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Roberto Saviano: «la Suisse occulte dans la discrétion de son système bancaire un laissez-passer pour les organisations criminelles.»

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Jeudi, 7 Mai, 2015 - 05:59

Propos recueillis parChantal Tauxe et Bruno Giussani

Interview. A l’occasion de sa venue à Lausanne pour le Forum des 100, organisé par «L’Hebdo», Roberto Saviano, l’auteur de «Gomorra», raconte l’emprise de la mafia sur sa vie personnelle, mais aussi sur des économies affaiblies par la crise. Il explique comment la défense de la «sphère privée» a été détournée en Suisse pour protéger les origines de l’argent sale.

C’est un terrible aveu que livre Roberto Saviano: les mafias ont gagné. Elles ont pourri sa vie d’homme comme elles gangrènent nos sociétés démocratiques. L’écrivain et journaliste vit depuis bientôt dix ans sous protection policière, depuis qu’il a décrit dans Gomorra l’implacable réalité de la mafia napolitaine, la Camorra.

Il est amer, mais il ne plie pas. Son dernier livre, Extra pure, dénonce les méfaits de la cocaïne, des cartels sud-américains en passant par les Etats-Unis pour rejoindre l’Europe.

Sa capacité d’indignation, sa plume acérée et lyrique, il les met également au service d’autres causes comme la liberté d’expression ou la défense des migrants, dans ses chroniques hebdomadaires pour L’Espresso. Les mafias ont peut-être gagné, mais lui n’est pas près de se taire et il veut croire, à la suite du juge Giovanni Falcone assassiné, qu’elles finiront par disparaître.

Bonjour Roberto, comment allez-vous?

Je résiste.

Vous vivez depuis des années sous escorte policière. Dans un récent article très personnel, vous disiez que, si vous aviez su à quel point votre vie changerait après la parution de «Gomorra», vous ne l’auriez pas publié. Vous n’avez pas l’impression que cette confession octroie d’une certaine manière une victoire à la mafia?

Voilà bientôt dix ans que je vis sous escorte. Cela signifie que s’il existe des écrivains, journalistes, intellectuels menacés et qu’ils doivent être protégés, les mafias ont de toute façon gagné. Depuis que je suis placé sous escorte, rien n’a changé en Italie.

Quelques arrestations spectaculaires ont permis de crier victoire, mais les mafias restent des organisations très puissantes dans leurs segments militaire et surtout économique. Avec la crise économique plus que jamais.

Vous aviez 26 ans quand vous avez commencé à vivre sous protection. Pourtant, certains des éléments décrits dans «Gomorra» avaient déjà été consignés précédemment dans des procès-verbaux d’audiences, des articles de presse locale, etc. Pourquoi, selon vous, la Camorra a-t-elle réagi si violemment contre le livre – et contre vous, son auteur?

Parce que les informations parues n’avaient jamais percé le mur de l’indifférence et du silence qui entoure la rubrique des faits divers. Celle-ci n’intéresse que les personnes concernées. Les organisations criminelles n’ont pas peur de moi ni de mes mots en tant que tels, mais des lecteurs, des millions de lecteurs qui se les sont appropriés.

Vous parlez de la «machine à fabriquer de la boue», du fait que la menace essentielle n’est pas physique mais celle qui attaque la crédibilité et la réputation des – disons – passeurs d’information. Expliquez-nous ça.

Quiconque s’est penché sur les mafias de mon pays – mais pas seulement, cela fonctionne partout de la même manière même si, en Italie et au Mexique, cela saute davantage aux yeux – a été annihilé pendant des années par la diffamation et la calomnie avant d’être physiquement éliminé, assassiné.

Faire perdre la crédibilité, donc la proximité avec l’opinion publique, est la première étape visant à isoler ceux qui dénoncent les pouvoirs criminels. Sans la protection des lecteurs, des gens qui écoutent tes mots et se les approprient, sans tout cela, tuer devient extrêmement facile. Mais parfois même inutile.

