Décodage. Une plus grande part de la redevance pour les télévisions privées: c’est ce que prévoit la nouvelle loi sur la radio et la télévision. Une manne inespérée pour ces chaînes qui se distinguent par leur dynamisme mais accumulent les déboires financiers.
Qu’ont fait les enfants de la crèche du Chaudron magique pendant les vacances de Pâques? Ils ont peint une fresque pour redonner des couleurs au passage sous voie de la rue Nicole, à Corcelles (NE). Le sujet, filmé avec entrain, figure entre un zoom sur la récolte de signatures pour la fusion des communes de La Béroche et la présentation d’un festival de rock à Cormoret.
En ce jeudi soir, le journal d’information de la télévision neuchâteloise Canal Alpha n’éveillera probablement pas l’intérêt des Fribourgeois ou des Lausannois. Mais ceux du cru, eux, répondent présent. Avec son heure de programmes diffusée en boucle, la chaîne attire en moyenne 50 000 téléspectateurs quotidiens. Du côté de Genève, un peu plus tard le même soir, Pascal Décaillet lance ses piques aux candidats aux élections municipales dans l’emblématique émission de débat Genève à chaud sur Léman Bleu. Un rendez-vous également apprécié: 54 000 personnes regardent chaque jour l’antenne genevoise.
On est bien loin des quelque 300 000 téléspectateurs simultanés du 19h30 de la RTS, mais les chaînes régionales, souvent moquées pour leurs productions low cost, ont trouvé leur public. «Il existe un appétit pour l’information locale, constate Isabelle Dufour, responsable de l’audiovisuel au Centre de formation au journalisme et aux médias (CFJM), à Lausanne. Coller au terrain répond à une demande. Si l’on parle du prix du lait, les téléspectateurs préfèrent voir un reportage chez un paysan affecté que la réaction d’un politicien à Berne. Avec pas mal de fraîcheur et de débrouillardise, même si la qualité n’est pas toujours à la hauteur, ces télévisions couvrent des événements qu’elles sont les seules à pouvoir relater.»
«Echec économique»
Cette mission d’information locale, elles l’accomplissent avec le soutien de la Confédération. Dans tout le pays, 21 radios et 13 télévisions privées reçoivent 54 millions de francs, soit 4% du 1,3 milliard de francs de la redevance. En Suisse romande, cinq télévisions profitent de la manne: Léman Bleu, La Télé, Canal Alpha, Canal9 et TeleBielingue. Avec des budgets oscillant entre 3 et 8 millions de francs, le poids de la redevance dans leur financement peut atteindre 70%, le même ordre de grandeur public-privé qu’à la SSR. Et la révision de la loi sur la radio et la télévision (LRTV) prévoit d’augmenter encore ce soutien: la somme annuelle pour les diffuseurs privés augmenterait de 54 à 81 millions de francs (6% du total de la redevance) par an. Le projet comprend aussi 45 millions de francs (des excédents du passé) supplémentaires pour la formation et pour financer le passage au numérique.
Une bouffée d’air frais. Car, malgré leurs audiences honorables et les subventions, les télévisions locales de Suisse romande accumulent les déboires (lire ci-contre). «Du point de vue économique, les chaînes régionales sont un échec», assène René Grossenbacher, directeur de Publicom, un institut de recherche zurichois spécialisé dans les médias. Dans un rapport publié début 2014, Publicom indiquait que la moitié des télévisions privées étaient sous-financées ou surendettées. «Les moyens dont nous disposons nous permettent juste de survivre, indique Marcello Del Zio, directeur de Canal Alpha. Nous sommes limités si nous voulons lancer un nouveau programme ou investir dans du matériel. Lorsqu’il faut financer des évolutions technologiques, qui sont souvent coûteuses, nous nous mettons en péril.»
