Philip Stephens
Décodage. En politique comme en finance, l’ancien ordonnancement du Royaume-Uni a perdu ses repères. Le bipartisme ne fait plus recette, car la société a changé. Et ce ne sont pas les élections du 7 mai prochain qui apporteront une solution durable et convaincante: le Royaume-Uni est désormais désuni.
Durant l’été 2012, on a cru un moment que la Grande-Bretagne avait finalement oublié sa névrose postimpériale. Bien installé dans sa multiethnie, ce peuple qui régnait jadis sur près d’un tiers de la planète avait trouvé un rôle à sa mesure en accueillant le reste du monde.
Les JO de Londres célébraient un nouveau britannisme: multiple, tourné vers l’extérieur, soucieux de tradition mais impatient de se jeter dans l’avenir. Il est vrai que l’austérité postcrise a entamé le moral, mais les médailles remportées par Jessica Ennis, Mo Farah et les athlètes du Team GB ont fait scintiller la route du futur.
On en est loin. La Grande-Bretagne de 2015 est grincheuse et désorientée. L’arrogance dans la diversité a ouvert la voie au populisme anti-immigration du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP).
L’économie récupère bien, plus rapidement que dans le reste de l’Europe, mais on constate un gouffre béant entre les prospères et les défavorisés. Sous la surface, les piliers de l’ancien ordre anglais craquent.
Malgré son choix de l’an dernier de rester dans l’Union, l’Ecosse pourrait tout de même décider d’emprunter son propre chemin. Un abîme politique et culturel s’est ouvert entre Londres et un arrière-pays moins prospère. Tant et si bien que le conservateur David Cameron et le travailliste Ed Miliband découvrent désormais les régions.
Le Royaume-Uni aura rarement été aussi désuni.
La Grande-Bretagne a perdu ses ancrages internationaux. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont perçu un lourd tribut sur la confiance nationale. L’introversion a été renforcée par la nécessité économique de tailler dans les déficits et la dette. Les forces armées sont revenues du Moyen-Orient pour affronter la perspective de budgets militaires réduits.
Face à l’euroscepticisme ambiant, David Cameron caresse l’idée d’un retrait de l’UE, au grand désarroi de ses amis et alliés de l’étranger. Sur les affaires du monde, Ed Miliband se cantonne dans le silence.
Sir John Sawers, le diplomate devenu maître espion qui dirigeait le SIS (Secret Intelligence Service), parle d’une nation se retirant du monde un peu comme les Etats-Unis se sont repliés après la guerre du Vietnam.
Lorsque Poutine envahit l’Ukraine, un haut fonctionnaire américain se demande: la légendaire «relation spéciale» entre Washington et Londres a-t-elle été vidée de son contenu? Il y a un doute réel, pense-t-il, «sur l’engagement et la crédibilité du Royaume-Uni comme partenaire pour maintenir la paix internationale».
Dans d’autres circonstances, les élections du 7 mai auraient peut-être galvanisé la nation au gré d’un solide débat portant non seulement sur l’économie britannique mais aussi sur les moyens de s’adapter à un monde devenu plus précaire, plus hostile. Des élections devraient promettre des visions rivales, des alternatives pour l’avenir.
En lieu et place, la campagne a mis en évidence la dé-connexion entre une politique désuète et les aspirations des électeurs. La société et le politique sont déphasés. Professeur au King’s College, Vernon Bogdanor parle d’une «divergence croissante entre les formes politique et constitutionnelle d’un âge révolu et les réalités économiques et sociales d’aujourd’hui».
Le Labour a perdu ses troupes naguère issues de l’industrie lourde et la carte de membre du Parti conservateur ne confère plus un sceau social aux classes moyennes soucieuses d’ascension sociale.
Orgueil démesuré
Cette année marque le 800e anniversaire de la Magna Carta, le compromis négocié entre le roi Jean sans Terre et le baronnage médiéval, souvent vu comme l’acte fondateur de la démocratie britannique.
