Bonnes feuilles. Roland Veillepeau était un «agent du fisc». Sans lui, les données volées par Hervé Falciani seraient restées dans les placards de l’histoire. Dans «La Clef», les journalistes du «Monde» Gérard Davet et Fabrice Lhomme brossent le portrait de ce fonctionnaire déterminé, parmi sept autres acteurs de cette incroyable saga politico-financière.
C’est comme si la réalité devait toujours s’efforcer de copier le plus possible sa propre caricature. Des politiciens prêts à tout pour sauvegarder leurs intérêts et leur influence, des espions qui choisissent la musique de 24 heures chrono comme sonnerie de portable, et deux journalistes solitaires se faisant remettre une clé USB par «la Source».
Dans La clef, Gérard Davet et Fabrice Lhomme reviennent sur la succession d’événements qui ont conduit à l’affaire SwissLeaks. Les deux journalistes brossent surtout le portait des personnages – sept hommes et une femme – qui ont influencé cette incroyable histoire.
Il y a l’espionne. On ne sait rien d’elle, si ce n’est qu’elle s’appellerait Margaux. Comportementaliste au sein de la DGSE, les services secrets français, elle avait été chargée d’évaluer le profil d’Hervé Falciani, alias Ruben Al-Chidiack, cet étrange jeune homme qui se disait en possession de la liste complète des clients de HSBC à Genève.
Margaux aurait vu juste, malgré l’incohérente grandiloquence de ses propos. La clef décrit aussi un procureur flairant l’affaire du siècle, Eric de Montgolfier, et un député socialiste décidé à mettre le bâton dans la fourmilière, Christian Eckert.
Le personnage clé de cette galerie est le plus discret. Il s’agit de Roland Veillepeau, ex-patron de la puissante Direction nationale d’enquêtes fiscales (DNEF), qu’un coup de fil a fait plonger dans une saga politico-financière.
Elle aurait bien pu l’avaler tout cru. Sans lui, les données de HSBC seraient passées des coffres suisses à ceux d’autorités fiscales trop souvent complices des fraudeurs qu’elles sont censées pourchasser. Son histoire est celle d’un haut fonctionnaire qui a refusé de plier, qui a vu sa carrière brisée, mais qui a gagné à la fin. Pour de vrai.
Extraits du livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme
Ça ne lui arrive pas très souvent. Mais en ce printemps 2009, Roland Veillepeau a fini par prendre quelques jours de congé, profitant de la trêve pascale. Grand voyageur, amoureux des civilisations, il est parti en Chine, avec sa femme. Ses enfants sont grands, ils font leur vie.
On le remarque facilement, là-bas. Imposante carrure de paysan mayennais, cheveux gris coupés courts. Des pognes énormes. Une bedaine qui trahit l’amateur de bonne chère. Un regard perçant, inquisiteur. Son téléphone portable ne passe pas très bien dans ces contrées lointaines. Tant pis.
Le début de l’année a été violent, à la Direction nationale d’enquêtes fiscales, dont il est le directeur. Il a lancé l’«opération Chocolat». Les données Falciani ont été récupérées, puis décryptées, enfin légalisées. Grâce à lui, la France va certainement récupérer quelques milliards évaporés du côté du lac Léman… C’est bon, il peut décompresser.
Au retour d’une expédition, son téléphone retrouve le signal. Des dizaines de messages l’attendent. Curieux. Il rappelle son supérieur hiérarchique, à Bercy, le responsable des «RH». Brève conversation. «Tu vas être nommé à Melun, conservateur des hypothèques. Désolé. J’obéis aux ordres.» Voilà. Simple comme un coup de fil. Veillepeau est débarqué.
Durant le trajet retour, entre Pékin et Roissy, il a tout le temps de réfléchir, ressasser, ruminer. Que s’est-il passé? A qui a-t-il déplu? Quel impair a-t-il commis, encore? Ce n’est pas un patron foncièrement onctueux, ses manières abruptes passent très mal avec les syndicats, en particulier la CGT.
