Trajectoire. A 77 ans, le plus râleur et comique des gastronomes se dévoile sans fard dans «Une vie de Coffe». Une biographie âpre et lumineuse, où il raconte comment ses séjours en terres jurassiennes ont sauvé l’enfant qu’il était du plus profond désespoir.
On le connaît: Jean-Pierre Coffe fait rarement dans la demi-mesure lorsqu’il s’agit de s’exprimer. Qu’il houspille les dirigeants de l’agroalimentaire, s’emporte contre ses interlocuteurs dans les médias ou s’égosille devant des denrées industrielles peu ragoûtantes, l’homme est toujours pareil à lui-même: passionné, exubérant, excessif.
De ce point de vue là, le style de son autobiographie, Une vie de Coffe, ne détonne nullement avec son image de grande gueule, habitée par d’authentiques mais foudroyantes émotions. Le contenu de l’ouvrage est quant à lui plus surprenant, ou disons plutôt qu’il nous révèle à quel point nous ne connaissions rien de l’histoire personnelle de cet ardent amoureux du goût et de la bonne cuisine.
Pour comprendre l’homme, et la virulence de ses combats, il faut clairement remonter au temps de sa petite enfance en pleine guerre mondiale. A l’heure des tickets de rationnement et de la peur au ventre. A l’entendre dans les médias, on avait visualisé un Jean-Pierre Coffe nostalgique de ses repas de famille d’antan, ces moments rituels autour d’un bon pot-au-feu, le dimanche ou les jours de fête. Quelle erreur!
Rationnement et désamour
D’abord la famille. Quelle famille? Son père meurt alors qu’il n’a que 2 ans et sa mère, qui reprend en main le salon de coiffure, n’a plus de temps à lui consacrer: «Ma famille se limitait tristement à cela, écrit-il.
Un père mort, une mère occupée du matin au soir à raser les militaires en garnison, les éclopés, les infirmes réformés et surtout les vieillards, un grand-père de sang irremplaçable et une vieille dame nourricière.»
Bientôt, sous la menace des bottes allemandes, le petit Jean-Pierre est confié à sa grand-mère, cuisinière chez des aristocrates. Là encore, les souvenirs sont loin de ceux que l’on pourrait imaginer: «J’étais le petit-fils de la cuisinière. Pestiféré. Pendant les repas, j’étais cantonné dans la cuisine.
Ma grand-mère et moi devions manger ce qui restait des plats qu’un coup de sonnette impératif l’obligeait à servir. Quand elle revenait, il ne subsistait qu’un fond de sauce, un os à ronger. Tout était compté au plus juste, les achats contrôlés (…). Ce séjour a été un cauchemar.
J’avais le sentiment que ma grand-mère maternelle ne m’aimait pas, que je l’avais gênée, et surtout privée d’une partie de sa nourriture quotidienne. J’en ai gardé un souvenir cruel.» Les drames de sa vie ne faisaient pourtant que commencer…
De la détresse au bonheur
Jean-Pierre Coffe revient sans détour sur ces épisodes malheureux, comme la tonte publique de sa mère, à la Libération, suspectée d’avoir couché avec l’occupant ou encore le constant dés-
amour de celle-ci, trop occupée à retrouver une vie de femme… «Cela m’a été très difficile d’écrire ce livre, nous confie-t-il au téléphone.
Au bout de 150 pages, j’ai même fait une dépression. Ce sont des souvenirs que j’avais enfouis au fond de moi et, comme quand on éjecte le pus d’un bouton ou d’un furoncle, c’est douloureux.» Pourquoi le faire, alors?
«Il y a un malentendu en ce qui me concerne. J’ai une image de comique, de rigolo et j’avais envie de casser cette image. Même si je suis aussi cet amuseur-là – parce qu’il faut bien camoufler la tristesse de son existence.»
Heureusement, il y a la Suisse. La Suisse qui débarque de manière impromptue dans la vie de Jean-Pierre Coffe et s’y installe durablement. En effet, à la fin de la guerre, alors que le jeune gamin sombre dans le désespoir, il est envoyé dans une de ces nombreuses familles d’accueil suisses, chapeautées par la Croix-Rouge, qui proposaient alors aux veuves de guerre de recevoir leurs enfants, le temps des vacances estivales.
