Enquête. Le Bureau international du travail, à Genève, multiplie les contrats de courte durée et sans protection sociale. Pourtant, l’organisation qui défend les travailleurs dans le monde déplore dans son dernier rapport la progression des emplois informels et précaires.
Sophie Gaitzsch
C’est l’hôpital qui se moque de la charité: l’Organisation internationale du travail (OIT) se bat à travers le monde pour les droits des travailleurs, la création d’emplois décents et le développement de la protection sociale. «Nous devons protéger toutes les formes d’emploi, nous intéresser aux 75% d’emplois informels, un peu négligés, ne pas accepter la précarisation massive, véritable trappe à pauvreté», a insisté Raymond Torres, directeur du département de la recherche de l’OIT et responsable du rapport 2015 «Emplois, questions sociales dans le monde» qui a été présenté à Genève mardi 19 mai.
De grands principes que l’organisation peine pourtant à appliquer au personnel de son siège de Genève, le secrétariat de l’organisation, plus connu sous le nom de Bureau international du travail (BIT). Contrats à durée déterminée en nombre, inégalités, couverture sociale parfois inexistante: le bilan est peu reluisant.
«Les problèmes concernent principalement les contrats dits «de courte durée», qui s’étendent d’un à onze mois, et ceux de collaborateur externe ou consultant, note Catherine Comte-Tiberghien, présidente du comité du syndicat du personnel de l’OIT. Ces employés temporaires accomplissent le même travail que les autres, mais ne bénéficient pas des mêmes conditions.» Nicolas Lopez-Armand, conseiller juridique du syndicat, souligne que les consultants devraient théoriquement être sollicités pour livrer un produit fini, par exemple une traduction. «Mais nous constatons que, mises bout à bout, leurs tâches correspondent souvent à un poste permanent, ce qui est une pratique illégale.»
Les contrats de courte durée concernent 10% des effectifs de l’OIT, qui emploie 3000 personnes dans le monde et 1200 à Genève, selon son service de presse, qui ne livre en revanche aucun chiffre pour les consultants. Le syndicat ne dispose pas non plus de données sur ce point. «Ces personnes vulnérables craignent de saboter leurs chances de voir leur situation s’améliorer et ne viennent donc que rarement nous solliciter, indique le conseiller juridique Nicolas Lopez-Armand. Nous estimons cependant qu’ils sont en tout cas une centaine au siège de Genève.» La peur de subir des conséquences a d’ailleurs retenu plusieurs personnes de témoigner dans le cadre de cet article.
Du Bricolage
Quelles sont les conditions concrètes de ces collaborations? Le recrutement, tout d’abord, ne nécessite pas de mise au concours et s’effectue dans l’opacité, souvent directement par les chefs de département. Quant aux salaires, ils ne bénéficient pas d’échelle de traitement définie. Le flou sur cette question est tel que le syndicat se montre incapable d’avancer une fourchette de rémunérations. Une source de l’organisation évoque toutefois des montants qui s’élèvent pour certains consultants à 2000 ou 3000 francs par mois pour l’équivalent d’un travail à plein temps. Ces contrats se caractérisent aussi par une absence de prestations sociales (cotisations d’assurance chômage, retraite, etc.) que les employés doivent payer de leur poche. Autre point noir, ils peuvent être interrompus du jour au lendemain. Après un an, les salariés «de courte durée» se voient de toute façon obligés de faire une pause de six mois avant de pouvoir se présenter pour un nouveau poste.
«Les engagements sont souvent renouvelés à la dernière minute, ce qui donne un sentiment de bricolage permanent», raconte Zoé*, qui en est à son cinquième contrat avec l’organisation. La jeune femme constate de grandes différences de traitement entre les collaborateurs temporaires. «Tout le monde espère un prochain emploi avec de meilleures modalités, pour un peu plus longtemps. Mais, au final, les conditions dépendent du manager. Il existe des centaines de règles, qui ne marchent pas, ce qui rend le fonctionnement de l’organisation complètement arbitraire.»
