Marcela Iacub
Essai. Le désir de s’informer traduit le sentiment d’appartenance à la collectivité. C’est pourquoi la désaffection du public pour l’information est un signe funeste, analyse notre chroniqueuse Marcela Iacub.
Emile Durkheim avait remarqué que pendant les grandes crises collectives – guerres, coups d’Etat et autres – les gens se suicident moins. A ses yeux cela s’expliquait par le fait que pendant ces périodes terribles les individus se sentaient rattachés à la société davantage que dans les périodes dites normales. Le même diagnostic pourrait être avancé pour la vente des journaux. Cette dernière explose dans les périodes de grande crise comme celle qu’a traversée la France après les attentats de janvier 2015. Toutes les explications que l’on donne d’habitude à propos de la désaffection du public envers la presse ont été mises à mal. La population cherchait à s’informer au plus près de ce qui venait de se passer. Comme si, d’une certaine manière, aussi bien le désir de vivre que celui de s’informer relevaient du même ressort: de l’intensité du sentiment d’appartenance à la collectivité.
Fragilité du système
Toute la question est de savoir de quelle manière un tel sentiment peut être éveillé en dehors de ces grandes crises souvent malheureuses qui traversent nos sociétés. Ou peut-être devrions-nous poser cette question autrement: comment cela se fait-il que la démocratie ne suffise pas à éveiller ces sentiments d’appartenance? Car, dans un régime politique dans lequel le peuple est maître de son destin, un tel sentiment devrait exister non seulement pendant les périodes de crise majeure mais tout le temps. Et cela dépasse bien évidemment la question des élections politiques ou des consultations populaires. Car ces moments-là sont décisionnels alors que la démocratie est un processus continu de formation de la volonté collective. En bref, il se peut que la désaffection du public pour la presse – phénomène qui touche aussi les autres médias dont la radio et la télévision – soit liée à une crise de la démocratie. La montée des partis et des idées d’extrême droite en Europe n’en est-elle pas une preuve flagrante?
On rétorquera que si le peuple décide de voter pour de tels partis ou pour les idées qu’ils véhiculent, on ne sort pas pour autant de la démocratie. Voilà une théorie fausse dont les années 30 ont montré le terrible danger. Car la démocratie est fondée sur deux principes majeurs: l’égalité et la liberté. L’emploi de procédures telles que les élections pour priver d’égalité une partie des habitants d’un pays au nom de leurs origines, de leur religion ou de leurs comportements est un détournement dont le but est de miner à plus ou moins long terme l’ensemble des droits et des libertés démocratiques. Alors que le pari d’un tel régime est de chercher à transformer les formes d’organisation de la société sans faire appel à la violence et sans exclure quiconque. Plus encore: en incluant même ceux qui pensent à l’opposé des majorités voire qui agissent contre la loi. N’est-ce pas pour cela que l’on ne doit pas punir n’importe comment les criminels et les délinquants? Lorsque les peuples, au lieu de lutter pour la conquête de nouvelles libertés, cherchent à en finir avec l’égalité, la démocratie est en danger. Car l’histoire a montré que l’exclusion des minorités n’est que la première étape de la volonté des masses d’être exclues de l’aventure démocratique et de leur désir de se parer de dictateurs et de vérités officielles.
Comme si acheter un journal était l’expression d’une foi dans un régime politique fragile. Un régime qui, loin d’être une donnée acquise, peut disparaître par les procédures décisionnelles dont il dispose. Et sans que nous nous en rendions compte.