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Recherche: le sociologue confondu (une fable universitaire)

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Jeudi, 4 Juin, 2015 - 05:52

Décodage. Un canular dénonce l’imposture d’une star de la sociologie française. Il pose des questions gênantes sur le fonctionnement des universités et les dérives de la recherche.

C’est l’histoire d’un canular hénaurme et c’est aussi une fable. Elle rappelle la scène finale du Malade imaginaire, celle où Argan, d’ignare bourgeois hypocondriaque, se transforme en médecin par la grâce d’une cérémonie bouffonne où il ânonne des latineries bidon mais tellement impressionnantes.

Sous le jargon, le roi universitaire est nu. Dans le rôle du roi: Michel Maffesoli, professeur de sociologie à la Sorbonne et à l’Université Paris-Descartes jusqu’à sa retraite en 2012, directeur de la revue Sociétés, très médiatique avocat du «paradigme de la postmodernité».

Et maître à penser d’une escouade de tendanceurs-marketeurs qui vendent cher leurs conseils à de grandes sociétés comme L’Oréal, TF1 ou Lancôme. Ça tombe bien: la postmodernité étant essentiellement «dionysiaque», la dépense est son fluide vital.

Dans le rôle des innocents qui osent dire que le roi est nu: deux de ses ex-élèves, Arnaud Saint-Martin et Manuel Quinon. Le premier est chercheur au CNRS, le second termine une thèse sur Gilbert Durand, maître à penser de Maffesoli. Leur exploit: la parution, en février de cette année dans la revue Sociétés, d’une parodie d’article de style maffesolien flamboyant, signé par un certain Jean-Pierre Tremblay, pseudonyme inventé par les deux lascars.

Le Québécois imaginaire s’y livre à un délire faustien sur la «révolution techno-symbolique» annoncée par l’Autolib’, cette voiture électrique en libre-service en région parisienne depuis 2011.

Tout animé de «libido mobilis», l’épatant Tremblay y célèbre «l’invagination du sens» marquée par la victoire de l’Autolib’ sur «la voiture-trophée petite-bourgeoise, garée/garante névrotique des identités de classe»: le fil reliant la voiture à la borne de rechargement n’évoque-t-il pas «le cordon ombilical qui relie la mère à l’enfant»?

Le zélé doctorant met en lumière comment, à travers ce véhicule électrique dont «l’existence précède l’essence», «le proxémique et l’esthétique (aisthêtis, sentir en commun: cum-sensualis) sont (…) facteurs d’une reliance festive et dionysiaque».

Il note encore, avec une gaieté digne de Marie-Antoinette, que «tout le monde s’est laissé séduire», y compris les SDF, «qui sont, volens nolens, les personnes les plus mobiles de la ville». Il n’en élude pas moins les questions graves telles que celle-ci: «Et si, finalement, l’Autolib’ incarnait cette «part maudite» de l’homme contemporain?

Qui consume, dépense, use, jouit, dans une oxymorique éthique de l’éphémère, qui n’est autre que celle de «l’instant éternel»? Illustrative de ce questionnement, une photo de fiente de pigeon écrasée sur un pare-brise avec cette légende: «Pare-brise, part maudite?»

Maffesolisme, mode d’emploi

En un mot, les deux farceurs s’en sont donné à cœur joie pour pondre en huit jours une pseudo-«analyse scientifique», basée sur une enquête imaginaire, en se retenant de «rire aux larmes». «Nous nous sommes fait un devoir de ne pas mettre les pieds dans une Autolib’», raconte Arnaud Saint-Martin.

Ils se sont bien gardés, aussi, de fournir le début d’une précision sur les modalités d’une enquête qui se résume à quelques impressions extasiées, plus proches de la pub que de l’article de sciences sociales. Qu’importe: le comité de lecture de la revue n’a rien eu à redire à ce manque total d’étayage scientifique.

Il n’a même pas «googlisé» Jean-Pierre Tremblay pour vérifier son appartenance à l’Université de Laval. L’article est passé comme une lettre à la poste. Et l’hilarité des deux chercheurs s’est muée en inquiétude: «Ils prennent vraiment n’importe quoi?»

Quelques jours après la parution de l’article, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin dévoilaient la supercherie, provoquant la démission de Michel Maffesoli de la direction de la revue. Le numéro 4, qui devait sortir en avril, n’a toujours pas paru.

Le sociologue confondu a d’abord accusé les faussaires d’être instrumentalisés par ses ennemis, il a ensuite expliqué par un dysfonctionnement exceptionnel du processus de relecture la publication de l’article bidon. Avant de se contredire en déclarant, en substance, à la revue Technikart: cet article était très bon, j’aurais pu l’écrire moi-même.

Depuis l’éclatement du scandale, les deux faussaires se distinguent par la rigueur monacale de leur attitude: très peu d’interviews, mais une série d’articles approfondis (sur le blog scientifique Zilsel) pour expliquer le sens de leur démarche.

«Nous voulons éviter de créer du bruit et de donner des arguments aux ennemis de la sociologie et des sciences humaines en général, explique au téléphone Arnaud Saint-Martin. La sociologie est une affaire sérieuse, le «maffesolisme» la ridiculise, et c’est justement pourquoi nous avons entrepris de démonter, de l’intérieur, les ressorts de cette fumisterie.»