Et sa manie du secret, sa propension à s’entourer de proches, les Martini, les Jean-Louis, avec qui il ne rechigne pas à partager quelques repas arrosés, irrite en haut lieu. Il n’a pas vraiment les manières de Bercy.
C’est un contrôleur à l’ancienne, un tireur d’élite. Mais la DNEF, quand on en prend la direction, c’est pour y rester cinq ans, au moins. C’est dans les usages, une règle non écrite. Pour l’heure, il atteint à peine les dix-huit mois d’exercice! Alors, dans cet avion, à force de se triturer les méninges, il ne voit qu’une explication.
L’«opération Chocolat» a dérangé les hautes sphères. Veillepeau, à vrai dire, n’est pas vraiment surpris. A la limite, les ennuis auraient même dû surgir avant. Il se souvient.
28 décembre 2007. Il est nommé à la tête de la DNEF. Un superbe outil. Trois directions interrégionales, huit adjoints sous ses ordres. C’est l’aboutissement d’une carrière. Veillepeau a grimpé méthodiquement les échelons. Tous. Il a 58 ans, 420 personnes à diriger. Son truc, sa marotte, c’est le contrôle fiscal. Depuis toujours.
Il a commencé comme inspecteur. Dirigé très vite des services. S’est fait remarquer par son activisme. A tel point que le voilà, en 1993, propulsé à Londres, comme attaché fiscal. Dans la capitale britannique, il se spécialise dans la traque des exilés fiscaux, et oriente tout particulièrement ses recherches en direction des îles anglo-normandes comme Jersey, ou l’île de Man.
C’est lors de ce séjour de cinq ans qu’il apprend à maîtriser la langue anglaise, avec un fort accent frenchy tout de même, et, surtout, qu’il fait la connaissance d’un autre enquêteur de premier ordre, anglais celui-ci. Un ami, avec qui il festoie dans les bons restaurants de Londres, et qui lui sera très utile quelques années plus tard…
Il revient en France, fréquente plusieurs directions régionales. Se fâche avec quelques collègues. Jusqu’au jour où Bruno Parent, alors directeur général des impôts, en pleine préparation de la fusion avec la Direction générale de la comptabilité publique, le convoque dans son bureau.
Il lui propose de prendre la tête de la DNEF. Et le prévient: «Vous serez assis sur un baril de nitroglycérine…» La DNEF fait du renseignement fiscal, détecte les mécanismes de fraude, et mène toutes sortes d’opérations de recherche en vue de contrôles. Elle peut même organiser des perquisitions, en présence d’officiers de police judiciaire. Ce sont les espions de Bercy.
Evidemment, Veillepeau accepte le défi. Ce poste ne se refuse pas. C’est exactement ce qu’il souhaite, l’occasion de mettre en pratique ses envies. Dès son arrivée à Pantin (Seine-Saint-Denis), dans les locaux de la DNEF, à l’ombre du périphérique parisien, il décide d’une stratégie.
Sachant qu’il devra répondre à des demandes individuelles, souvent d’ordre politique, émanant du pouvoir, il exige d’emblée que ces instructions soient écrites. Très étonnamment, les interventions cessent vite… Veillepeau a marqué son territoire. Il est temps de se mettre au boulot.
En avril 2008, l’ami britannique se manifeste. Le copain des soirées londoniennes a été destinataire d’un drôle de courriel émanant d’un certain Ruben Al-Chidiack. Cet ami travaille désormais au sein du National Criminal Intelligence Service (NCIS).
Cet organisme, dépendant directement du 10 Downing Street, produit du renseignement sur les organisations criminelles portant atteinte aux intérêts de la Grande-Bretagne. Le courriel a donc été transmis logiquement au NCIS, puisque le dénommé Al-Chidiack promet de livrer les données bancaires de tous les clients de l’une des plus grandes banques privées mondiales.
