Pascale Hugues
Un débat virulent déchire l’Allemagnetout entière autour de la reconstruction du Stadtschloss, témoin d’une beauté passée pour les uns, symbole de nostalgie malsaine pour les autres.
Surtout ne parlez pas du Stadtschloss! Pas un mot! Le château est un pétard jeté dans l’agencement courtois de la conversation, la garantie que le dîner se termine dans la zizanie. Depuis vingt ans, le débat sur la reconstruction de toutes pièces de la résidence des Hohenzollern échauffe les esprits.
Au bout d’Unter den Linden se dressait, avant la guerre, le château baroque de la famille royale de Prusse. Son dernier locataire, l’empereur Guillaume II, fut chassé par la révolution en novembre 1918 et mourut en exil aux Pays-Bas. Bombardé par les Alliés en 1943, le château, très abîmé, est dynamité en 1950. Seules quelques statues et ornements de pierre sont sauvés à la dernière minute. Le dirigeant communiste Walter Ulbricht, pressé d’effacer toute trace de l’hégémonie prussienne, veut faire de la place pour une esplanade réservée aux parades du communisme triomphant, un pendant à la place Rouge à Moscou. En 1976, Erich Honecker inaugure sur le terrain du château le Palais de la République, un colosse d’acier et de verre fumé orangé où siège le Parlement de la RDA et où sont organisés des événements populaires. Il sera rasé en 2006, officiellement parce qu’il est truffé d’amiante. Cette décision déclenche un tollé de protestation chez les Allemands de l’Est, qui perdent un témoin de leur histoire.
S’agripper au passé
Dès le mur tombé, Wilhelm von Boddien, entrepreneur de Hambourg dont la famille noble a été chassée par l’armée rouge de ses terres de Poméranie, n’a plus qu’une idée en tête: reconstruire le château en se fondant sur d’anciens dessins et sur de vieilles photos. Un débat virulent pour ou contre déchire l’Allemagne tout entière. Pour: ceux qui espèrent restituer à Berlin l’élément clé de son centre historique et sa beauté passée. Contre: ceux qui dénoncent cette nostalgie malsaine pour la monarchie et l’absurdité de cette copie digne d’un décor de Disneyland, un faux tout juste bon à berner les touristes japonais. Mais pourquoi donc, au lieu d’oser une architecture contemporaine, s’agrippe-t-on ici au passé?
Pour permettre aux passants de se faire une idée concrète de son vieux rêve, von Boddien finance grâce à des sponsors et à des dons privés une simulation en dimensions réelles. Dix mille mètres carrés de façade sont peints à la main sur des pans de tissus hissés le long d’échafaudages en 1993-1994. Ce gigantesque trompe-l’œil décroche une entrée dans le Guinness Book des records. Le terrain appartient à l’Etat, qui lance deux concours architecturaux internationaux. Ils n’aboutissent à rien.
Le projet menace de s’enliser… Jusqu’à ce qu’en 2002 le Bundestag vote la reconstruction à une confortable majorité. Coût estimé du projet: 590 millions d’euros. Mais Gerhard Schröder, chancelier social-démocrate de l’époque, remet d’emblée les pendules à l’heure: je ne peux pas d’un côté mettre en place Hartz IV, une réforme drastique de l’assurance chômage, et de l’autre débloquer des sommes faramineuses pour financer à moi tout seul la construction d’un château. Il est finalement décidé que l’Etat fédéral mettra 478 millions d’euros et Berlin, déjà surendetté, 32 millions. Une collecte de fonds privés lancée par Wilhelm von Boddien, président de l’association des amis du château devrait, espère-t-on, rassembler les 80 millions nécessaires à la construction des façades. Premier à ouvrir son portefeuille: Henry Kissinger, juif allemand émigré aux Etats-Unis.
Rebondissements hilarants
La never-ending story du financement du château connaît des rebondissements à se tordre de rire. Parce que tout le monde doute que ce projet gigantesque soit finançable par ces temps de crise, le ministre de la Construction et des Transports, un Bavarois, fait cette proposition surréaliste: pourquoi ne pas, pour limiter les coûts, renoncer à construire la coupole baroque du château? Avec l’argent économisé, on pourrait bâtir 8 kilomètres d’autoroute à quatre voies. Sauf que le Stadtschloss sans coupole, c’est un peu comme la tour Eiffel sans la flèche ou les Houses of Parliament sans Big Ben. Selon l’hebdomadaire Der Spiegel, le budget est encore loin d’être bouclé aujourd’hui et la ville de Berlin menacerait de retirer ses billes. En ces temps d’austérité budgétaire, nombreux sont d’ailleurs les contribuables qui redoutent une explosion des coûts et un nouveau chantier sans fin semblable à celui de l’aéroport international de Berlin.
Envers et contre tout, le gros œuvre sort de terre. Au cours des derniers mois les murs de béton du château percés de fenêtres ont poussé le long du trottoir en face du Berliner Dom, la cathédrale protestante. Trois façades sur quatre retrouveront leur aspect baroque d’antan. La quatrième, longeant la Spree, témoignera de l’ancrage du bâtiment dans la modernité. Mais que faire de ces 3000 m2 en plein cœur de Berlin? Pas question d’installer dans ce lieu si symbolique un hôtel de luxe ou un centre commercial. Après des années de propositions diverses et parfois fantaisistes, on décide d’y loger le centre culturel Humboldt Forum, du nom du naturaliste et explorateur allemand, qui récupérera la collection d’art non européen des musées ethnologiques et asiatiques de Dahlem, trop excentrés dans la banlieue de Berlin-Ouest, une partie de la bibliothèque municipale et de l’université Humboldt.
Dans la cave est prévue une exposition permanente sur l’histoire du château. Une agora couverte de 950 m2 accueillera congrès et événements mondains et la Schlüterhof, la cour du château, deviendra une place publique offerte aux Berlinois. Si tout se passe comme prévu et si le budget est bouclé, le château devrait renaître définitivement de ses cendres en 2019, plus d’un demi-siècle après sa destruction.
La Humboldt-Box, pavillon d’information avec sa terrasse avec vue panoramique sur le chantier, est ouverte chaque jour de 10 à 19 h.
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