Le petit pupille de la nation atterrit alors chez les Fleury, dans une ferme du Jura suisse, plus précisément dans le petit hameau de Montmelon-Dessous.
Avec une écriture des plus sensuelles, l’homme se met alors à décrire ces scènes de vie paysanne auxquelles il participe. La traite des vaches, la beauté des chevaux, l’odeur du foin, la fraîcheur du ruisseau sur le chemin de la laiterie, à Saint-Ursanne.
A la mesure de ses célèbres coups de gueule, le pourfendeur de la malbouffe s’exclame de bonheur au souvenir de ce «paradis», où tout lui semblait «merveilleux».
«Vous n’imaginez pas combien mon passage chez les Fleury a été déterminant et salutaire dans ma vie! entonne-t-il à l’autre bout du fil. Sans eux, je ne serais pas devenu qui je suis. Ils ont été toute ma vie, ils m’ont tout appris.
La valeur du travail, la qualité de la nourriture, mais aussi l’essentiel, c’est-à-dire l’amitié, la compréhension des autres, le respect, la générosité. Ils n’étaient pas riches, mais m’ont accueilli comme si j’étais leur propre enfant. Cela marque une vie.»
Ce séjour ne dura que deux mois, mais le destin offrit au garçon une belle prolongation, quelques mois plus tard… Après «l’enfer» du pensionnat, une pneumonie le force à partir se soigner dans un préventorium.
Jean-Pierre Coffe repense alors à la ferme des Fleury, et supplie sa mère de les solliciter pour un nouveau séjour. Ils acceptent: «J’avais gagné un an de famille, un an de bonheur, un an de découverte approfondie de la nature en toute saison.»
Leçons durables
La convalescence prend alors des airs d’apprentissage à la vie de la nature. «Là-bas, écrit-il, j’ai pu découvrir l’agriculture, propre, sincère, respectueuse de l’environnement. Tout le contraire du productivisme qui a rapidement envahi nos campagnes.»
Et de préciser au téléphone: «Ce qui était magnifique, dans cette vie à la ferme, c’était cette simplicité, cette communion constante avec les autres, y compris avec les bêtes…»
Silence soudain dans le combiné, et l’homme reprend, la voix éraillée: «Si l’on avait dit aux Fleury qu’il fallait désormais mettre les animaux sur un socle en ciment, que ceux-ci allaient chier partout et devraient dormir dans leur merde, je pense qu’ils seraient morts d’une attaque, les malheureux!»
Et puis: «C’est pas ça, la vie de la nature. C’est pas 100 ou 1000 vaches entassées les unes sur les autres, mais juste une petite vingtaine de vaches, dont on connaît les noms, qu’on aide au besoin et qu’on respecte. Chez les Fleury, jamais un coup de fourche, jamais un coup de bâton, rien de tout cela, mais juste la parole, apaisante, pour les calmer ou les faire venir.»
A l’entendre, on aurait presque l’impression que Jean-Pierre Coffe nous parle encore de lui, et de la tendresse reçue auprès de ces paysans. Passé cette deuxième parenthèse enchantée, Jean-Pierre Coffe doit cependant s’en retourner à sa vie et ses autres douleurs à venir: l’abandon de sa mère, l’avortement de sa femme organisé dans son dos alors, le décès de sa belle-fille, puis les nombreuses faillites en amour comme en affaires.
Mais l’amateur de gastronomie a à présent des convictions vrillées au cœur, comme un tuteur qui l’aiderait à rester debout quoi qu’il arrive: «Les Fleury ont été, tout au long de ma vie, des petits points lumineux qui me guidaient de loin.
Quand je défends l’agriculture ou les bons produits, c’est toujours aux Fleury que je pense et aux leçons qu’ils m’ont données. J’aurais pu être recueilli par des banquiers suisses, ils m’auraient offert une gourmette et une garde-robe d’enfant gâté, et à présent il ne m’en resterait rien. Or, aujourd’hui, il me reste tout, c’est-à-dire l’essentiel.»