Les Anglais sont gênés aux entournures, embringués dans une autre affaire fiscale liée au Liechtenstein. Donc, assez curieusement il faut quand même bien le reconnaître, ils refilent le bébé et ses 107 000 fraudeurs potentiels aux services français.
De toute façon, là n’est pas le souci de Veillepeau. Tant pis pour les Anglais, lui la sent bien, l’affaire, d’autant que la police judiciaire française, à Nanterre, a reçu exactement le même message.
Donc, il convient d’aller voir cet Al-Chidiack.
Il désigne un homme pour cette mission délicate: Jean-Patrick Martini, le chef de sa cellule des affaires particulières, chargée d’une centaine de dossiers sensibles. La Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) est mise dans la boucle, et les premiers contacts sont établis, comme le relate le premier chapitre de cet ouvrage.
L’«opération Chocolat» est lancée. A Veillepeau de gérer ses répercussions au sommet de l’Etat. Le 4 avril 2008, Nicolas Sarkozy se déplace à Bercy. Il est président de la République, mais il connaît parfaitement la maison pour avoir été ministre du Budget, de 1993 à 1995, puis ministre de l’Economie en 2004.
Il a nommé à la tête du contrôle fiscal un proche, en tout cas un homme dont il ne doute ni de l’efficacité ni de la loyauté: Jean-Louis Gautier. Cet homme, extrêmement discret, a été chargé de mission dans son cabinet, en 1993.
Et si Sarkozy a bien une qualité développée à l’extrême, c’est de savoir repérer les bons éléments. Parce qu’ils travailleront bien. Et qu’ils lui seront utiles tout au long de son parcours politique. (…)
Roland Veillepeau entre dans cette équation subtile, mais à un degré largement inférieur. Lui, c’est juste un subordonné. Indocile, certes. Mais un exécutant. Fier de ses origines. Dans son bureau, ainsi, il n’hésite pas à clamer son amour immodéré de la Bretagne en arborant un drapeau régionaliste.
L’opération Chocolat, en décembre 2008, se poursuit. Sans encombre. Et pour cause: Al-Chidiack-Falciani, à cette époque, n’a encore rien donné aux services fiscaux. Une deuxième rencontre est programmée le 6 décembre 2008 avec l’informateur.
Décisive. Veillepeau a transmis des consignes strictes: «C’est la dernière fois qu’on le voit», dit-il à Martini. Il a des principes: ne jamais payer une information, ne jamais traiter avec une source anonyme.
Les Suisses commettent alors leur grosse boulette en relâchant Falciani, juste après l’avoir arrêté. Dire, rétrospectivement, que l’affaire HSBC n’aurait peut-être jamais éclaté si la justice helvétique s’était montrée plus finaude… Car la DNEF était sur le point de laisser tomber l’opération d’infiltration de HSBC, faute de certitudes, alors même la DGSE jugeait cette source fiable. (…)
Fin janvier, nouveau pince-fesses à l’occasion des vœux du ministère des Finances, à Bercy. Cette fois, c’est toute la Direction générale des finances publiques qui est réunie. Le directeur de la fiscalité, en contact constant avec Eric Woerth, intime l’ordre à Veillepeau de stopper ses investigations.
Plusieurs sources nous ont confirmé ce fait. «Je vous interdis de rencontrer à nouveau Falciani», exige le supérieur de Veillepeau. Celui-ci demande une consigne écrite, fidèle à sa politique. Ledit ordre manuscrit ne lui parviendra jamais. Et la mariée est vraiment trop belle.
