Analyse.Les idées foisonnent pour utiliser les trésors amassés par la Banque nationale dans sa lutte contre la hausse du franc. Stimulantes mais encore confuses.
La Suisse n’a pas de pétrole. Et pourtant elle rêve de se doter d’un fonds souverain comme la Norvège, un royaume assis sur un trésor de plus de 800 milliards de francs tiré de l’or noir de la mer du Nord. Mais en suivant un autre modèle, celui de Singapour.
La cité-Etat n’a, comme la Suisse, pas une goutte de pétrole dans son sous-sol. Mais elle possède une fortune de plus de 450 milliards de francs investie aux quatre coins de la planète.
Ni la Norvège ni Singapour ne sont de grandes puissances. Leurs Himalayas de dollars leur valent cependant une considération particulière des autres pays. Le fonds norvégien, dévolu au financement à très long terme, s’est forgé une réputation mondiale d’investisseur soucieux du caractère socialement responsable de ses placements.
Singapour, pour sa part, a fait une entrée remarquée dans le paysage financier suisse en acquérant 9% du capital d’UBS à la fin de 2007, une vraie bouée de sauvetage alors que la grande banque était gravement affaiblie par la crise des subprimes.
Elle a encore pris d’importantes participations dans des entreprises clés d’autres Etats, ce qui lui ouvre des portes et lui permet de se faire entendre sur la scène internationale.
Moyens de pression
La Suisse vise-t-elle une aussi importante audience? C’est l’interrogation qui taraude aussi bien des parlementaires que des responsables de l’économie. En investissant dans diverses infra-structures mises en vente par des Etats surendettés comme la Grèce ou aux finances difficiles comme la France et l’Italie, notre pays pourrait s’attirer les sympathies des membres de l’Union européenne, imaginent-ils.
Plus crûment, Berne s’offrirait également le moyen de se servir de ses placements dans des entreprises étrangères pour faire pression lorsque ses intérêts nationaux sont en jeu, espère-t-on dans certains milieux.
Elle pourrait, dans les moments de tension, menacer de délocaliser telle activité industrielle clé dont elle se serait rendue propriétaire, amenant des suppressions massives d’emplois. Par exemple, suggère-t-on du côté bancaire, lors de l’ouverture d’enquêtes pénales contre des banques suisses en matière d’évasion fiscale.
Le conseiller d’Etat PLR vaudois Pascal Broulis, responsable des finances, habille ces intentions de realpolitik d’un peu plus de diplomatie. Il parle de «contre-pression». Ou de levier à disposition de la Suisse dans le cadre de «l’amitié entre les peuples».
Le trésor de toutes les convoitises
Cette fortune qui éveille toutes ces tentations stratégiques, ce sont les réserves de change que la Banque nationale a accumulées sous forme d’euros, de dollars, de livres sterling, de yens et d’autres devises pour éviter une trop forte hausse du franc suisse.
Un trésor qui avoisine 522 milliards de francs. Il n’a presque pas cessé de gonfler depuis l’éclatement de la crise de la zone euro. En quatre ans, il a été multiplié par plus de vingt.
La BNS le garde pour le jour où tous les détenteurs de francs préféreraient de nouveau des euros, des dollars, etc., et se mettraient à écouler leurs avoirs en monnaie suisse. La banque centrale espère récupérer tous ces francs avant qu’ils n’intègrent les circuits économiques domestiques. Faute de quoi, l’inflation se révélerait ravageuse, redoute-t-elle.
Aussi a-t-elle placé cette fortune comme un bon père de famille, qui recherche avant tout la sécurité sans mettre l’accent sur les rendements. Cette fortune est placée essentiellement dans des emprunts d’Etat jugés sans risques, notamment allemands, et dans des obligations de grandes entreprises.
Toutefois, 18% de ce bas de laine, soit plus de 90 milliards de francs, sont investis dans des actions, réputées plus risquées. C’est une proportion beaucoup plus élevée que celle des autres banques centrales.
Et c’est ce profil plus risqué que la moyenne qui vaut à la BNS de se faire qualifier de «hedge fund» par certains de ses détracteurs, ceux qui craignent que cet aventurisme monétaire ne se termine en catastrophe financière.
Soutiens politiques
Dans les banques, on craint au contraire que ces réserves soient placées de manière trop prudente. UBS n’avait du reste pas attendu l’instauration du cours plancher, en septembre 2011, pour lancer, la première, l’idée d’un fonds souverain. C’était le 7 juillet 2011, par la voix de Cäsar Lack, l’un de ses économistes.
Le relais politique a très vite fonctionné. Dix jours plus tard, Fulvio Pelli, alors président du PLR, suggérait que le Parlement en discute. Ce qui sera fait l’année suivante, sans qu’une suite ne soit donnée.
