Dossier. Ils forment la majeure partie des 8000 boat people en perdition dans les eaux asiatiques. La minorité musulmane de Birmanie subit une discrimination de plus en plus systématique. Et c’est le nationalisme bouddhiste qui attise la haine ethnique: la religion que l’Occident admire tant n’échappe pas aux pires dérives.
Pendant quelques jours, leurs visages tragiques de boat people en perdition auront capté l’attention internationale. La Thaïlande n’en veut pas, la Malaisie annonce elle aussi un durcissement de sa politique. Les Rohingyas de Birmanie forment une bonne partie des quelque 8000 désespérés à la dérive dans les eaux du Sud-Est asiatique. La crise humanitaire est aiguë, mais les Rohingyas en ont vu d’autres: la tragédie de ces musulmans birmans dure depuis trente ans au moins.
Vous projetez un voyage dans ce pays enchanteur nouvellement ouvert au tourisme? Essayez de poser la question au Birman de passage: que pense-t-il du problème des Rohingyas? Vous verrez son visage se fermer dans une expression choquée, comme si vous aviez prononcé un gros mot. Vous l’avez fait: en langage autorisé, on dit Bengali, pas Rohingya. Le secrétaire général de l’ONU en personne s’est fait remettre à l’ordre l’an dernier pour avoir employé le mot interdit.
Ce sont des étrangers, des immigrants illégaux venus du Bangladesh voisin, vous expliquera votre interlocuteur. Il vous dira aussi que ces musulmans font trop d’enfants et violent les femmes birmanes. La novlangue et les mensonges officiels sont solidement ancrés dans la population: les esprits prêts pour le génocide. En effet, si l’on en croit les défenseurs des droits humains, le pire est encore à venir. Et la nouvelle la plus inaudible, c’est que les persécuteurs les plus zélés des Rohingyas sont des moines bouddhistes qui parlent au nom de la défense de la «race» (lire en page 25 et suivantes).
En ce printemps 2015, les Rohingyas sont poussés à bout par les dernières mesures gouvernementales. Déjà apatrides, interdits de procréer et de circuler librement, privés d’un accès équitable à l’éducation et au travail, ils ont maintenant jusqu’au 31 mai pour rendre leur white card, un document provisoire qui constitue leur seule forme d’identification officielle. Beaucoup s’y refusent.
Contrairement à ce que veut faire croire la propagande bouddhiste radicale, les Rohingyas ne sont pas des étrangers en Birmanie: leur présence est attestée depuis cinq siècles dans l’Etat d’Arakan, au sud-ouest du pays. Territoire vassal du Bengale au XVe siècle, il fut tantôt royaume indépendant, tantôt sous domination birmane puis britannique. Avant de se voir rattaché à la Birmanie en 1948.
Apatrides dans leur pays
Mais, depuis 1982 et la loi sur la nationalité instaurée par la junte militaire, cette minorité musulmane s’est vu retirer sa nationalité: trente ans plus tard, les 800 000 Rohingyas birmans sont toujours apatrides. Pour obtenir un document d’identité valable, ils doivent renier leur appartenance et accepter leur classification ethnique en tant que Bengalis. La guerre des mots traduit un projet gouvernemental clair: la négation pure et simple de l’existence des Rohingyas.
Jusqu’à fin mars, il y avait au moins la white card qui faisait d’eux des citoyens de seconde zone, autorisés à résider temporairement sur leur sol natal. Cette porte aussi s’est refermée. Reste pour ceux qui acceptent de s’y soumettre un très incertain processus «d’évaluation de la citoyenneté». Les experts estiment que 5% des Rohingyas réussiront à obtenir la nationalité birmane par ce biais.
Discrimination systématique
L’intensification de la violence anti-Rohingya remonte à 2012. Une jeune femme bouddhiste était violée et assassinée dans l’Etat d’Arakan. L’auteur du crime n’a jamais été clairement identifié, mais le coupable tout désigné était Rohingya. Se déclencha une spirale de violence qui ne s’est pas tarie: dix musulmans massacrés, puis une suite de pogroms et l’exode massif. L’Etat d’Arakan compte 140 000 déplacés internes, qui vivent dans des conditions concentrationnaires. Les réfugiés, eux, se comptent par dizaines de milliers. Jusqu’à ces dernières semaines, ils fuyaient de préférence vers la Malaisie via la Thaïlande, et souvent vers l’esclavage et la mort: début mai, la police thaïlandaise découvrait 26 cadavres de Rohin-gyas abandonnés dans la jungle par des passeurs trafiquants. L’épuration ethnique est en marche, et tout indique qu’elle va s’accélérer.
Depuis 2012, la politique de discrimination et de persécution contre les Rohin-gyas a pris un caractère systématique. La Chambre basse vient d’approuver plusieurs textes de lois visant à empêcher les mariages interreligieux et à brider la fertilité des musulmanes, qualifiée d’«animale» par le moine Wirathu, grand prêtre de la haine ethnique (lire p 25).
Les violences intercommunautaires sont séculaires dans un pays qui compte, outre la majorité bamar (deux tiers de la population), 134 ethnies recensées. Le général Aung San, père de l’indépendance, préparait une cohabitation pacifique au sein d’un Etat fédéral constitué de régions autonomes. Il a été assassiné.
Le parti de sa fille, la célèbre opposante Aung San Suu Kyi, libérée en 2010, a appelé lundi à l’acceptation de la minorité musulmane et à l’assouplissement des conditions d’obtention de la nationalité. Une première pour un sujet électoralement suicidaire. Jusqu’ici, la Dame de Rangoon s’était tue et son silence a déçu bien des défenseurs des droits de l’homme.