Propos recueillis par Romain Leick
Interview. Qu’est-ce qui anime les meurtriers en série, les forcenés, les terroristes de l’Etat islamique? Et pourquoi, à l’instar du Norvégien Anders Breivik, rient-ils de leurs forfaits? Parce que ces gens éprouvent du plaisir à tuer, affirme l’expert en histoire culturelle Klaus Theweleit.
Le copilote Andreas Lubitz n’a pas ri pendant les minutes où il conduisait 149 passagers à la mort, à bord de son Airbus de Germanwings. Pourtant, il est incontestablement un meurtrier de masse.
Il n’a pas ri. Il n’a rien dit du tout. Il lui manque la marque caractéristique du tueur. Rien n’indique qu’il ait pris plaisir à son acte. Le suicidaire n’est pas triomphant. Le tueur, en revanche, triomphe. Il sourit, rit et vocifère.
Mais il a voulu que le monde entier assiste à son geste. Il a mis la mort en scène.
C’est le seul élément qui le relie aux tueurs qui font l’objet de mon travail: il expose son acte. L’exposition de la violence, afin qu’autant de monde que possible en soit terrifié et le revive, alimente le rire du vrai tueur. Car il se voit en général comme une sorte de thaumaturge, comme un sauveur des mondes et des civilisations. Leur proto-type est le Norvégien Anders Breivik, qui a sévi le 22 juillet 2011 près d’Oslo, où l’organisation de jeunesse des sociaux-démocrates norvégiens tenait son camp d’été, faisant 77 morts et 151 blessés.
Breivik a continué de sourire pendant son procès. Pourquoi le rire est-il si important pour les tueurs?
Le rire est le signe ostensible du sentiment de triomphe du tueur. Des régimes du genre de celui d’Assad cachent et taisent la terreur qu’ils exercent. Mais les groupes de tueurs aux ambitions de suprématie, comme le prétendu Etat islamique, font le contraire. On retrouve sans cesse dans l’histoire l’assassinat festif, comme les Corps francs allemands en 1920, les SS, les tueurs de communistes en Indonésie, les Khmers rouges au Cambodge, les escadrons de la mort au Guatemala, les enfants soldats en Afrique centrale, les milices hutues au Rwanda, les mercenaires de l’EI en Irak et les adeptes de Boko Haram au Nigeria. Les témoins oculaires rapportent que les tueurs rient, le massacre est un facteur de bonne humeur. Mais les analystes ne le voient apparemment pas, car cette monstruosité les dépasse.
Une internationale du rire assassin, il y a de quoi tomber à la renverse!
Breivik se dresse devant un ado de 14 ans, lui tire une balle dans la tête à moins d’un mètre et rit. Du coup, on pense qu’il est fou, ce qui est une réaction compréhensible. Mais elle n’explique rien. Le rire répétitif des tueurs amène une autre question: qu’est-ce que ce rire qui nous semble si inconvenant? Parler d’un rire démoniaque est aussi une réaction de défense. L’invocation du démon est censée expliquer l’inexplicable. Or, Breivik s’est présenté devant le tribunal en orateur pleinement rationnel, fondant ses thèses anti-islamiques sur des statistiques. Sa plaidoirie se résume en une phrase: la Norvège est menacée de disparaître.
Mais cette idéologie ne suffit pas à expliquer le passage à l’acte, au massacre de sang-froid sourire aux lèvres.
Les deux vont ensemble. Le rire exprime une joie directement liée à l’acte. Au tribunal, Breivik sourit toujours, mais ça n’a plus rien à voir avec son rire jubilatoire au moment de tuer. C’est le sourire de celui qui sait tout mieux que la juge et les psychiatres. A la Cour pénale de La Haye, les Bosno-Serbes Radovan Karadzic et Ratko Mladic se sont comportés de la même manière.
Ils se sentaient dans leur droit parce qu’ils accomplissaient une mission historique?