Un chasseur comme le patron de la DNEF ne peut se résoudre à laisser échapper une telle prise. Alors il ruse: il demande à ses hommes de ne plus rencontrer physiquement Falciani. Mais il reste le téléphone…
Pourquoi Bercy a-t-il voulu, un temps, mettre fin à ces investigations? Même Veillepeau n’en sait rien. Les syndicats non plus. L’enquête dérangeait, c’est une certitude. D’ailleurs, les listings connaîtront diverses fortunes. Le nom de Jean-Charles Marchiani, préfet et homme de réseaux de droite, par exemple, disparaîtra. Pour mieux revenir.
Curieux. Le cas de Patrice de Maistre sera sommairement examiné. Certes, le compte du gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt était alors crédité de zéro, et il avait été clôturé, tout en figurant toujours dans les livres de comptes de la banque… Mais, on y reviendra, il y avait sans doute moyen de retracer le parcours de son argent, son origine et, surtout, sa destination. (…)
Arrivent donc ces vacances de Pâques, au printemps 2009. La Chine. Et pour Veillepeau, l’annonce brutale de son éviction. Au retour de ses congés, le patron de la DNEF fait sa mauvaise tête, évidemment. On lui propose de devenir conservateur des hypothèques, à Melun?
Un poste grassement payé, une sinécure qui fait rêver nombre de ses collègues, mais où l’on s’ennuie ferme. Quitte à être muté, autant choisir sa pénitence. Il rencontre ses patrons. «Je veux le même poste, mais à Toulouse. C’est ça, ou la chronique de l’affaire HSBC sera dans Le canard enchaîné…» tonne-t-il. (…)
Coup de bluff gagnant: le patron de la DNEF obtient gain de cause. Il sera muté à Toulouse. Mais dans les formes. Il lui reste encore quelques mois pour bien faire progresser l’«opération Chocolat». D’abord, protéger ses hommes. Et en premier lieu Jean-Patrick Martini.
Ce dernier a des soucis. Les Suisses n’ont pas digéré le rôle extrêmement actif joué par l’espion de Bercy. Le 15 juin 2009, il prévient Veillepeau que la justice helvétique enquête sur lui. Le lieutenant-colonel de la gendarmerie française Bertrand Rodier, basé à Genève, a été longuement interrogé sur le cas Martini par le Ministère public de la Confédération (MPC).
Il lui a notamment été demandé les numéros de téléphone privés de Martini, ses lieux de résidence, etc. Mécontent de constater que la gendarmerie nationale «collabore» avec les Suisses, Martini indique ceci à sa direction: «Il apparaît que toutes ces recherches faites sur le territoire français, au profit d’un Etat étranger avec l’appui d’un fonctionnaire de la gendarmerie française, ne me semblent pas fondées sur une base légale satisfaisante.»
Veillepeau le rassure, par courriel, en adressant une copie à Bercy: «Je vous demande d’informer nos partenaires de la gendarmerie que je n’apprécie pas du tout le zèle de leur représentant à Genève. Je vous demande de ne pas mettre le pied en Suisse, pour quelque temps, même à titre privé.» Martini ne franchira plus la frontière. Comme Veillepeau, d’ailleurs, encore aujourd’hui.
Mais il reste une mission à accomplir. Comment sanctuariser les données Falciani, éviter qu’elles soient «malencontreusement» effacées? Seul un espace parfaitement sécurisé pourrait leur garantir une assurance vie: la base de suivi du contrôle fiscal.
Alors, bien avant de partir pour Toulouse, dès le printemps 2009, Veillepeau va demander à deux assistantes de la DNEF d’entrer ces listes de noms dans cette base qu’il est a priori impossible de modifier. Les données sanctuarisées, il rédige un rapport extrêmement complet sur ses trouvailles.
Adressé à plusieurs personnes. De longues pages où il détaille la manière dont ses hommes ont œuvré et reconstitué le fichier. «Les données sont constituées de près de 600 fichiers informatiques d’un poids de plus de 100 gigaoctets, ce qui représente une masse brute d’informations considérable», écrit-il. L’«opération Chocolat» ne pourra plus être arrêtée.