Dans leurs moments d’orgueil démesuré, les Anglais vous diront que le règne de la loi fut le cadeau que la Grande Charte a fait non seulement aux contemporains de Shakespeare mais au monde entier. Des commémorations étaient censées célébrer la constance et la pérennité des institutions qui en sont issues.
Or, l’image qu’on en a est celle d’un système politique et de règles constitutionnelles que la modernité a rendues caduques. La Grande-Bretagne a grandi plus vite que sa politique. Durant l’essentiel de la période d’après-guerre, le système bipartisan a produit des gouvernements monocolores stables.
Quand David Cameron s’est vu contraint d’accepter, en 2010, une coalition avec les démocrates libéraux de Nick Clegg, on a pensé à une brève excursion dans la marotte continentale du multipartisme: le système familier du bipolarisme allait revenir dare-dare. Or, les perspectives actuelles laissent entrevoir un nouveau résultat électoral indécis et, au-delà, un système permanent de gouvernements minoritaires et de coalitions.
La tentation est de traiter cette fragmentation comme un phénomène fugace (le Parti nationaliste écossais et les Verts se sont ralliés à l’UKIP pour défier l’ordre traditionnel). A Westminster, les élus blanchis sous le harnais parlent d’une réaction normale à des temps économiquement difficiles et à une génération de politiciens particulièrement ternes.
Ils ont à demi raison. Le niveau de vie a chuté. David Cameron trouvera sa place dans les notes de bas de page des livres d’histoire. Ed Miliband rêve de ce temps mythique où les politiciens de gauche ne devaient pas se compromettre avec l’infâme capitalisme.
Leurs programmes manquent à la fois d’ambition et d’optimisme. De son côté, le parti de Nick Clegg est usé par sa lutte pour survivre: dans les coalitions, il est rare que les petits partis s’en tirent bien.
Courants profonds
Reste que, au-delà des tendances cycliques, des courants plus profonds sont à l’œuvre. Le système bipartisan est victime des bouleversements économiques et sociaux. Comme l’écrit Vernon Bogdanor, «la Grande-Bretagne est en transition entre la société bloquée des années 50, dominée par de vastes agrégats socioéconomiques, fondés sur l’emploi et la caste, et une société socialement et géographiquement plus fragmentée».
En 1951, la Chambre des communes comptait six élus extérieurs aux deux principaux partis, aujourd’hui ils sont 85 (sur 650, ndlr). Les liens fondés sur la classe sociale se distendent et de nouvelles frontières se dessinent entre Ecosse et Angleterre, entre jeunes et vieux, entre nord et sud.
Il fut un temps où une large part de la population «naissait» conservatrice ou travailliste. La Hansard Society, qui réalise des sondages périodiques sur l’engagement politique, affirme que seuls 30% des électeurs admettent une allégeance ferme à un parti. Et que 67% pensent que les politiciens «ne comprennent rien à la vie de tous les jours de gens comme nous».
Les conservateurs sont désormais le parti d’un sud prospère. On ne les déniche plus à Manchester, Birmingham, Leeds ou Newcastle. En dehors de Londres – la capitale défie la plupart des tendances constatées ailleurs –, le Labour se bat pour décrocher plus qu’une poignée de sièges dans les comtés du sud de l’Angleterre.
Pendant plus d’une génération, les conservateurs ont été en difficulté en Ecosse. Aujourd’hui, après avoir perdu en septembre le référendum sur l’indépendance, les nationalistes menacent d’écraser les travaillistes dans la conquête des sièges de Westminster.
Noyaux de privilégiés
Il n’y a pas si longtemps, le parti vainqueur des élections jouissait du soutien de plus de 40% de l’électorat. De nos jours, David Cameron et Ed Miliband ferraillent pour perdre moins lourdement que l’autre et s’échinent à atteindre plus de 30%.