Les mafias l’emportent quand la société civile devient leur mégaphone. «Elle nous coûte combien, ton escorte?», «Tu dénonces dans ton intérêt, tu dénonces pour vendre des livres», «Tu diffames ton pays»: toutes ces affirmations sont en apparence inoffensives, mais elles visent à saper la crédibilité de ceux – policiers, magistrats, journalistes ou écrivains – qui sont résolus à se pencher sur certains pouvoirs.

Nous vous avons invité au Forum des 100 pour parler de la corruption et de la violence liées au marché de la drogue; de la manière dont les capitaux du crime non seulement infiltrent le système économique légal mais aussi corrompent le système politique. Quelle est votre thèse?

En fait, je crois que cette évolution est déjà devenue réalité. Les capitaux criminels ont désormais compromis l’économie légale et assujetti le système politique. Il est ardu de combattre un secteur économique si, en temps de crise, il constitue une ressource, peut-être la seule ressource possible.

C’est ainsi que les capitaux du crime, issus du narcotrafic, du racket, de l’usure, de la prostitution, des jeux de hasard, sont blanchis dans des centaines d’entreprises en souffrance, étranglées par une économie asphyxiée.

Vous attendiez-vous à un accueil semblable pour votre dernier livre «ZeroZeroZero» («Extra pure» en français)?

Franchement, je ne m’attendais pas à un tel enthousiasme. En France, ce fut incroyable: d’abord numéro un des ventes, puis le prix Lire de la meilleure enquête. J’avoue avoir été frappé par l’attention des lecteurs et des critiques pour Extra pure.

D’une part, cela démontre que la perception du phénomène criminel est devenue concrète et qu’il n’est plus un monde obscur auquel il est difficile de donner un nom. D’autre part, cela indique qu’entrer dans certains univers est devenu un moyen de comprendre la réalité.

Dans le livre, vous décrivez des scènes de violence et de cruauté incroyables. Vous suscitez à coup sûr l’indignation des lecteurs. Pensez-vous que cela contribue à une prise de conscience?

Oui, absolument. Il n’y a aucune volonté de léser la sensibilité du lecteur mais uniquement le besoin de raconter ce qui se passe effectivement. On tue de la manière la plus cruelle pour les raisons les plus futiles. Parfois dans un but purement publicitaire.

Ce que je voulais faire comprendre, c’est que tout comporte des conséquences et que tout est lié. L’achat d’un gramme de cocaïne à Genève, Paris, Rome ou Londres porte le fardeau des guerres entre narco­trafiquants au Mexique, en Colombie et au Honduras; des homicides dans les banlieues de Naples et de Marseille; de la mort des personnes impliquées mais aussi de tant d’innocents.

Vous considérez-vous comme un écrivain ou un journaliste? Les premières pages de «ZeroZeroZero» sont très littéraires, fascinantes. «Gomorra» a été décrit comme un roman de non-fiction…

Je me considère comme un écrivain, même si c’est vraiment en étant hybride, bâtard que je trouve ma mesure idéale: conteur à la télévision, éditorialiste dans les journaux.

Mes livres sont eux aussi des créatures bâtardes, à la fois fiction et non-fiction, qui racontent la réalité jusque dans les moindres détails et y ajoutent des éléments littéraires. C’est l’environnement dans lequel j’entends me mouvoir, un terrain fertile et plein de stimulation.

De votre livre «Gomorra» ont été tirés un film, une pièce de théâtre, une série TV exportée dans 60 pays et considérée par la critique comme la meilleure série italienne jamais vue. Elle se caractérise par le fait que, à la différence d’autres séries policières, elle n’est pas centrée sur l’affrontement entre le bien et le mal. Il n’y a pas de policier-héros, pas de juge courageux. Expliquez-nous cela, pour ceux qui ne l’ont pas encore vue.

Nous ne voulions pas que la série Gomorra crée de l’empathie, et l’absence de héros positifs est dictée par la prise de conscience que, pour les organisations criminelles, il n’existe rien d’autre que leur univers. Tout le reste n’est qu’incident. Les forces de l’ordre et la société civile servent à atteindre leurs buts.

Ce sont des pions utiles ou des obstacles inutiles et, dans la série, nous les avons décrites en tant que telles: des éléments à corrompre ou à éliminer. Nous voulions que n’émerge qu’un seul point de vue: le leur.

