Essai. On ne parle plus que d’eux, surtout dans le monde du travail. Mais quel âge ont les seniors? En êtes-vous un ou pas encore? Attention, la surprise est au coin du lexique.
«Silver génération»: la trouvaille lexicale est excellente. Serge Guérin, sociologue français spécialiste du vieillissement et prolixe auteur d’ouvrages invitant à «rajeunir le regard social sur les seniors», n’est pas peu fier du titre qu’il a imaginé pour son dernier opus*. «Après tant de livres avec le mot senior en couverture, il fallait que je trouve autre chose.»
Notez l’effet de brillance quasi miraculeux obtenu par le passage du français à l’anglais. «Génération grise aurait été invendable, complètement déprimant», remarque l’auteur. Génération argent disqualifié, bien sûr, pour cause d’ambiguïté homonymique. Mais il suffit de le dire en angliche et, hop, la foule de petites souris tristes se transforme en une assemblée d’intéressantes créatures aux tempes glorieusement argentées et au regard brillant d’expérience.
Le même miracle linguistique a déjà eu lieu. C’était avec senior justement, importé du monde anglo-saxon à la fin des années 80. Senior, c’est le mot latin qui désigne le détenteur du pouvoir et de la richesse. En anglais, il reste synonyme d’autorité et d’expérience: le senior editor, dans un journal, c’est le rédacteur en chef. Et, dans les familles américaines, le mot distingue le patriarche de son malheureux fils affublé du même prénom: George Bush junior mourra irrémédiablement junior, à l’ombre de George Bush senior.
En réalité, dans cette acception tout en relativité générationnelle, senior a exactement le même sens qu’aîné. Mais les définitions sont une chose, les connotations une autre: les aînés, ça fait tellement vieux, ça sent le renfermé ou même pire. Alors, hop, un petit coup d’anglais, et ça repart. «Ce sont les professionnels de la publicité qui ont eu l’idée de cet emprunt, note Serge Guérin. Senior, ça sonne moderne, c’est valorisant: une bonne manière de déjouer la peur qu’inspire l’idée du troisième âge.» Selon un récent sondage IPSOS, le terme reste le mieux accepté par les 55 ans et plus en France. Mieux que vieux ou personne âgée, c’est sûr. Mais le triomphe de senior ne relève pas que du lifting lexical, ajoute le sociologue. «L’âge a bel et bien rajeuni, c’est une réalité démographique. Les seniors d’aujourd’hui sont nettement plus en forme que les aînés d’hier.»
Aînés, c’était le titre du magazine romand Générations Plus au moment de sa fondation, dans les années 70. Le changement a eu lieu en 1995, raconte Blaise Willa, rédacteur en chef actuel du mensuel «pour les 50 ans et plus»: «Aînés était trop connoté, trop clivant. A un moment donné, le besoin de changer s’est fait sentir. C’était l’époque où s’imposait senior, un terme plus doux, qui atténue l’idée de l’âge et son marquage.» Mais Blaise Willa observe que l’effet relipidant de l’anglais s’estompe avec les années: l’odeur de renfermé d’aîné commence à rattraper senior. Au bout du compte, il n’y a pas de vrai miracle. «Nous sommes renvoyés à notre peur de vieillir dans une société qui a un vrai problème avec l’âge. Nous peinons à considérer la splendeur que cela peut être d’avoir 50 ans et plus.»
Entre deux âges
Silver (silverman, silverwoman) prendra-t-il le relais de senior? Les paris sont ouverts. La question qui tue, elle, ne changera pas: qui est senior et qui ne l’est pas encore? «Le terme recouvre des significations très différentes selon les secteurs, observe Serge Guérin. En politique, 50 ans, c’est jeune, alors qu’en entreprise, c’est vieux.» En sport, la séniorité est particulièrement précoce: un athlète est senior à 23 ans, en rugby à 19. Et le sociologue de citer un sondage français indiquant qu’aux yeux de 11% de directeurs des ressources humaines, on est senior à partir de 35 ans déjà. Cela n’empêche pas le sociologue français de l’affirmer: on est senior à partir de 50 ans et un jour.
«C’est l’âge auquel il devient difficile de trouver du travail ou de se reconvertir professionnellement», approuve Antje Baertschi, cheffe de la communication au Secrétariat d’Etat à l’économie. Mais lorsque le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann vante le potentiel inexploité des quelque 100 000 travailleurs âgés que compte la Suisse (lire L’Hebdo No 46 2014), il accorde un sursis aux jeunes quinquas: il se fonde sur des statistiques qui dénombrent les 55 ans et plus.
Vous êtes entre deux âges et vous vous croyez provisoirement sorti d’affaire? Ne criez pas victoire trop vite: au regard de la recherche internationale sur le vieillissement au travail, vous entrez dans la population observée à 45 ans déjà. Quand on vous dit qu’il y a des seniors qui s’ignorent.
«Dans la plupart des études sociologiques, notamment celles de la chercheuse finlandaise Tarja Tikkanen, qui fait autorité dans le domaine des travailleurs seniors, la tranche d’âge considérée est celle des 45-65 ans», explique Véronique Dupraz, de Phare Seniors. L’association romande, qui s’emploie à valoriser les compétences professionnelles des plus tout jeunes, a adopté ce cadrage statistique: l’étude à laquelle travaille Véronique Dupraz s’intitule «Les seniors 45 +, état des lieux et plans d’action».
Mon senior à moi
Au bout du compte, tout comme sa jumelle, celle de travailleur âgé, la notion de senior «reste floue», observe la chercheuse, et il n’est pas rare que l’âge qu’elle désigne ne soit pas spécifié. Un flou anxiogène pour le quadra menacé de séniorité du jour au lendemain – même pas celui de son anniversaire – par une déesse statistique capricieuse et indéchiffrable? Directrice de Phare Seniors, Laura Venchiarutti Tocmacov voit plutôt l’avantage qu’il y a à rajeunir la population de référence quand on parle des aînés en entreprise. «Le défi, aujourd’hui, c’est de valoriser cette catégorie de travailleurs. Et si l’on est senior à 45 ans déjà, cela contribue à valoriser la notion.» En somme: c’est anxiogène, mais c’est pour la bonne cause.
Mais le flou qui entoure le mot senior au travail n’est rien encore comparé aux mille et une manières que le vocable a de résonner aux oreilles de chacun dans la vraie vie. Tenez, un échantillon: «Les seniors? Ils ont du fric, des sourires pleins de dents blanches, ils font des voyages extravagants, sont toujours heureux d’être en couple et s’occupent un peu de leurs petits-enfants mais pas trop», dit Claudine, 71 ans, qui voit ces créatures dans les pubs mais ne se sent «pas concernée». «Senior? Ben, c’est à partir de 30 ans, comme dans mon club de foot», corrige Matteo, 19 ans. «Senior? C’est un mot diplomatique pour dire vieux mais c’est la même chose», tranche Fatima, 23 ans.
Oui, c’est un peu ça: le temps de poser un pied dans la vie, et vous êtes déjà le senior de quelqu’un.
* «Silver génération. Dix idées reçues à combattre sur les seniors», Serge Guérin, Michalon, 154 p.