Le défi ne réside pas que dans la hiérarchie habituelle de Westminster. Henry Fairlie, un journaliste qui exerçait dans les années 50, inventa l’expression «the establishment» pour décrire le lien entre traditions, institutions et individus investis de pouvoir au sommet de la société britannique.
Le pouvoir appartenait toujours aux propriétaires fonciers, au Trésor et au Foreign Office, aux banquiers et courtiers de la City, à la BBC et aux barons de la presse, aux évêques et aux juges. Les décisions se prenaient sous les lambris des clubs de Saint-James.
Il existe toujours des lieux où l’ancien régime prospère. Malgré les démêlés au sein de sa famille qui ont fait les choux gras de la presse people, la personnalité rassurante de la reine Elisabeth II est aimée de son peuple et la monarchie fait figure de gardienne de l’unité nationale. Il existe d’autres noyaux de privilégiés: les rédacteurs du manifeste électoral conservateur sont tous, comme
David Cameron, des anciens d’Eton, l’une des écoles les plus coûteuses du Royaume-Uni. Mais, au fur et à mesure que la puissance britannique a décliné, les réseaux de l’establishment se sont affaiblis. Le premier cercle des amis de Cameron exaspère une bonne partie de l’électorat.
Un de ses propres parlementaires le traite de snob ayant perdu de vue les préoccupations basiques du pays. A la suite de la crise financière et d’une série de scandales de blanchiment d’argent et d’abus de confiance, la City est en disgrâce.
L’enquête British Social Attitude Survey rappelle que, en 1983, quelque 90% des électeurs pensaient que les banques étaient des institutions bien gérées. En 2012, le niveau de confiance est tombé à 12%. Côté Parlement, si les Britanniques ont toujours affiché un sain scepticisme à l’endroit de leurs politiciens, il s’est mué en un profond cynisme au fil d’une série de scandales financiers.
A l’Eglise d’Angleterre, les évêques adressent leurs sermons à des ouailles qui se font rares. La presse (qualifiée de quatrième pouvoir au XVIIIe siècle par le constitutionnaliste Edmund Burke) a été méchamment déconsidérée par les révélations sur les écoutes téléphoniques.
Après d’incessantes crises économiques, le Trésor ressemble plus à une Trabant pétaradante d’Allemagne de l’Est qu’à l’image d’Epinal de la Rolls-Royce. Les diplomates du Foreign Office, qui dominaient naguère l’establishment de Whitehall et servaient d’émissaires de l’influence britannique dans le monde, ont été priés de se réinventer un rôle et de jouer les commis voyageurs pour les entreprises du pays.
Ils sont nombreux à adresser un cordial adieu aux bastions autoentretenus des privilèges. Il est passé le temps de la déférence automatique. La corrosion générale de la confiance dans les institutions et les politiciens a eu des conséquences fâcheuses.
Comme ailleurs en Europe, on sent un vide de légitimité que remplissent les antis: antiélite, anti-immigrants et anticapitalistes. Les populistes proposent aux électeurs désenchantés plus de cibles que de remèdes. Cameron et Miliband leur donnent la chasse de droite et de gauche.
La montée du nationalisme en Ecosse et le succès de l’UKIP dans la promotion de l’identité anglaise s’adressent à une union de nations qui a perdu le liant de la britannicité. Certains, à l’instar de l’historienne Linda Colley, affirment que c’était inéluctable.
Après tout, la Grande-Bretagne est un Etat inventé, forgé depuis le XVIIIe siècle par ses aventures impériales, son protestantisme et ses ennemis communs. La suggestion de Vernon Bogdanor est un nouvel ordre constitutionnel, une redistribution des pouvoirs entre les quatre nations de l’Union pour affronter les réalités sociales, économiques et culturelles de notre temps.
Il a raison. La Grande-Bretagne a besoin d’un nouveau mode de gouvernement, d’une nouvelle narration de son histoire qui comprendrait certes le respect dû au passé mais n’en resterait plus prisonnière. Les JO de Londres 2012 ont indiqué la voie à suivre.