Les partisans de l’idée n’ont toutefois pas déposé les armes. On y retrouve, outre Fulvio Pelli, le président du PDC Christophe Darbellay et, plus généralement, plusieurs élus à droite.
Hors du Parlement, elle a aussi reçu le soutien de nombreux banquiers, dont le patron de Vontobel, Zeno Staub, et de membres du comité directeur d’Economiesuisse, dont le Vaudois Bernard Rüeger.
Batailles autour des modèles
L’idée d’origine proposait que la Confédération emprunte 100 milliards de francs pour les investir dans des entreprises étrangères. Les coûts auraient été négligeables, vu le niveau très faible, à ce moment-là déjà, des taux d’intérêt. En plaçant ces fonds à l’étranger, elle aurait permis de réduire la pression à la hausse sur le franc.
Cette suggestion a été relancée en janvier dernier par UBS: avec l’instauration des taux négatifs, la Confédération pourrait emprunter à zéro coût, et même se faire payer! La proposition est restée sans lendemain.
Aujourd’hui, il s’agirait plutôt de créer ce fonds souverain en prélevant une partie des réserves de change de la BNS. Combien? Les chiffres volent: 100 milliards, 200 milliards, 300 milliards… personne ne semble avoir d’idée définitive quant à la fortune optimale. Le solde serait laissé à la banque centrale pour la conduite de sa politique monétaire.
A qui serait confiée la direction de ce fonds? Tous sont unanimes: elle doit rester indépendante des milieux politiques pour éviter que le fonds ne devienne l’otage de décisions électoralistes. Mais alors qui? Des banquiers? Des experts? Et qui la nommerait, le Conseil fédéral? Le triumvirat dirigeant la BNS?
Et quelle serait son autonomie vis-à-vis de la banque centrale: serait-elle complètement indépendante? Ou lui serait-elle, au contraire, subordonnée? Ces questions cruciales sont loin d’être résolues.
Enfin, comment serait placée la fortune du fonds et comment ses bénéfices se-raient-ils distribués? D’aucuns y voient le moyen de compenser la réduction des dividendes de la BNS versés aux cantons. Pascal Broulis propose de ne rien distribuer du tout. Les résultats seraient réinvestis pour compenser les années de pertes.
Pour tenter de faire avancer le dossier, Konrad Graber, conseiller aux Etats PDC lucernois, a déposé un postulat le 5 mai dernier. Soutenu par des parlementaires UDC, PLR et socialiste, ce parlementaire proche des milieux économiques invite le Conseil fédéral à étudier sérieusement la question.
Bien que rétif, le Département fédéral des finances (DFF) a promis un rapport, lequel devrait enfin livrer une base de réflexion sérieuse.
A moins qu’il n’enterre définitivement cette idée. Car le DFF met déjà en avant le fait que «la création d’un fonds souverain pourrait entraîner des problèmes du point de vue des finances publiques».
Méfiances et oppositions résolues
L’idée bute sur la profonde méfiance de milieux économiques, entre anciens attachés au régime actuel, et modernes, qui veulent aller de l’avant. Ce qui explique le silence des grandes associations faîtières. Elle subit aussi l’opposition de plusieurs politiciens, dont celle du président du PS Christian Levrat.
Enfin, elle se heurte à la fin de non-recevoir de la Banque nationale. La Suisse n’aurait aucun avantage stratégique à y gagner. «Elle restera ce qu’elle est, une puissance moyenne», critique Jean-Pierre Roth, ancien président de la BNS.
Une politique de placement plus résolue serait aussi plus risquée, a ajouté son actuel numéro deux Jean-Pierre Danthine dans un entretien à L’Hebdo (No 21, 21 mai dernier). Et comment ferait l’institution pour rendre leurs euros à tous les acquéreurs de francs le jour où la crise serait terminée?
«La Suisse n’a pas le pétrole de la mer du Nord», a lancé Niklaus Blattner, un ancien membre du directoire.
Pour la BNS et ses proches, le pays dispose déjà de son fonds souverain: ce sont les plus de 3000 milliards de francs investis par les Suisses dans le monde, hors réserves monétaires. Une fortune qui assure quelque 2 millions d’emplois à l’étranger et confère à la Suisse un puissant levier face aux autres gouvernements.
Au-delà de sa composante politico-économique, le débat fait ressortir un jeu de pouvoir et d’influence entre l’UBS, le moteur de l’idée du fonds souverain, et la BNS. Et il contraint la Suisse à s’interroger sérieusement sur son rôle de puissance économique et financière internationale.
458,8 milliards de francs
Le montant total des deux fonds souverains de Singapour, Temasek et GIC.
521,9 milliards de francs
C’est le total des réserves de devises de la Banque nationale, d’où pourrait être extraite la fortune du fonds souverain helvétique.
864,6 milliards de francs
La fortune du Fonds de pension de l’état norvégien, alimentée par les revenus de la vente de pétrole de la mer du Nord.