Manque de coordination
Sur le plan publicitaire, la branche affronte une intense concurrence. Le gâteau se partage entre un nombre d’acteurs toujours plus important: chaînes romandes privées comme Rouge TV ou Be Curious TV, mastodontes français (TF1, M6) qui diffusent depuis quelques années des fenêtres publicitaires suisses… Un phénomène qui s’ajoute à une stagnation des dépenses des annonceurs. Selon l’institut zurichois Recherches et études des médias publicitaires (REMP), les recettes publicitaires des télévisions privées ont ainsi baissé de 8,7% entre 2012 et 2013, à 74 millions de francs.
Le positionnement des télévisions privées joue évidemment un rôle: elles intéressent surtout une clientèle de PME régionales pas forcément enclines à investir dans des spots lourds à mettre en place. Mais elles paient aussi leur manque de coordination au niveau national. «Elles se vendent mal, alors qu’elles ont des atouts, estime Patrick Zanello, Head of TV chez Publicitas. Environ 80% des achats sont concentrés à Zurich, c’est là-bas qu’il faut exister pour capter les annonces de la grande distribution ou des banques! Elles devraient prendre exemple sur leurs consœurs alémaniques, qui sont regroupées depuis longtemps pour la vente de publicité avec de bons résultats. Mais elles ont de la peine à se fédérer.» Le spécialiste évoque même la possibilité d’une alliance des télévisions des différentes régions linguistiques pour créer une «offre nationale puissante».
Pour le reste, difficile de tirer des conclusions générales, car chaque chaîne possède ses spécificités. Certaines subissent les répercussions de choix éditoriaux qui leur ont coûté cher: en dépassant le créneau du local pour proposer des talk-shows et des émissions de divertissement, elles se sont vu vertement sanctionner par le public. «Tenter de rivaliser avec la RTS sans avoir les mêmes moyens n’est pas une bonne idée», constate Isabelle Dufour, du CFJM. D’autres rencontrent des difficultés liées à leur structure ou à leur management. Sous la pression financière, les télévisions privées peinent par ailleurs à s’affranchir des liens étroits tissés avec leurs autorités locales et leurs sponsors. Autre souci constaté: les petites chaînes n’arrivent pas toujours à retenir les journalistes qu’elles ont formés, happés par la grande maison RTS.
«Grandes incertitudes»
Dans ce contexte, la perspective des millions supplémentaires de la nouvelle LRTV – dont l’entrée en vigueur est prévue mi-2016 en cas d’acceptation de la votation – est accueillie avec soulagement. «Ce sera une augmentation substantielle au regard des chiffres d’affaires des télévisions locales, note Marc Friedli, de Telesuisse. Si elles font leur travail correctement et, si les règles du jeu ne changent pas, cela devrait suffire pour assurer leur avenir.»
Le directeur de Canal9, Vincent Bornet, se réjouit d’un «symbole fort», qui reconnaît l’apport des chaînes privées dans le paysage médiatique et leur «mission de service public de proximité». «Cette réforme nous donnera la possibilité d’évoluer et de consolider notre modèle.»
Mais le répit pourrait n’être que de courte durée. Les regards se tournent déjà vers la prochaine échéance: 2019 et la remise au concours des concessions. En 2008, l’exercice s’était soldé par un vaste remaniement qui avait provoqué la colère. «Nous ne connaissons pas les projets du Conseil fédéral et de l’Office fédéral de la communication à ce sujet, indique Marc Friedli, de Telesuisse. Mais nous partons du principe que le nombre de concessions et les zones de desserte demeureront intacts.» Markus Böni, le directeur des programmes de TeleBielingue, s’attend pour sa part à des changements. «De grandes incertitudes planent sur la branche. Les nouvelles concessions devront répondre à un enjeu primordial: trouver un équilibre entre le système actuel et la montée en puissance de l’internet et des réseaux sociaux. Les évolutions techniques sont tellement rapides que nous nous préparons à toutes les éventualités. Peut-être que certaines chaînes disparaîtront.»
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