plus pertinent. Ces dernières années, le nombre de paires vendues globalement n’a guère évolué. Mais, il y a vingt ans, on vendait beaucoup de tongs en plastique tandis que maintenant on vend une proportion bien plus importante de chaussures en cuir, qui coûtent beaucoup plus cher. Nos produits les meilleur marché sont vendus moins de 2 dollars, les plus chers près de 400.
La taille de vos effectifs, en revanche, a fortement chuté. Bata comptait plus de 120 000 employés dans les années 60, contre 30 000 aujourd’hui. Une tendance qui va se poursuivre?
J’imagine que cela restera stable mais je n’en suis pas certain. La production a beaucoup évolué. Aujourd’hui, elle occupe 12 000 personnes, mais nous travaillons aussi avec des robots dans notre usine hollandaise. D’une manière générale, il faut souligner que, pour nous, la question de la croissance ne se pose pas en termes de demande des clients, mais de personnes.
Vous manquez de personnel qualifié?
Nous manquons de personnes qui connaissent nos valeurs, notre culture, et nous permettent de nous développer en les respectant. Nous avons d’ailleurs récemment lancé une procédure de recrutement de jeunes à fort potentiel, que nous formons et auxquels nous offrons des carrières très internationales.
Bata est une entreprise familiale. A l’échelle d’un aussi grand groupe, cela fait-il une différence?
Oui. D’abord, parce que nous avons une vision des affaires à très long terme. Il y a des pays, comme l’Ouganda, où nous avons été nationalisés et «dénationalisés» deux fois! Ensuite, dans cette entreprise, nous avons le sentiment d’appartenir à une grande famille. Nous sommes proches les uns des autres, et la hiérarchie est très plate. Nous ne perdons pas de temps en comités de réflexion et autres groupes stratégiques. Les structures de décision sont légères et efficaces.
Le fondateur, Tomás Bata, était un visionnaire qui, il y a 120 ans, avait déjà une conscience aiguë de la responsabilité sociale de son entreprise. Que reste-t-il de cette culture?
Un grand respect de nos employés, mais aussi des régions et des pays dans lesquels nous travaillons. Quand nous opérons par exemple au Kenya, ce n’est pas pour maximiser les profits que nous pouvons faire sortir du pays, c’est avant tout pour que le Kenya et les Kényans en profitent, pour que cela améliore leur quotidien. Là où nous sommes présents, nous finançons donc aussi des infrastructures, comme des écoles, dans lesquelles nous sommes très impliqués. Nous avons une forte culture du bénévolat et de l’engagement personnel. Cela va bien au-delà de l’enveloppe que l’on donne à telle ou telle association.
Le nom de Bata est l’un des plus connus du monde mais l’identité de la marque paraît un peu floue. Cherchez-vous à la renforcer?
Bata, en tant que marque, est synonyme de savoir-faire, de mode, de confort et de prix abordables. Nous travaillons actuellement à la création d’une expérience plus claire pour les clients qui viennent dans nos magasins. D’abord à travers le renforcement des collections premium (ce qui a très bien marché en Chine), ensuite par la rénovation de nos magasins. L’objectif est notamment de rendre plus lisible les technologies que nous utilisons dans nos chaussures.