Le caractère spectaculaire des actes de violence dévoile la double face du travail du tueur: il anéantit la victime et stimule le tueur. La violence est une performance globale, un mélange calculé d’enseignement, de théâtre et d’exécution d’un crime, par lequel le tueur accède à un statut de criminalité divine. Du coup, il rit de toute autre espèce de juridiction. Il ne porte pas de responsabilité individuelle.
Breivik n’agissait pas sur ordre…
Il serait pourtant tout faux de le considérer comme un tueur solitaire. Il se sent un élément d’une armée de héros dispersés dans toute l’Europe, membre d’une élite de croisés résolus à éradiquer la menace islamique de l’Occident. Breivik ne se présente pas comme un individu mais comme un élément d’une confrérie internationale, les Templiers, au nom de laquelle il commet son massacre. Sans elle, il ne serait rien. De la même manière, les séides de l’EI se réfèrent à leur foi, à laquelle ils doivent obéir. Idéologie, religion, foi confèrent le droit de tuer, d’éliminer ceux qui font partie d’une forme d’existence inférieure. Les parasites, les nuisibles, les insectes doivent être supprimés. Les SS tuent au nom de la race, l’EI au nom d’Allah, les Templiers au nom de la chrétienté. Les Hutus du Rwanda traitaient de cafards les Tutsis qu’ils massacraient. Pour moi, Breivik est un combattant SS autonome. Avant que les SS ne deviennent dans l’Allemagne nazie un élément officiel du pouvoir de l’Etat, ils étaient simplement une espèce d’ordre templier. Les fascistes de tout pays et de toute culture, les SS universels, les hommes soldats accomplis sont toujours nés par la violence, prévus pour supprimer d’autres vies. Dans leur esprit, les tueurs de masse ne se voient pas malades mais grandioses; ils ne sont pas des patients mais des thérapeutes.
Pour ce type de criminels, l’idéologie est-elle le moyen d’atteindre un but, une condition nécessaire mais pas suffisante?
Parmi les personnes stables, qui ont grandi dans des relations relativement solides, dont on s’est affectueusement occupé durant l’enfance dans des groupes de jeunesse, à l’école, dans des associations, qui se sont trouvés plus tard dans des relations de travail, d’amitiés et d’amour, on en trouvera très peu qui éprouvent cette sorte de joie à tuer. Derrière le tueur qui rit, il y a toujours, dans une certaine mesure, une histoire d’identité abîmée. Pour reconstituer cette identité fragmentée, il faut la faire entrer dans une grande organisation, dans l’ordre supérieur.
Breivik croit toujours en son armée, réelle ou imaginaire, de chevaliers
Oui. L’organisation supérieure permet ou suggère même l’acte de tuer, elle supprime la faute et la responsabilité, elle permet de faire la démonstration du pouvoir.
Pour faire leur démonstration de force, les tueurs recourent aussi à leur sexualité. Pour eux, les viols sont une arme de guerre.
Dans toutes les guerres, les soldats violent systématiquement. La question sans réponse est celle-ci: pourquoi et comment peut-on avoir une érection face à une femme que l’on veut ou que l’on doit violer? Dans la vie civile, il en va différemment: on n’a pas une érection sur commande. On peut tuer sur commande, pas baiser. En tout cas, ce n’est pas à la portée de tout le monde. Mais manifestement de beaucoup.
Ce ne sont pas des actes sexuels, mais des actes d’anéantissement réels ou symboliques.
C’est plus que symbolique. Prenez l’enfant soldat africain qui taillade un prisonnier à coups de machette. Ses camarades, qui le regardent faire, l’encouragent en riant jusqu’à ce que, au coup de grâce, il obtienne une érection. Cela signifie qu’il a été dressé à faire de la mort un acte jouissif.
Les motivations politiques ou religieuses de la violence signifient-elles qu’en chacun de nous sommeille un fasciste en puissance?
Pas en chacun de nous mais en bon nombre d’entre nous, surtout parmi les jeunes hommes de 15 à 35 ans. Chez les nazis, c’était d’ailleurs l’âge où ils se déchaînaient le plus. Les nazis se sont toujours définis comme une organisation de jeunesse.