Nous voulions que se manifestent une fois pour toutes les seules dynamiques de leur univers et, pour y parvenir, nous avions besoin que le spectateur devînt un observateur froid, n’éprouvant de l’empathie pour aucun des personnages, tous monstrueux, chacun à sa façon.

A vous entendre, il est clair que vous aimez l’Italie mais – c’est notre impression – un peu comme un amant trahi, fâché des occasions perdues, les hypocrisies, le vain manège
du système politique. Parlez-nous un peu de votre rapport à l’Italie aujourd’hui.

Il ne fait aucun doute que j’aime l’Italie. Ma déception – et ma colère – est due à une classe politique entièrement ensablée, à une société immobile qui n’a rien d’une méritocratie; aux occasions perdues et à celles jamais créées; aux mensonges, aux impostures, aux proclamations, aux fausses solutions à de vieux problèmes; à l’irritation croissante d’une société civile qui ne croit plus aux promesses, qui se sent trompée, escroquée par tout le monde; qui n’est plus disposée à comprendre, à accueillir, à éprouver de l’empathie; qui n’a plus confiance en ses propres capacités.

A votre avis, la crise économique et le chômage ont-ils réduit la sensibilité envers les mafias et la criminalité organisée en Europe?

Bien sûr, les problèmes sont liés mais la perception consiste à se dire qu’en s’occupant des mafias on soustrait des ressources à ce que l’on considère comme les vraies priorités de l’heure.

Pour des raisons de sécurité, vous apparaissez relativement peu en public. Pourquoi avez-vous choisi de venir en Suisse et de témoigner au Forum des 100?

Parce que la Suisse est un pays où il n’est pas évident d’aborder le thème du crime. C’est un pays contrôlé, sûr, mais qui occulte dans la discrétion de son système bancaire un laissez-passer pour les organisations criminelles. La Suisse applique à l’Europe et aux Etats-Unis deux politiques différentes.

Après l’enquête lancée par le sénateur Levin, les contrôles effectués pour les Américains se sont faits transparents, parce qu’il est devenu évident que, parfois, le secret bancaire ne sert plus d’instrument légitime de protection de la sphère privée mais de moyen de protéger les origines de l’argent sale.

L’an dernier, la police suisse a arrêté une dizaine de membres d’une cellule de la ‘Ndrangheta après avoir filmé à Frauenfeld une réunion clandestine qui semblait tirée tout droit du film «Le parrain». Quelle est la réalité de la présence des mafias en Suisse?

Les organisations criminelles sont présentes en Suisse sous la forme de capitaux recyclés. Des phénomènes tels que les rites initiatiques sont toujours plus fréquents en Italie du Nord et en Europe. Ils montrent comment la ‘Ndrangheta tend à recréer partout les structures qui sont les siennes sur sa terre d’origine, la Calabre.

Une tragédie est en cours en Méditerranée. La tentation de l’Italie et de l’Europe est de boucler leurs frontières. Mais, ces derniers mois, vous vous êtes beaucoup engagé pour la défense des migrants. Pourquoi?

Parce qu’ils constituent une ressource. Parce qu’il n’existe pas de sociétés qui ne soient pas multiculturelles. Parce qu’on parle de vies humaines – surtout pour cette raison – et parce que ce sont des personnes qui risquent tout pour chercher des chances de vivre.

Parce que nous autres Italiens avons connu le désespoir et que nous avons émigré; parce que nous avons été maltraités ou alors accueillis; parce que nous avons – ou devrions avoir – dans notre ADN la capacité de comprendre le désespoir et d’organiser un accueil convenable.

Nos confrères de l’hebdomadaire «L’Espresso» ont récemment publié une ixième enquête sur la mafia: elle tue moins mais son impact économique s’amplifie et, avec lui, la corruption. Pensez-vous que l’Italie en aura un jour fini avec la mafia?

Giovanni Falcone, le juge antimafia assassiné par Cosa Nostra en 1992, disait qu’en tant que phénomène humain la mafia était destinée à disparaître. Je voudrais que ce soit vrai.

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Francesco Zizola Noor
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