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Egypte: la guerre civile

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Jeudi, 22 Août, 2013 - 05:57

BOULVERSEMENTS. Avec le massacre des islamistes, c’est une nouvelle phase de la répression qui a commencé. Le retour à la dictature militaire menace. Si le réveil démocratique sur les bords du Nil devait échouer, c’en serait sans doute fait des autres printemps arabes aussi.

Dieter Berdnarz, Juliane von Mittelstaedt, Christoph Reuter, Daniel Steinvorth

Devant la morgue centrale du Caire, à Sainhum, les secouristes supplient qu’on ne leur apporte plus de corps: les cadavres encombrent chaque recoin et même la rue où s’alignent sur 100 mètres des linceuls blancs, des sacs noirs et des cercueils ouverts. Il fait 34 degrés, les dépouilles gisent en plein soleil parmi les mouches et leurs proches fouillent à la recherche de l’un des leurs. Mohammed Riad a amené son cousin, un coup de feu en pleine tête, victime de l’évacuation sanglante, mercredi dernier, du sit-in de la place Rabaa al-Adawija.

Le temps manque pour faire son deuil car, comme ici chaque cortège funéraire tourne à la manif, la bureaucratie kafkaïenne fait tout pour retarder la restitution des dépouilles. S’il y a eu peu d’enterrements le vendredi, les adeptes des Frères musulmans sont des dizaines de milliers à protester, place Ramsès, au Caire. D’ici au samedi matin, on comptera encore plus de 80 morts. Nul ne cherche à infléchir l’escalade: ni les Frères qui ont appelé à un «vendredi de la colère» ni les forces de sécurité qui tirent à balles réelles. A croire qu’après ce 14 août de sang, l’Egypte est à la veille d’une guerre civile.

On parle de plus de 900 morts, dont 43 membres des forces de l’ordre, mais les Frères évoquent plus de 2000 victimes, la plupart tuées d’une balle dans la tête ou le torse. Et 4200 personnes sont blessées. La réaction n’a pas tardé: des dizaines d’églises coptes et de propriétés de chrétiens ont été incendiées, bon nombre de policiers lynchés. Depuis mercredi dernier, l’Egypte est un pays divisé. Deux camps s’affrontent sans espoir de réconciliation: l’armée et ses partisans laïques d’un côté, les Frères musulmans et leurs disciples de l’autre. Les jeunes activistes de la place Tahrir et les libéraux ne jouent plus aucun rôle. D’ailleurs, l’un de leurs représentants, Mohamed el-Baradei, a démissionné de la vice-présidence mercredi dernier en avertissant: «La violence engendre la violence.»

Une démocratie difficile à instaurer. L’armée répète les erreurs de la brève période d’hégémonie des Frères musulmans. Elle se réfère avec arrogance à un prétendu «mandat donné par le peuple» et ne cherche pas le compromis. Comme si elle pouvait opprimer les 30% de la population qui se réclament des Frères sans brimer les libertés civiles. Si elle persiste, la dictature militaire est à la porte.

Mais, peut-être, l’armée ne s’était-elle jamais vraiment retirée dans ses casernes depuis la chute de Hosni Moubarak il y a deux ans et demi. C’est du moins ce que donnent à penser le putsch du 3 juillet et la tragédie du 14 août. Ce serait alors l’échec avéré du mouvement démocratique ou, comme le dit la Yéménite Tawakkul Karman, Prix Nobel de la paix: «La destruction de la révolution égyptienne, c’est la mort du printemps arabe.»

Certes, en Occident aussi, il a fallu des siècles pour que s’établisse la démocratie. Mais, dans le monde arabe, l’expérience démocratique semble décidément tourner court. Après deux assassinats politiques, la Tunisie paraît plonger dans le chaos alors que s’affrontent islamistes et laïques. En Libye, malgré les élections, ce sont toujours les chefs de tribu qui font la loi et le pays reste le plus grand libre-service d’armes du monde. La Syrie a sombré dans une guerre totale qui a déjà fait 100 000 morts et des réfugiés par millions. L’Irak et le Liban paraissent eux aussi à la veille d’une guerre civile sur la ligne de rupture de la haine inter-religieuse. Et ce n’est sans doute pas un hasard si des Etats autoritaires comme l’Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats ont été les premiers, au lendemain du putsch de juillet en Egypte, à verser une aide financière de 12 milliards de dollars: une prime au rétablissement de l’ancien régime.

Un objet de vénération. L’année de présidence de Mohamed Morsi ressemble à un accident de parcours. Depuis le renversement du roi Farouk en 1952, il aura été le seul et unique président civil du pays. Car le président intérimaire Adli Mansour n’a pas grand-chose à dire face à l’homme fort qu’est le général Abdel Fatah Khalil al-Sissi, 58 ans, chef des armées, vice-premier ministre et ministre de la Défense. En Egypte, nombreux sont ceux qui soutiennent la répression qu’il a engagée contre les islamistes et le voient déjà à la présidence. Dans une lettre ouverte «au nom de 30 millions d’Egyptiens», une fille de l’ex-président Nasser le supplie de poser sa candidature. On voit partout dans le pays des affiches qui le représentent au côté du défunt tribun du peuple. Du reste, Nasser avait également assis son pouvoir en réprimant brutalement les Frères musulmans.

Manifestement, l’armée reste un objet de vénération. Et un adage reprend de l’actualité. «L’Egypte n’a pas une armée, c’est l’armée qui a un pays.» Aucune institution égyptienne n’est aussi puissante: 440 000 hommes sous les drapeaux, dont une moitié de conscrits. Ceux qui deviennent officiers supérieurs accèdent à un statut d’élite: yacht-clubs, centres de loisirs, cliniques privées. Propriétaire de fabriques, de cimenteries, d’hôtels, de stations-services, l’armée est un des acteurs économiques majeurs du pays. Elle ne publie jamais son budget et prend ses décisions stratégiques à huis clos.

Radicalisation. Comme s’il n’y avait jamais eu le soulèvement populaire de février 2011, l’Egypte paraît revenue soixante ans en arrière. A l’époque, la crainte des islamistes servait de justification à la dictature militaire et à l’omnipotence des services secrets. Au bout du compte, aujourd’hui, l’armée a suscité exactement ce qu’elle prétendait empêcher: un islamisme plus radical que jamais. Cependant, le retour du régime militaire ne signifie peut-être pas retour au statu quo d’avant 2011 mais bien une période encore plus sombre. «Le régime militaire vise à anéantir les Frères musulmans, les détruire en tant que force politique, estime Shadi Hamid, à la Brookings Institution. La persistance des troubles sert de justification à la guerre contre l’ennemi intérieur et extérieur, réel ou imaginaire.» Comme pour confirmer ces propos, le mardi 20 août, au Caire, la police arrêtait Mohamed Badie, le guide suprême des Frères musulmans.

Lire aussi l'interview d'Abu Al-Futuh

©Der Spiegel
Traduction et adaptation: Gian Pozzy

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Scott Nelson, Der Spiegel
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