Une impression confirmée par Jacques Vigne, secrétaire général du syndicat New Wood des Nations Unies, lui-même ancien fonctionnaire international: «Dans le système onusien, il peut très bien y avoir dix contrats différents pour un même travail dans un même service. Les organisations internationales ne sont soumises ni aux législations nationales, ni aux conventions internationales. Les travailleurs n’y ont donc pas de droits. C’est rocambolesque, surtout dans le cas de l’OIT, qui devrait se montrer irréprochable sur ces questions.»
«Plus ressenti que réel»
La précarité se vit parfois à long terme. «Certaines personnes subissent ce régime depuis plus de dix ans, précise Catherine Comte-Tiberghien, qui souligne qu’il s’agit en majorité de femmes. Nous assistons à des situations de grande détresse. Il ne faut pas oublier que vivre avec cette incertitude dans une ville comme Genève est très compliqué, notamment pour trouver et conserver un logement. Nous avons d’ailleurs un fonds d’entraide pour soutenir les personnes confrontées à des difficultés financières.»
Jean-Claude Villemonteix, de la direction des ressources humaines du BIT, explique que «dans un contexte de budgets qui ne croissent pas, il est inévitable que certaines personnes aient accumulé plusieurs expériences de court terme […]». Sollicité pour un entretien, il répond par écrit que le BIT veille à préserver une protection sociale fondamentale en accord avec sa mission et prend en compte la situation de chaque fonctionnaire, y compris temporaire. «Un regard rétrospectif sur la situation contractuelle des effectifs tend à suggérer que la précarité – certes difficile à vivre – est davantage ressentie que réelle, ajoute-t-il. Le BIT continue toutefois à travailler à l’amélioration de la situation.»
Des moyens à la baisse
Maigre consolation pour les collaborateurs de l’OIT: ils ne sont pas les plus mal lotis au sein de l’ONU. Confrontées à des budgets en baisse, toutes les agences doivent remplir leurs objectifs avec de moins en moins de moyens, ce qui les pousse à recourir à du personnel temporaire moins coûteux. Dans ce contexte, certaines entités, comme le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) ou l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), fonctionnent avec plus de 60% de contrats de courte durée, selon un rapport du Corps commun d’inspection des Nations Unies publié en 2014. «L’OIT est l’une des organisations les plus soucieuses des conditions de travail de son personnel, souligne Catherine Comte-Tiberghien. Il y existe, par exemple, un cadre institutionnel qui permet des négociations collectives.» Quant aux stagiaires venus du monde entier, ils figurent parmi les rares à être rémunérés, 1800 francs par mois.
Marc* a travaillé en tout sept ans pour l’OIT, une expérience achevée en 2014 dont il garde un goût amer. A son arrivée à Genève, ce ressortissant de l’Union européenne, juriste de formation, débute comme «consultant» pour 2000 dollars par mois pour un travail à plein temps. Malgré son statut d’externe, il est prié de venir travailler dans les locaux, où il reçoit un badge d’accès, un bureau, un numéro de téléphone et une adresse e-mail. «J’ai considéré cela comme une opportunité et un bon moyen de me constituer un réseau.» Il ne quittera pourtant jamais vraiment ce régime.
Au fil des mois, puis des années, Marc enchaîne les engagements de courte durée dans cinq départements différents, avec des conditions et des rémunérations très variables. Pour respecter les règles des ressources humaines de l’organisation, il fait des pauses entre certains contrats, durant lesquelles il se retrouve sans revenu ni permis pour rester en Suisse légalement.
«En tout, j’ai cumulé près de 30 contrats. J’ai supporté cette précarité en imaginant que je finirais par obtenir un vrai poste. Un espoir que mes supérieurs, qui ont toujours été satisfaits de mon travail, ont entretenu. Cela n’est jamais arrivé. Je me suis pourtant porté candidat pour plus de 10 emplois fixes.» Contraint à une nouvelle interruption en 2014, incapable de continuer à payer le loyer de son petit appartement aux Pâquis, Marc a jeté l’éponge et quitté Genève. Il n’a toujours pas retrouvé d’emploi. «Que vais-je faire aujourd’hui d’un parcours comme celui-là?»
* Noms connus de la rédaction