Le tueur qui s’esclaffe est-il une manifestation pubertaire, le djihad une révolte d’ados?
Des théoriciens tels que l’expert français de l’islam Olivier Roy comparent l’EI, et la force d’attraction qu’il exerce sur de jeunes musulmans d’Occident, à l’élan révolutionnaire d’un mouvement de jeunesse, analogue à celui de mai 68, dont sont issus des groupes radicaux comme la Rote Armee Fraktion. C’est exagéré. Mais le fait est que les jeunes hommes sont plus sujets aux expériences extrêmes au sein d’un groupe. C’est l’âge où ils sont le plus menacés par le suicide. Ils sont nombreux à se sentir paumés. Mais avec leur désarroi pubertaire augmente également l’idéologie du héros, le besoin d’être grandiose.
Ils voient aussi qu’on peut se gagner le respect par la supériorité physique.
Et que, du coup, on peut enfin distancer les filles qui, jusqu’alors, se montraient en général meilleures à l’école. Quand leurs seins poussent, les filles ne peuvent plus se mêler aux chamailleries des garçons, la prise de pouvoir physique est l’affaire des garçons et le meurtre physique est aussi, au bout du compte, une affaire masculine.
Nous tentons sans cesse d’identifier un élément déclencheur au départ pour le djihad: socialement mal intégré, sans formation, relation au père mal vécue. L’attrait du djihad est-il une manière de compenser l’exclusion sociale?
La violence naîtrait de la pauvreté? Non. C’est lacunaire. La moitié de l’humanité renforcerait les rangs des tueurs rieurs. La pauvreté et la précarité sociale peuvent contribuer à ce que l’on perde pied dans la société, que l’on ne voie pas d’autre issue que de se joindre à un groupe de pouvoir. Pour un garçon désireux de s’en sortir, il est plutôt insupportable d’avoir un père prescripteur, qui accompagne peut-être ses ordres de coups, mais qui est un zéro dans la société. Pour l’un ou l’autre, la dégradation sociale peut être déterminante, mais pas forcément. La plupart des gens vivent des avanies de toute sorte et beaucoup d’entre eux ne s’en sortent pas. Ils ne deviennent pas des tueurs pour autant.
Au fond, peut-on établir un profil psychologique du tueur jouisseur? N’y a-t-il pas des facteurs inexplicables?
Il reste toujours une part inexplicable, la réduction à une sorte de sentiment d’impuissance, ce qui n’est pas si mal. Pour quelqu’un qui a appris à la gérer, l’impuissance peut être un bon sentiment. Lorsqu’on reconnaît ses propres impuissance et limite sociales, on ne revendique pas sans cesse d’être un héros, le plus grand, le tout-puissant. La réappropriation de son Soi peut être un bon moyen d’écouter les autres et de trouver le juste équilibre pour soi-même. Ceux qui entretiennent leurs fantasmes de grandeur auront toujours de la peine à entrer en relation avec les autres. L’autoglorification est excluante.
L’héroïsme est une étiquette qui fait miroiter l’invulnérabilité?
Le rire est censé montrer l’invulnérabilité du tueur face aux regards extérieurs. Au sein du groupe, le soldat se sent par principe immortel. Le corps recomposé de l’homme soldat, du tueur, est inattaquable même pour ceux qui ont tiré la mauvaise carte et sont, à l’instar de certains djihadistes, condamnés à l’attentat kamikaze: dans l’au-delà ils devront se contenter d’éclater de rire.
La mort ne fait plus peur?
Dans une situation de combat, justement, le rire est aussi une défense contre ses propres peurs. Mais le fait de vivre la menace de la mort augmente la disposition du groupe à la violence. La mort touche l’un, l’autre continue à donner la mort. Le camarade tué est vengé. Il poursuit sa marche en avant «en esprit» et fait de celui qui vit toujours un survivant héroïque hilare.