Metin Arditi
Essai. Dans le parricide que constituent les assassinats commis en Europe par des djihadistes qu’elle a nourris, notre société a une responsabilité paternelle. C’est donc sur ses valeurs qu’elle doit s’interroger. Des valeurs qui ont pour nom humanités. Ces dernières, à Genève, s’enseignent à Uni Bastions. Rénover ce bâtiment est un projet de société.
Le djihad, c’est la guerre, bien sûr. L’horreur absolue. Des morts et des blessés par centaines de milliers. Des réfugiés par millions. Faire le lien entre Uni Bastions – lieu où s’enseignent les humanités à l’Université de Genève – et une telle entreprise, voilà qui semble peu sérieux. Et pourtant…
Le djihad, c’est également la destruction systématique de patrimoines culturels. Mossoul, Nimrod et Hatra, Apamée et Ninive, Khorsabad, Doura, Mari, Palmyre et Smarra… Une suite ininterrompue d’exactions d’une violence inouïe, mises en scène avec un sens aigu de la communication, et dont le message est clair: nous ne nous contenterons pas d’avoir la peau d’hommes, de femmes et d’enfants qui ne pensent pas comme nous, disent ces actes.
De brûler leurs maisons et de les chasser de chez eux. Nous voulons éradiquer leur civilisation. Elle et toutes les autres, à l’exception de la nôtre.
Le djihad, c’est aussi des assassinats commis chez nous, en Europe: l’affaire Merah, les tueries de Bruxelles, de Charlie, de Paris et de Copenhague, des carnages perpétrés au retour d’Orient par des djihadistes nés et éduqués en Europe, dont on aurait pu attendre d’eux qu’ils aient la reconnaissance du ventre à défaut d’avoir celle du cœur.
Ce ne sera ni l’une ni l’autre, et ils n’auront à l’égard du pays qui les a vus naître que de la haine et l’envie de tuer.
Pourquoi ce désastre? Quoi qu’on puisse penser des appels délirants à la guerre sainte, ceux qui leur répondent doivent ressentir un sacré besoin d’absolu pour y aller. Ils risqueront leur peau, ils le savent.
Si le besoin l’emporte sur la prudence, c’est que l’intégration n’a pas pris, que ces fils ou petits-fils d’immigrés n’ont pas trouvé où s’accrocher. No future. Pas assez de rêve, de beauté, d’absolu, dans une société enivrée de vitesse et de vanité, avide de gratifications immédiates, et dont la vulgarité devient la marque.
Penser l’avenir
Dans ce parricide que constituent les assassinats commis en Europe par des djihadistes qu’elle a vus naître et qu’elle a nourris, notre société a une responsabilité paternelle. C’est donc sur ses valeurs qu’elle doit s’interroger. Elles existent, nous dira-t-on. Certes, mais où? Dans les bibliothèques? Dans les mémoires d’ordinateurs?
Cela ne sert à rien, si elles ne sont pas constamment ressorties des rayons, vivifiées, débattues, rafraîchies. Ces valeurs ont pour nom humanités. Ce sont elles qui fondent notre condition humaine.
Pourtant, à Genève comme partout, leur enseignement s’est transformé en peau de chagrin. Dans les plus prestigieuses universités, à Stanford, à Harvard, le constat partout est le même. Chacun dira que les humanités sont importantes, mais qu’il y a plus important qu’elles.
Bien sûr, l’université doit être «rentable», préparer ses étudiants à la vie active. Elle ne doit pas négliger les domaines porteurs d’espoir, comme la recherche en médecine ou en physique. Elle doit investir, favoriser l’innovation. C’est sa mission.
Mais, de la même manière, l’université a une responsabilité historique de penser l’avenir, notre société à trente ou cinquante ans, de la préparer à sa propre métamorphose, de lui indiquer les chemins de son bonheur. Les humanités, c’est-à-dire la philosophie morale, l’histoire, la littérature, l’histoire de l’art irriguent la société tout entière.
Elles sont le fondement et la référence morale de la médecine, de la microbiologie, du droit, des sciences politiques, et de la formation des maîtres. Ce sont elles qui permettent à chacun de trouver ses repères. Bien sûr, la recherche en médecine ou en physique évolue à chaque instant, il faut la rattraper, les enjeux sont énormes.
Tandis que Platon est là, nous l’avons sous la main. Il ne nous échappera pas. Mais Platon n’est rien s’il n’est pas lu, étudié, débattu. C’est lui, précisément, qui nous aidera à comprendre les enjeux de la recherche en médecine et à les intégrer avec discernement dans nos vies, sans perdre les valeurs qui nous constituent et nous définissent.
Dans un état indigne
A Genève, les humanités s’enseignent à Uni Bastions. Ce bâtiment est l’âme de l’université. Et il est dans un état indigne de Genève, ville dont les humanités sont le fondement. En 2000, une importante rénovation était décidée. Elle devait débuter en 2010. Mais, en 2008, l’Etat la renvoie aux calendes grecques.
Sans doute pourrait-il plaider les circonstances atténuantes: «En 2008, nous ne savions pas que la civilisation occidentale vivrait une telle crise. Qu’elle connaîtrait de tels parricides. Nous voulions tout simplement investir au mieux l’argent de l’université.» Soit. Mais maintenant, nous savons. Plus d’excuses. Quand la rénovation aura-t-elle lieu?
Pour que l’enseignement des humanités à l’Université de Genève soit à même d’attirer les meilleurs enseignants, de motiver les meilleurs étudiants, il lui faut un cadre dans lequel ils auront l’estime d’eux-mêmes. On en est là… Rénover Uni Bastions n’est pas qu’une affaire de plomberie. C’est un projet de société.