Le «maffesolisme»? Au-delà de Michel Maffesoli lui-même, «une certaine sociologie interprétative/postmoderne», mandarinale, arrogante, à la limite de la «junk science». Mais aussi «une réalité institutionnelle» qui a permis à ce courant (d’air) de s’installer à l’université et d’y prospérer. Les disciples du professeur retraité sont encore bien présents, à Paris et à Montpellier notamment, et jusqu’au Brésil.

Car en découvrant les ressorts de cette fable universitaire, l’observateur naïf (doublé d’un contribuable) ne peut que se poser la question: comment un tel mystificateur a-t-il pu rester en place aussi longtemps?

En 2001, Michel Maffesoli, directeur de thèse, adoubait l’astrologue Elizabeth Teissier du titre de docteur en sociologie. Sa crédibilité en prit un coup et la polémique fut vive, mais dix ans plus tard, il était toujours là.

Mais d’abord: le chantre du postmodernisme comprend-il lui-même ce qu’il dit? A-t-on affaire à un cynique vendeur de vent ou à un allumé sincère? Sur cette question, les deux chercheurs divergent. Arnaud Saint-Martin penche pour la vision «stratégique»: «Je crois que ça l’arrange de vendre une pensée très à la mode dans le monde entrepreneurial.

Le maffesolisme a engendré toute une population de consultants en marketing et offre aux journalistes le bon mot qu’il faut à chaque apparition d’un nouveau gadget. Le nomadisme, les tribus, le vivre ensemble, ça marche très fort!»

Manuel Quinon: «Ce n’est pas un cynique. On est dans un système de croyance, une véritable métaphysique dans le sens d’une conception de l’homme et du monde. Pour Michel Maffesoli, la nature humaine est profondément dionysiaque, agrégative, festive, et c’est pour l’avoir contrariée que le modernisme a abouti à la Shoah.

Le problème est que cette assertion hautement morale ne repose sur aucun savoir empirique et n’apporte pas le début d’une administration de la preuve. Le rapport entre la théorie et les faits est le même qu’en astrologie!»

Sur un point les deux chercheurs s’accordent: Maffesoli représente «un cas extrême», et eux-mêmes s’interdisent les généralisations. Mais il pose des questions qui méritent un débat plus large: sur la méthodologie des sciences sociales, les critères de scientificité, les réseaux d’influence et le système d’autopromotion qui assure la prospérité de poches de médiocrité dans les universités. Autre point douloureux: les dérives de la littérature scientifique.

Dérives de la recherche

Plagiat, falsification ou «embellissement» des données, trafic de signatures: «l’inconduite scientifique» dans les publications est devenue un thème majeur dans la communauté concernée. Elle n’épargne pas les sciences dures.

Le site Retraction Watch, qui recense les articles retirés de la publication, documente une explosion du phénomène. Selon Le Monde (dossier du 13 mai), la fraude concerne 43% desdits articles et le plagiat 10%.

«Ce genre de dérive est voué à augmenter, déplore Jean-Philippe Leresche, professeur à la Faculté de sciences politiques et sociales de l’UNIL et spécialiste des politiques de recherche. A cause de la pression à la publication subie par les chercheurs, le fait que les comités éditoriaux peinent à trouver des évaluateurs, et aussi la multiplication des supports: l’arrivée des revues en open access électronique aggrave le problème.»

Le phénomène n’épargne pas non plus la Suisse. Pour preuve l’affaire de plagiat qui a secoué l’Université de Neuchâtel en 2010. Elle a accouché du concept de «plagiat par négligence», fleuron de la créativité dont l’alma mater sait faire preuve pour ménager ses enfants.

En avril de cette année, c’est un professeur de biologie de l’EPFZ qui était suspecté de fraude, l’enquête est en cours.

Garde-fous

Quant au maffesolisme ordinaire, il est encouragé, en France, par un système qui nomme les professeurs à vie. En Suisse, ces derniers font l’objet d’évaluations régulières. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de charlatans dans les uni-versités helvétiques? Jean-Philippe Leresche: «Les mailles du filet sont un peu plus serrées ici qu’en France. Mais qui dit filet dit aussi mailles.»

Le cas Maffesoli «est très lié à un courant particulier, connu pour être problématique», note la présidente de la Société suisse de sociologie (SSS), Muriel Surdez, qui n’a pas connaissance de disciples du sociologue confondu dans les facultés helvétiques.

«Ce cas ne s’en inscrit pas moins dans une réflexion plus large et nécessaire sur les critères d’évaluation de la recherche.» Une réflexion en cours, lancée par l’Académie suisse des sciences humaines et sociales.

L’affaire Maffesoli n’était pas prévue formellement à l’ordre du jour du congrès de la SSS. En juillet, en revanche, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin espèrent un beau débat lors du congrès de l’Association française de sociologie.

«Ça discute beaucoup dans les instances», dit ce dernier. Les chercheurs irrévérencieux continuent de recevoir félicitations et encouragements. «Même si, ironise Manuel Quinon, ceux qui nous encouragent à titre confidentiel sont bien plus nombreux que ceux qui se mouillent ouvertement.»

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